Eva, du démon à l'ange.
Acide benzoïque, E 210, E 211, E 212 et E 213
« C'était un bébé qui ne dormait jamais, qui avait constamment les yeux ouverts, les poings serrés toutes les nuits. C'était des hurlements, même pas des cris ou des pleurs, mais un hurlement profond. » Laurence Burnand s'est posée des questions quant à sa fille, Eva : « Des fois, je me demandais si elle n'était pas à la limite de la normalité. Elle se jetait par terre, se tapait la tête, elle était tout le temps surexcitée. » Elle est à bout, ne sait pus quoi faire : « Je la tape ? Je la console ? Je la punis ? Plus d'une fois j'aurais pu la jeter par la fenêtre. » Michel le papa: « il y avait vraiment des gestes d'une rare violence pour une enfant de cet âge. Ma femme m'a téléphoné plus d'une fois au travail, en pleurant parce qu'elle ne savait plus quoi faire avec Eva. On perd ses moyens et cela peut être dangereux. Combien de fois elle m'a dit : "rentre avant que je ne fasse une bêtise." »
Aujourd'hui, Eva a 2 ans et demi et c'est une petite fille bien plus tranquille. Mais il a fallu à ses parents un long chemin pour retrouver cette normalité. Les parents ont bien sûr consulté leur pédiatre. Puis un neurologue, des spécialistes en troubles du sommeil. Ils ont même amené Eva au Kinderspital de Zurich. Les diagnostics sont tous négatifs. Ni épilepsie, ni hyperactivité, ni terreurs nocturnes. Les médecins constatent ses troubles de comportement, mais ne les expliquent pas.
« A 11 mois, elle allait partout, elle voulait tout le temps être debout, elle se jetait en bas de son pousse-pousse », explique Laurence. Les parents sont livrés à eux-mêmes, désemparés. Jusqu'à ce week-end de janvier dernier, après un week-end exceptionnellement calme pour la petite Eva :
« Je me suis interrogée : Eva, le week-end, ne mange pas de bonbons. La semaine, pratiquement tous les jours, elle prend un petit bonbon au tea-room. Ca m'a fait tilt d'un coup. » Après des heures de recherches sur Internet, Laurence remonte la piste des additifs alimentaires, en particulier celle des fameux E utilisés pour conserver les bonbons. Elle découvre l'acide benzoïque. Ce composé chimique devient son suspect numéro un.
Produit à partir de dérivés pétroliers, l'acide, et les trois sels de la même famille, sont répertoriés sous les codes E 210, E 211, E 212 et E 213. Dès sa découverte à la fin du 18e siècle dans une résine végétale, cette substance a déclenché débats et polémiques aux Etats-Unis. L'industrie alimentaire veut l'utiliser comme conservateur alors que les autorités sanitaires le jugent nocif. Toutefois, le lobby industriel parvient finalement à l'imposer et, en 1909, l'acide benzoïque est autorisé dans les aliments. Il est largement utilisé dans toutes sortes de produits, même dans les cosmétiques et les lingettes pour bébé pour lutter contre les bactéries et les moisissures. Ces dernières années, l'industrie commence à le retirer, mais il sert encore à conserver certains liquides et produits sucrés. La mère d'Eva a fait un rapprochement entre les sucreries et les troubles de son enfant :
« en stoppant les bonbons, elle devenait plus calme, on pouvait communiquer avec elle, chose qui n'était pas possible avant. » Elle est confortée dans son intuition par une étude scientifique publiée en 2007 dans le grand journal de référence The Lancet. Elle montre que la consommation de certains colorants associés au E 211 favorise l'hyperactivité chez des enfants de moins de 12 ans. Jim Stevenson, professeur en psychologie, Université de Southampton :
« Ces additifs peuvent avoir un effet très important sur certains enfants. Désormais, les autorités britanniques recommandent aux parents concernés par l'hyperactivité de leurs enfants d'exclure les additifs que nous avons testés du régime de l'enfant. » C'est ce que font les parents d'Eva, en supprimant les bonbons. Mais, peu après, la petite fait des nouvelles crises, très violentes. Elle vient d'avaler des médicaments que sa mère lui a donnés pour soigner une vilaine grippe. Laurence Burnand reprend sa traque et découvre des E 210 et E 211 dans tous les médicaments de sa pharmacie, dans les vitamines, dans le ketchup ou dans le sirop. Les parents stoppent tout et en quelques jours la petite a retrouvé son calme.
« En l'espace de 4-5 jours, le fait d'avoir retiré ces agents conservateurs, ça a été le jour et la nuit. on peut lire beaucoup de choses, nous on l'a vécu, c'est de la pratique et je le dis avec un grand oui : cela a changé quand on a éliminé ces choses là » affirme Michel.
A Bon Entendeur a demandé au laboratoire cantonal vaudois de doser l'acide benzoïque contenu dans les deux médicaments et le complément vitaminé donné à Eva pour soigner sa grippe. Alain Etournaud, chimiste cantonal vaudois adjoint, décrypte les résultats :
« les valeurs sont relativement élevées par rapport à celles dont on a l'habitude dans les denrées alimentaires. Mais il ne faut pas comparer ces valeurs aux quantités maximums admises dans les denrées alimentaires : les médicaments sont pris occasionnellement lors de périodes de maladies, ce n'est pas tout à fait le même problème. » Toutefois, il est courant de prendre plusieurs médicaments à la fois. Pour une petite fille de 11 kilos comme Eva, la dose admissible de 55 mg par jour peut vite être dépassée. La preuve avec nos résultats, calculés en fonction de la posologie pour un enfant de 1 à 3 ans : 32 mg d'acide benzoïque dans le sirop Ponstan, 21,6 mg dans l'Algifor Dolo Junior et 12 mg dans le complément Multi-Sanasol, un complément vitaminé qu'elle prenait tous les jours. Eva a donc avalé un total de 65,6 mg d'acide benzoïque. C'est 20 % de plus que la dose journalière admissible. Et cela sans compter d'autres sources d'acide benzoïque dans son alimentation, comme par exemple le sirop grenadine que la fillette buvait quotidiennement,
Cependant, prouver que cette surdose est à l'origine des troubles d'Eva, c'est une autre affaire. Pour l'instant, on en reste à une hypothèse. Les mécanismes exacts de l'intolérance aux additifs ne sont pas encore expliqués. Philippe Eigenmann, allergologie pédiatrique, HUG : « On connaît les allergies parce que cela implique le système immunitaire. On sait quoi étudier. Mais l'intolérance agit à divers niveaux, en fonction des personnes. Les symptômes peuvent être dermatologiques, digestifs, comportementaux. C'est extrêmement difficile de trouver le mécanisme exact de l'intolérance. » Pour les parents d'Eva, ce qui compte, c'est leur propre expérience, leur choix pragmatique de supprimer l'acide benzoïque, un choix qui a transformé Eva. Michel Burnand : « Ca fait 3 mois que cela va bien. Elle a son caractère, elle s'énerve, elle pleure mais cela n'a rien à voir, c'est vivable. Elle est adorable, elle se lève, elle sourit. Mais je pense qu'elle a souffert [de ces troubles]. Elle en a souffert. » Eva va mieux, mais combien d'autres enfants, combien d'autres malades souffrent encore, sans que la science n'ait pu leur fournir ni d'explications ni de vrai remède pour les soulager. Jacques Diezi, toxicologue, Université de Lausanne : « si on veut connaître les effets sur l'homme, il faut faire des études cliniques. Or, ces études cliniques coûtent extrêmement cher. On trouve des investisseurs pour les médicaments car il peut y avoir des profits. Pour les additifs alimentaires, la marge de bénéfice est sûrement très faible, personne, si ce n'est les pouvoirs publics, ne paieraient de telles études. » Un état de fait qui révolte Michel : « parce qu'il n'y a pas des affirmations concrètes, on laisse tomber, personne ne dit rien. Les enfants souffrent, mais tant pis... »
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