vendredi 14 novembre 2008

Crise immobilière, démographie russe et guerres à venir...

http://asilverston.blog.lemonde.fr/files/demogr4.gif


Alain Silverston affirme que:

La Russie semble en plein effondrement démographique, prise en tenaille entre un taux de natalité en chute libre (0,84%) et un taux de mortalité en très forte progression à 1,47% ! En d'autres termes, du seul fait des évolutions démographiques endogènes, la Russie perd chaque année plus de 800 000 habitants. Parmi les raisons de la forte mortalité, l'alcoolisme et…un taux de criminalité 4 fois supérieur à celui des Etats-Unis ! Je n'ai pas trouvé d'étude sur l'émigration russe actuelle, mais je déduis de ces chiffres qu'au moins 400 000 personnes émigrent chaque année. Un article complet sur la démographie russe peut être trouvé sur : http://www.kadouchka.com/russie/demographie.htm ou http://www.robert-schuman.org/synth40.htm. Alors que la population russe est de 140 millions actuellement, elle chuterait, selon les scénarios, à 77 millions ou 102 millions en 2050 ! Sa pyramide des âges est impressionnante !

NEW YORK (Nations unies), 13 novembre - RIA Novosti.

La population russe diminuera d'ici 2050 de 34 millions de personnes par rapport à l'année en cours et se chiffrera à 107,8 millions d'habitants, stipule le rapport du Fonds de l'ONU pour la population présenté mercredi au Comité d'Etat-major des Nations unies à New York.

En 2008, selon les donnés du Fonds, 141,8 millions de personnes habitent la Russie dont 73% en zone urbaine. La population russe diminue de 0,5% annuellement.

En 2005, le Fonds avait prévu des rythmes moins élevés de diminution de la population russe, annonçant une baisse de 31 millions de personnes d'ici 2050.

Parmi les ex-républiques soviétiques (à l'exception des pays baltes), le Tadjikistan affiche le meilleur indice, avec une augmentation annuelle de la population de 1,5%, alors qu'à l'opposé, la Moldavie perd, selon l'ONU, 0,8% de sa population par an.

Démographie: moins 34 millions de personnes en Russie d'ici 2050 (ONU)
RIA Novosti - Moscow,Russia
NEW YORK (Nations unies), 13 novembre - RIA Novosti. La population russe diminuera d'ici 2050 de 34 millions de personnes par rapport à l'année en cours et ...
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Une solution, revenir aux projets de Stolypine et au crédit social.

l'Académie Stolypine de la fonction publique de la région Basse-Volga (Saratov, Russie)

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REMERCIEMENTS

      

      Je tiens à remercier tous ceux qui ont permis de faire aboutir cette thèse. Je pense tout d'abord à ma directrice de recherche Madame Annie Allain dont l'attention, la disponibilité et la générosité constantes m'ont été essentielles. Ses conseils me sont toujours restés présents à l'esprit. Je pense également à ma codirectrice Madame Claire Mouradian dont les séminaires m'ont été particulièrement utiles.

      Je tiens à témoigner ma gratitude à Monsieur Serge Rolet qui m'a donné des conseils précieux.

      Je remercie également Madame Karine Alaverdian et Messieurs Yves Hamant et Jean-Paul Barbiche qui ont accepté de participer à mon jury.

      Je dois aussi beaucoup aux collègues et amis qui m'ont apporté un ultime soutien dans la relecture et dans la correction de mon travail. Je pense en particulier à mon épouse Louisette Lamarche, aux amis Philippe Vandevelde et Christine Meunier.

      Cette étude n'aurait pu être réalisée sans l'aide efficace et généreuse des bibliothécaires de l'Université des Sciences humaines de Moscou, des Académies des Sciences d'Arménie et de Géorgie, des bibliothèques nationales d'Arménie, du Kazakhstan, de Géorgie, du Kirghizistan et de Russie, ainsi que de l'Institut français d'études sur l'Asie centrale.

      

      

      

      


INTRODUCTION

      

      

      D'une superficie d'environ 400 000 km², la Caspienne est la plus grande mer fermée du monde située à 26 mètres (2004) au-dessous du niveau de l'océan. L'espace caspien est une région stratégique convoitée par le monde entier pour ses richesses en hydrocarbures. Positionnée sur les plaques des fractures tectoniques, climatiques, culturelles et linguistiques, entre Europe et Asie, elle avoisine le Caucase du Sud, la Russie méridionale et l'Asie centrale. Elle est également placée au cœur des poussées impériales de plusieurs puissances et des flux migratoires qui ne se sont pas apaisés jusqu'à présent.

      À différentes époques, la Caspienne a changé de nom. Au total on compte plus de 58 désignations 1 . C'est la seule mer au monde qui a porté tant de dénominations. En règle générale, c'est le nom des villes côtières (Bakou, Derbent, Abaskoun), des États (Guirkanie, Khazarie), des régions riveraines (Mazandéran, Tabaristan, Khorasan, Khârezm, Djourdjan), des montagnes (Deïlem) qui a été repris par extension pour ce gigantesque plan d'eau. Certaines tribus (turkmènes, gouzes, etc.) habitant au bord de la mer ont également laissé leurs traces dans la toponymie de la mer. D'ailleurs, l'origine du nom actuel remonte à l'une d'entre elles, les caspis, implantés sur la rive sud-ouest de la mer, entre la rivière Araxe et la ville actuelle d'Astara, aux 2e et 1er millénaires avant notre ère 2 . On rencontre cette dénomination pour la première fois chez des auteurs grecs du 5e siècle avant notre ère (Hérodote) 3 . Enfin, les Russes appelaient la mer Khvalynskoe (mer des Khvalisses), du nom d'un peuple disparu d'origine touranienne qui habitait dans l'embouchure de la Volga 4 . La ville de Khvalynsk et un des gisements du secteur russe de la Caspienne Xvalynskoe gardent également ces traces.

      L'abondance des noms s'explique aussi bien par les conditions géographiques très variées de la région que par des raisons socio-économiques. Depuis longtemps la Caspienne a servi de route commerciale et militaro-stratégique incontournable entre l'Orient et l'Europe. Pour cette raison, la mer et ses territoires riverains furent toujours convoités par différents peuples. Compte tenu du fait que jusqu'au 19e siècle ils ne se trouvèrent jamais sous la domination absolue d'un pays, chacun d'entre eux laissa ses traces toponymiques.

      


A. – L'affirmation de la Rous/la Russie au « cœur de l'Eurasie »

      

      Géographiquement l'Europe est divisée en deux parties incommensurables : l'Europe maritime (océanique) ou occidentale et l'Europe continentale ou orientale avec son suppléant asiatique qui diffère sensiblement de l'Asie proprement dite (Chine, Inde, monde musulman, etc.). Dans son schéma révolutionnaire, qui retraçait l'histoire politique du monde, le théoricien des relations internationales, géographe et fondateur de l'école anglo-saxonne de géopolitique Halfold Mackinder (1861-1947) introduit la notion d'Île Mondiale (World Island) composé de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique. La partie faiblement peuplée et la plus inaccessible aux puissances maritimes est appelée le Heartland 5 , le cœur de la Terre ou de l'Eurasie. Les fleuves s'y jettent dans les mers intérieures (Caspienne, Aral) ou dans l'océan Glacial arctique. Cet espace principal est appelé le Pivot géographique de l'histoire, identifié à la Russie et plus tard, au territoire de l'ancienne Union soviétique. Cet espace est entouré de terres côtières et de péninsules, appelées coastlands, facilement accessibles par l'océan. Malgré sa vaste étendue, le Heartland a une mobilité assez restreinte.

      Dès le début, les limites du « cœur de la Terre » n'étaient pas clairement définies. Elles sont ajustées en fonction des changements des situations politiques. En général, Mackinder situe le Heartland entre les mers Baltique et Caspienne, et la Sibérie orientale. Riche en matières premières, cette région est classée dans la zone littorale susceptible à être utilisée par des puissances maritimes contre le Continent-cœur.

      L'histoire mondiale, selon A. Mackinder, est une lutte permanente de deux principes et de deux civilisations – océanique et continentale – d'où viennent les sources des conceptions géopolitiques « atlantistes » et « eurasistes ». L'auteur formula sa vision géopolitique concernant l'Eurasie dans la fameuse thèse : « Qui tient l'Europe orientale, contrôle le Heartland, qui tient le Heartland, domine l'Île Mondiale, qui domine l'Île Mondiale, domine le monde entier ».

      Selon les hypothèses de A. Mackinder, la pression venant de l'intérieur de la « Terre centrale » dans toutes les directions conduit à l'élargissement de la sphère d'influence du pays détenteur de l'Eurasie. Le bilan géopolitique de la Seconde Guerre mondiale en est une brillante illustration : l'espace sous contrôle du Heartland (de l'ancien Union soviétique) dépassa même l'empire de Gengis Khan. Les idées géopolitiques de Mackinder seront largement utilisées dans la politique de containment des États-Unis et de l'OTAN pendant la guerre froide.

      Ainsi, vu l'importance géopolitique de l'Eurasie, toute son histoire est marquée par des tendances d'unification politique et culturelle et par des tentatives successives pour créer un État commun eurasien. Pendant les deux derniers millénaires, la grande steppe eurasienne se réunit trois fois sous les drapeaux turc, mongol et russe. Dès le Moyen Âge, différents types de formation d'État se succédèrent dans l'espace eurasien.

      À l'aube de notre ère, l'explosion démographique en Mandchourie fut la cause de l'avancée des Mongols vers l'Ouest, « à la suite de la course du soleil », la voie vers le sud étant bien fermée par la Grande Muraille de Chine. Sur leurs chemins, ces tribus évincèrent, anéantirent, supplantèrent ou assimilèrent les aborigènes appartenant à d'autres groupes ethniques. Timudjin dit Gengis Khan mit un point final aux tentatives de pénétration de la culture européenne en Asie centrale. Par la suite, les gengisides devinrent un facteur puissant de consolidation du monde nomadique morcelé.

      Avec la conquête mongole, la Russie fut entraînée dans l'histoire commune de l'Eurasie. Cette conquête fut pour elle une « catastrophe géopolitique » 6 , selon V. Kolossov et N. Mironenko, en l'éloignant de l'Europe pendant presque 250 ans. Après le démembrement de la Horde d'Or, c'est la Moscoviequi prit la relève de cette dernière dans l'hégémonie sur l'espace eurasien. Si aux 13e-15e siècles la Steppe (l'Empire mongol) avait vaincu la Forêt (la Rous), au 15e siècle c'est la Forêt (la Russie moscovite) qui prit sa revanche sur la Steppe en devenant ainsi l'héritière de la Horde d'Or et non pas de la Russie kiévienne 7 . Par son apparence, l'État russe était slave, mais par sa mentalité et sa psychologie il était tatar. La construction de l'État avait beaucoup de traits communs avec les despotismes orientaux.

      Un nouveau processus de réunification des terres russes fut lancé. L'État moscovite mit le cap sur la création d'un empire. Après la chute de Constantinople (1453), elle resta le seul pays gardien de la culture orthodoxe orientale. Par opposition à la Russie kiévienne qui s'est formée entre les mers Baltique et Noire, tout le long de la route commerciale des « Varègues aux Grecs » (axe nord-sud), la Moscovie déplaça cet axe plus à l'est en valorisant la voie des « Arabes aux Varègues » par la Volga-Caspienne. Parallèlement, la Russie s'étira de la mer Baltique à l'océan Pacifique (axe ouest-est), mais sans grands succès perceptibles dans la création d'un pont économique entre l'Europe et l'Orient.

      Au 16e siècle, le tsar moscovite Ivan le Terrible, gengiside du côté maternel, conquit les khanats de Kazan (1552), d'Astrakhan (1556) et de Sibérie (1581-1585) par de violents combats. La lutte pour l'hégémonie sur l'héritage eurasien de la Horde d'Or se passa entre l'État moscovite et le puissant khanat de Crimée. Soutenu par l'Empire ottoman, ce dernier inquiétait beaucoup les Russes en osant même s'approcher de Moscou. Cette rivalité séculaire dura jusqu'au 18e siècle quand Catherine II mit également fin au khanat de Crimée (1783).

      À l'époque de Pierre le Grand et de Catherine II, la situation géopolitique de la Russie en direction de l'Occident changea radicalement : l'Empire russe obtint l'accès aux mers Baltique et Noire en englobant tous les territoires entre elles, et s'affirma aux bords de la Caspienne et du Pacifique. Au 19e siècle, la Russie connut la période de l'industrialisation qui eut son impact sur le développement géopolitique de l'espace eurasien. Grâce à leurs richesses naturelles, la région caspienne, la Sibérie et l'Extrême-Orient passèrent au premier plan. L'achèvement de la colonisation de ces territoires ainsi que la conquête de l'Asie centrale ont été mis à l'ordre du jour. La construction des voies ferrées facilita ce processus. Parallèlement, le gouvernement impérial mena une politique de russification des populations dans les territoires conquis.

      Ainsi durant des siècles, la Russie se chargea de la conquête et de la pacification successive des territoires eurasiens.   La fameuse « largeur de l'âme russe » (chirota douchi) vient de l'étendue de l'espace de l'Empire où la société se déchargeait de son entropie 8 . L'unification de l'État russe fut réalisée d'une main rigide avec une mentalité asiatique et non européenne. Par le biais de la colonisation, l'Empire russe essaya de rassembler l'espace eurasien sous la tutelle d'une seule patrie (otetchestvo) en minimisant et atténuant ainsi le choc des guerres permanentes.

      Du point de vue géopolitique, l'URSS prit la relève du rôle exercé par l'Empire russe, malgré le rejet du tsarisme et l'émergence d'une nouvelle idéologie. Au cœur du continent eurasien, l'Union soviétique reçut en héritage une fonction géostratégique similaire. La nouvelle formation politique conserva également l'essence messianique de sa politique aussi bien intérieure qu'extérieure : la révolution mondiale, le rempart et l'avant-garde de la lutte contre l'impérialisme qui justifiaient l'expansion, etc.

      


B. – La percée russe dans la région caspienne

      

      La mer Caspienne se trouve à la croisée de l'Orient et de l'Occident. C'est par elle que différents peuples guerriers riverains effectuaient dès l'antiquité de nombreuses campagnes pour parvenir dans les pays caspiens de la soie et dans les déserts et oasis transcaspiens. Les multiples expéditions scientifiques explorèrent les richesses poissonneuses de la mer et des sous-sols, dont notamment le pétrole des bandes côtières maritimes. En plus de leur importance matérielle, les « feux » du naphte s'associèrent historiquement à la spiritualité religieuse du Zoroastrisme, ancienne religion des peuples caspiens, en particulier des Perses. Le pétrole deviendra finalement la source principale de convoitise de la mer et des territoires adjacents.

      Nous nous intéresserons principalement aux quatre pays riverains de la Caspienne. Dans cette étude, nous focaliserons notre attention sur les plus importants événements historiques et politiques qui ont eu lieu dans la région et qui sont relatifs à l'histoire de la Russie, de sa première apparition sur les eaux de cette mer jusqu'à nos jours.

      Pendant plusieurs millénaires, de nombreuses civilisations se formèrent autour de la Caspienne. Seulement deux d'entre elles ont subsisté jusqu'à nos jours : la russe et l'iranienne. D'ailleurs, cette dernière est la seule qui, dès l'antiquité, fut continuellement liée à l'histoire de la Caspienne et de la région. Jusqu'à la moitié du 16e siècle, cette mer était persano-turanienne. Après la prise d'Astrakhan (1556), les Russes s'interposèrent entre ces deux mondes.

      Or, les premiers contacts des anciens Russes (Rous) avec les peuples habitants les bords de la Caspienne, notamment le territoire de l'actuel Azerbaïdjan, remontent au Moyen Âge. Les marchands russes leur rendirent souvent visite dès le 9e siècle. Grâce à la situation géographique de la région située au carrefour des voies des caravanes, ces visites sont vite devenues régulières et se sont développées sans interruption durant les siècles suivants, excepté pendant la période de la domination tatare en Russie (13e - 15e siècles). Au 15e siècle, on voit apparaître les premiers contacts diplomatiques entre la Moscovie et le Chirvan.

      Avant Pierre le Grand, les relations entre les pays caspiens et la Russie avaient un caractère essentiellement économiques, hormis au 10e siècle quand eurent lieu plusieurs campagnes militaires. Sous le règne du premier empereur russe, la Russie effectua une véritable percée en direction de la Caspienne. C'est ainsi que les empires persan et russe devinrent voisins pour deux siècles et demi. La campagne persane de Pierre le Grand (1722-1723) fut couronnée par la reconquête d'une partie de la Caspienne persane. Néanmoins, un projet d'occupation de ces régions existait bien avant 9 . L'avancée russe fut préparée par une longue période expansionniste vers le Caucase durant le 16e et le début du 17e siècles. Ainsi, à partir du 18e siècle, la dimension militaire apparut dans les relations russo-caspiennes. Mais la Perse ne fut pas évincée d'un coup de l'extrémité sud de la Caspienne.

      Le 19e siècle commença par l'imposition de la présence de la Russie sur la mer et sur son littoral occidental et se termina par l'annexion de la côte orientale en laissant à la Perse une petite portion au sud. Bien que les parts occupées fussent inégales, la Caspienne se transforma en une mer russo-persane. C'est également au 19e siècle que le pétrole de l'Apchéron devint un enjeu important qui marquera toute la période ultérieure jusqu'à nos jours. Enfin, c'est à cette époque que furent paraphés les premiers traités concernant la Caspienne et le destin de la région qui sera désormais liée à l'Empire et au peuple russes.

      Cependant, la Russie et la Perse ne furent pas les seules puissances présentes dans la région. Ancrée en Inde, l'Angleterre tentait à la fois de stopper l'expansion russe et de se fixer dans la partie sud du bassin caspien. Une autre puissance, l'Empire ottoman, essaya vainement de s'approcher de la Caspienne. La Première Guerre mondiale, les révolutions russes, la Guerre civile et l'intervention étrangère des deux premières décennies du 20e siècle rendirent extrêmement compliquée la situation politique sur les deux rives de la Caspienne. La Russie soviétique nouvellement constituée réussit à défendre toute la région caspienne russe et à faire entrer les républiques riveraines dans le cadre de l'Union soviétique.

      C'est Lénine qui abolit le régime de la mer, établi entre l'Empire russe et la Perse depuis un siècle. L'Union soviétique a succédé à la Russie tsariste, tandis que la Perse est devenue une monarchie constitutionnelle. Ainsi la mer resta toujours sous la co-souveraineté absolue des deux États sans toutefois être partagée entre eux.

      Pendant la Seconde Guerre mondiale, le pétrole de la Caspienne et l'artère de transport stratégique Volga-Caspienne jouèrent un rôle décisif dans le grand tournant de la « Grande Guerre patriotique » et dans la défaite des Allemands.

      Dès 1991, la région caspienne a connu des bouleversements considérables. À l'issue de la dissolution de l'URSS, le nombre d'États riverains est passé de deux à cinq : la Russie, l'Iran, le Kazakhstan, l'Azerbaïdjan et le Turkménistan. Aucune région de l'ex-espace soviétique ne fut autant convoitée que la région caspienne. De même, aucun plan d'eau ne suscita tant de questions et ne révéla tant de problèmes que la Caspienne.

      Bien avant le démembrement de l'URSS, la Caspienne avait de nombreux problèmes de type politique, économique, écologique, hydrologique et autres. À l'époque post-soviétique, tous ces problèmes se sont accrus : négocier à deux était une tâche beaucoup plus facile que négocier à cinq. Avec des actions souvent unilatérales, chaque État tente de tirer à lui le profit. En l'absence d'une réelle coopération et d'une intégration régionales, chacun d'entre eux déclarait ses droits sans tenir compte de ceux de ses voisins.

      L'enjeu principal de la Caspienne consiste dans ses réserves considérables de ressources énergétiques. La région est « en passe de devenir une nouvelle super-puissance pétrolière et gazière » 10 . Compte tenu de l'importance primordiale des hydrocarbures à l'échelle planétaire, sur le plan aussi bien économique que stratégique, la mainmise sur les richesses énergétiques caspiennes, de leur extraction à leur commercialisation, provoque une lutte géopolitique sans merci. La rivalité se déroule entre le triangle classique : producteurs, consommateurs et transitaires des hydrocarbures. Pour la Russie, l'enjeu stratégique de la Caspienne autour de laquelle s'est réalisée l'expansion territoriale séculaire de l'Empire russe est toujours important. Sur le terrain elle s'est d'emblée heurtée aux États-Unis et à l'Europe occidentale, à l'Iran et à la Turquie et essaye de reconfigurer sa conduite par rapport à cette région dans les nouvelles circonstances géopolitiques.

      Du point de vue juridique, la pratique conventionnelle, exclusivement bilatérale, de ces trois derniers siècles, n'a guère traité les eaux de la mer fermée comme des eaux internationales. La Russie et l'Iran n'ont jamais procédé à une délimitation complète de la Caspienne, aussi bien de sa surface aquatique que de ses sous-sols. Les lacunes et les non dits juridiques se sont fait sentir après le démembrement de l'Union soviétique avec un nombre de pays riverains augmenté. Dès lors, la Caspienne s'est trouvée au centre des rivalités des puissances.

      Les nouveaux États indépendants se sont mis à prospecter les fonds marins dans le but de découvrir de nouveaux gisements d'hydrocarbures susceptibles de réanimer leurs économies nationales en pleine crise. Quant aux deux anciens maîtres, ils ont été progressivement évincés vers les flancs sud (l'Iran) et nord-ouest (la Russie) de la mer. Le retrait de la Russie se fait toujours sentir dans les trois États issus de l'Union soviétique. Il a eu et a un impact, directement ou indirectement, sur les politiques aussi bien intérieures qu'extérieures de ces pays.

      Enfin, le destin des populations russes coincées involontairement dans les trois nouveaux pays riverains (le Kazakhstan, l'Azerbaïdjan, le Turkménistan) constitue un autre facteur d'importance nationale pour la Russie. À la veille de la dissolution de l'URSS, le Kazakhstan abritait la deuxième plus grande diaspora russe au monde (environ 6 millions de personnes) après celle de l'Ukraine. La dérive autoritaire et la pérennité des régimes sont liées, entre autres, au poids des communautés russes sur place. Dans le même sens, la Russie a été évincée des pays caspiens où le pourcentage de Russes était moins important.

      Les populations russes se retrouvent face à des choix difficiles entre adaptation et intégration aux sociétés nationales locales et émigration. L'existence de ces communautés et leur comportement se répercutent, d'une part, sur le niveau des relations bilatérales entre la Russie et les trois anciennes républiques soviétiques, de l'autre, sur les politiques intérieures des pays respectifs, en devenant ainsi un facteur géopolitique.

      


C. – Les enjeux et l'actualité de l'étude

      

      La région caspienne est une des rares, si ce n'est la seule, où se produit une réorganisation, a priori pacifique, des territoires autour des ressources naturelles stratégiques avec la reconstitution d'une politique d'accès et de distribution internationale. Au début des années 1980, Yves Lacoste invoqua la configuration de la « géologie sous-marine pour fonder des droits « naturels » à l'annexions des fonds marins, surtout si l'on y suppute la présence du pétrole » 11 . Le géopoliticien n'évoque pas le cas de la Caspienne parce qu'elle a un caractère fermé et appartient à deux États. Mais il prédit, dans une certaine mesure, ce qui peut se passer pour les plans d'eau dont les fonds marins comportent des matières premières stratégiques comme les hydrocarbures.

      Depuis 1991, la carte géopolitique de l'ancien espace soviétique s'est fragmentée en de multiples États indépendants, reconnus et non reconnus. À l'instar de la nature qui ne tolère pas le vide, les territoires adjacents de l'ex-URSS se sont rapidement transformés en un objet d'intérêt élevé pour des États et des forces géographiquement plus éloignés que la Russie et l'Iran, les deux anciens maîtres de la Caspienne.

      Un nouveau « Grand Jeu » est annoncé et on observe le retour de cette opposition historique vieille d'un siècle, mais avec une géographie élargie et un nombre croissant d'acteurs. Ces deux facteurs aggravent d'emblée la situation tout en la distinguant par une complexité extrême. On assiste également à une nouvelle répartition des voies de communications, y compris des oléoducs et des gazoducs. De surcroît, cet espace n'est pas resté neutre ni stable et l'hostilité potentielle prend parfois des formes dangereuses.

      Depuis la chute de l'Union soviétique, moins d'un quart du bassin caspien fait encore partie de la Fédération de Russie. Sortis de l'isolement et d'une « servitude » séculaire, les nouveaux pays de cet espace, grâce à leurs richesses en matières premières, se retrouvèrent d'emblée exposés aux péripéties des convoitises russe, turque, iranienne, américaine, européenne et chinoise. Sous la menace permanente d'une radicalisation croissante des classes politiques et des tensions de type ethno-religieux, ces sociétés en pleine reconstitution essayent de faire face aux défis de la période moderne de leur histoire et à de futures secousses politiques. Chaque État riverain est déchiré par des contradictions politiques et économiques, des antagonismes internes, des aspirations culturelles, ethniques et confessionnelles, des ambitions géostratégiques de leadership régional.

      Économiquement et géopolitiquement, l'enjeu de la Caspienne est énorme. Dès l'antiquité, ses ressources minérales et sa faune maritime (le poisson, notamment l'esturgeon) constituèrent la base des économies des pays riverains. Depuis la fin du 19e siècle s'y sont ajoutés le pétrole et le gaz. De nos jours, ces facteurs majorés par celui des voies de communication existantes et futures (gazoducs, oléoducs, transport maritime, ferroviaire et routier) sont également devenus les priorités essentielles des politiques extérieures de ces États, mais également d'autres, proches et éloignés.

      Avec l'émergence des nouveaux pays riverains, la question du partage du sous-sol de la mer et de ses réserves s'est nettement posée, vu l'importance stratégique de ces richesses. La répartition inégale des ressources énergétiques par pays, le statut de cette mer fermée et l'exploitation de certains gisements provoquèrent de nombreux débats et des situations de conflit entre les États riverains, parfois portées à la limite d'une opposition armée. Cependant, durant ces treize dernières années, les positions des cinq pays caspiens se sont de plus en plus rapprochées. Les Russes ne se sont pas fermement opposés aux investissements occidentaux dans cette région sans néanmoins se laisser totalement évincer.

      Les intérêts de plusieurs pays s'entrecroisent, ce qui donne à ce territoire une dimension non seulement régionale, mais également internationale. Le développement des économies de tous les pays caspiens repose sur l'exportation des hydrocarbures. Alors que la Russie et l'Iran, et partiellement le Kazakhstan, possèdent d'autres régions pétrolifères et gazifères, l'Azerbaïdjan et le Turkménistan sont entièrement tributaires des ressources énergétiques caspiennes.

      Les facteurs qui définissent, dès 1991, l'importance de la région caspienne pour la Fédération de Russie sont d'ordre :

      sécuritaire : après la dissolution de l'URSS, elle est devenue une zone tampon entre la Russie et le monde islamique (Iran, Turquie, Afghanistan) d'après la guerre froide ;

      politico-économique : le contrôle de l'exploration, de l'exploitation et de l'acheminement des ressources énergétiques garantit une influence politique ;

      militaro-stratégique : l'arrivée des trois nouveaux membres dans le « club caspien » a augmenté le risque d'apparition de forces militaires étrangères dans la région susceptible de menacer la sécurité nationale de la Russie. La présence militaire russe dans la région pourrait en contenir l'agressivité et permettrait à Moscou de déployer rapidement ses forces en cas de graves conflits armés ;

      identitaire et culturel : depuis 1991, la Russie essaye d'adopter une conduite appropriée à l'égard des communautés russes locales et instrumentalise cette question dans sa politique caspienne.

      


D. – L'état des études sur le sujet et les sources principales

      

      Les premières relations des anciens Rous avec les peuples d'Orient ont attiré l'attention des historiens dès la fin du 19e siècle. Dans ce contexte, une place importante a été réservée aux rapports politiques et commerciaux qui s'étaient formés à travers la mer Caspienne et ses territoires riverains.

      Le célèbre orientaliste B. Dorn réunit et analysa, le premier, plusieurs documents et œuvres historiques d'auteurs persans, arabes et turcs sur les campagnes des anciens Rous au sud de la mer Caspienne. Il s'agit notamment de l'Histoire du Tabaristan de l'auteur persan du 12e-13e siècles Ibn Isfandijara.

      Dans la présente étude nous avons utilisé :

      les écrits des auteurs de la seconde moitié du 19e siècle et du début du 20e qui contenaient d'importantes informations et données de type politique et économiques concernant la région caspienne 12  ;

      les publications des auteurs des périodes soviétique et post-soviétique – russes, arméniens, azéris, turkmènes, kazakhs et géorgiens – spécialistes de l'Asie centrale et de la Transcaucasie ;

      les publications des auteurs occidentaux qui ont traité des multiples problèmes de cette région ;

      les documents de presse, notamment, en ce qui concerne la période contemporaine.

      Une analyse complète de l'évolution des intérêts géopolitiques de la Russie dans la région caspienne, dans ses dimensions à la fois historique, politique, économique, géostratégique et humaine, n'est pas encore réalisée. Cependant, certains grands axes et aspects de la politique russe dans la région en question sont séparément étudiés par des chercheurs russes, kazakhstanais, azerbaïdjanais, américains et européens, notamment après l'implosion de l'URSS. Les plus nombreux sont des spécialistes russes et américains. La plupart des ouvrages et des articles portent un caractère grand public construit à travers une analyse politique au détriment des aspects historiques. Ils reflètent souvent la position officielle des pays respectifs ou les stratégies particulières des compagnies internationales, sont donc subjectifs.

      Les analyses russes sont réalisées au sein de différents ministères (des Affaires étrangères, des Transports, de l'Industrie pétrolière), d'autres institutions gouvernementales et des centres de recherches des Instituts aussi bien supérieurs que scientifiques 13 . Les résultats de leurs recherches sont régulièrement publiés dans la presse périodique spécialisée 14 . Les monographies des spécialistes russes de la Caspienne ne traitent que des aspects politique,

      économique et juridique de la région caspienne et jamais au même niveau de l'aspect humain (les communautés russes encore présentes et leurs destins). On a par exemple : A. Boutaev A. La Caspienne : pourquoi l'Occident a besoin d'elle ?, 2004, S. Jiltsov, I. Zonn et A. Ouchkov La géopolitique de la région caspienne, 2003, V. Gousseïnov Le pétrole caspien, 2002, E. Mitiaeva Le problème de la Caspienne dans les relations russo-américaines, 1999, I. Barsegov La Caspienne dans le droit international et la politique mondiale, 1998, R. Mamedov Le régime juridique international de la mer Caspienne (thèse de doctorat), 1989, et autres.

      Compte tenu du fait qu'à l'époque soviétique la région caspienne était la chasse gardée de l'URSS et de l'Iran, les chercheurs occidentaux ne se sont pas penchés spécialement sur la problématique caspienne. En France l'unique thèse soutenue à ce sujet l'a été en 1961, par A. Dowlatchahi, La mer Caspienne. Sa situation au point de vue du droit international. La situation change radicalement après la dislocation de l'Union soviétique. Les auteurs et les spécialistes anglo-saxons se sont alors montrés les plus intéressés. Plusieurs centres de recherches traitent des questions liées aux ressources minérales et aux aspects politiques, économiques et écologiques de la Caspienne 15 . De nombreux séminaires et conférences sont régulièrement organisés au sein de ces centres.

      Les spécialistes et chercheurs français se concentrent également sur les multiples problèmes actuels de la Caspienne. Une place particulière est occupée par les les thèses de M. Nazemi La mer Caspienne et le droit international : Contribution à l'étude de sa situation juridique au carrefour des frontières, 2001 et de M. Dashab Les problèmes politiques, juridiques et financiers posés par le transport des hydrocarbures par pipelines, 2000, et par les ouvrages de P. Karam Asie centrale. Le nouveau Grand Jeu, 2002, de D. Allonsius Le régime juridique de la mer Caspienne. Problèmes actuels de droit international public, 1997, de A. Dulait et F. Thual La nouvelle Caspienne. Les enjeux post-soviétiques, 1998, etc. Sans oublier de citer également les livres de M.-R Djalili et T. Kellner Géopolitique de la nouvelle Asie centrale, 2001, et de R. Yakemtchouk Les hydrocarbures de la Caspienne, 1999. Ils portent sur les différentes problématiques de la Caspienne. Plusieurs périodiques spécialisés publient régulièrement des articles ou consacrent des « numéros spéciaux » à ce sujet qui ont un intérêt pratique et scientifique : Cahiers d'études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, Le courrier des pays de l'Est, Hérodote, Géopolitique, Problèmes politiques et sociaux, Politique internationale et autres.

      Les sources documentaires de la thèse sont constituées de documents qui reflètent le processus de formation des grandes lignes de la politique russe par rapport à la région caspienne. Elles sont très variées et touchent de nombreux domaines. On peut les diviser en plusieurs groupes. Les traités, les accords et les conventions signés entre l'Empire russe/l'Union soviétique et les autres États faisant partie de la région constituent le premier groupe 16 . Dans le deuxième groupe on peut citer les traités et les accords paraphés entre la Fédération de Russie et les trois nouveaux pays de la région (Kazakhstan, Azerbaïdjan, Turkménistan) et l'Iran, ainsi que les nouvelles lois nationales (sur la citoyenneté, sur les langues officielles, etc.) et les actes législatifs adoptés dans ces pays 17 .

      Les données statistiques sont également entrées dans les sources documentaires. Compte tenu des divergences de chiffres existants, nous avons choisi de nous appuyer sur les données des Statistical Review of World Energy, Country Analysis Brief. U.S. Department of Energy, Energy Information Administration, Alexander's Gas and Oil Connections, Revue statistique du Kazakhstan, ainsi que des revues spécialisées comme Oil and Capital, Neftegazovaïa vertikal. La presse périodique a complété les données statistiques : Le Courrier des pays de l'Est, Journal teorii i praktiki evrazistva, Nezavissimaïa gazeta, etc.

      


E. – Le positionnement du problème et le champ de l'étude

      

      L'objectif de cette étude est, d'une part, de poser la question de l'importance et du rôle que la mer Caspienne et les territoires riverains ont joué et jouent encore dans l'histoire de l'État russe, de sa création à nos jours (périodes précoloniale, coloniale, soviétique et post-soviétique). D'autre part, de démontrer quelle influence la Russie a exercée sur le destin des pays caspiens et quelle place lui a été finalement réservée. Pour analyser et comprendre mieux les processus contemporains du point de vue scientifique, il est indispensable de s'intéresser à l'histoire des relations bilatérales russo-caspiennes, qui remontent au 9e siècle.

      Les États de cette vaste région sont très différents les uns des autres par leurs caractéristiques géographiques, économiques, politiques et sociales. La diversité repose également sur leur attitude à l'égard de la Russie. Ce groupe d'entités territoriales hétérogènes est étudié du point de vue de l'expansion de l'Empire russe, de l'Union soviétique et de son successeur la Fédération de Russie, sous l'angle économique, politique et, dans une moindre mesure, culturel. L'histoire intérieure proprement dite des pays riverains ne fait pas partie de la présente étude.

      Le travail sur le terrain nous a amené à analyser certains aspects des politiques intérieures actuelles de ces pays, mais sous l'angle du développement de leurs relations avec la Russie. Leurs politiques extérieures sont également traitées à travers le prisme des rapports avec Moscou. En particulier, nous nous sommes focalisé sur le développement des processus politiques dans les trois nouveaux États riverains qui se structurent parallèlement à l'évolution de leurs rapports avec la Russie. Le niveau de la présence russe (politique, économique, culturelle, démographique) a sa répercussion sur le niveau de la démocratisation, quoique ce soit paradoxal à première vue, et de la stabilité des pays en question.

      L'escalade des tensions autour de la mer Caspienne après la dislocation de l'URSS a révélé un des problèmes récurrents de la région : l'absence de statut juridique clair de la mer qui réunit cinq pays dont quatre post-soviétiques. Le problème du statut ne se serait sans doute pas posé si le démembrement de l'Union soviétique ne s'était pas produit. Cela nous a conduit à nous focaliser sur la pratique contractuelle concernant la Caspienne et sur le contexte historique de la disparition des Soviets.

      Un autre grand axe relatif aux ressources énergétiques de la région n'a pas échappé notre attention. C'est celui lié aux questions du contrôle des gisements pétrolifères et gazifères, des moyens de leur acheminement.

      


F. – Le cadre géographique de l'étude

      

      Le cadre spatial de l'étude englobe la région caspienne restreinte aux pays riverains. Ainsi, nous n'avons retenu que la Russie, l'Azerbaïdjan, le Turkménistan, le Kazakhstan, l'Iran, tous pays riverains. Ces cinq États forment un cercle d'une série de trois positionnés autour de la mer Caspienne. Pendant une longue période historique, les territoires occupés par ces pays ont été l'objet des aspirations coloniales de la Russie.

      Cinq autres pays, placés en une sorte de croissant méridional, sont également liés, d'une manière ou d'une autre, à la région caspienne : la Turquie, la Géorgie, l'Arménie, l'Afghanistan et l'Ouzbékistan. Leur étude détaillée n'entre pas dans le cadre de notre recherche qui la rendrait d'ailleurs trop vaste. Cependant, ces acteurs sont abordés dans la mesure où ils ont une influence sur les relations des pays du premier cercle avec la Russie. L'Ouzbékistan, malgré ses ressources énergétiques importantes et son niveau avancé d'implication dans plusieurs projets et problèmes caspiens ne fait pas pour autant exception.

      Un troisième cercle composé des puissances d'importance mondiale est seulement abordé pour son interventionnisme dans les pays riverains de la Caspienne, souvent en s'opposant à la Russie : les États-Unis, l'UE, l'Inde, la Chine, le Japon.

      Historiquement, les cinq pays riverains n'ont jamais représenté une entité géopolitique en tant que telle. Par ailleurs, depuis le 18e siècle, seulement deux États se partagent la région. C'est à partir du démembrement de l'Union soviétique que l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan et le Turkménistan entrent sur la scène internationale. Ainsi, dès 1991 se dessine distinctement une nouvelle configuration régionale comprenant les cinq pays riverains.

      On aurait pu pousser l'étude jusqu'à considérer le cas des sujets caspiens de la Russie : le Daghestan, la Kalmoukie et la région d'Astrakhan. Cependant, leur développement, leur poids politico-économique et leur intégration à la Russie n'en font pas des entités autonomes dans la politique interventionniste russe. Ils n'ont jamais été pleinement parties prenantes des négociations concernant la mer et ses multiples problèmes.

      


G. – Le cadre chronologique de l'étude

      

      Le cadre chronologique de l'étude intègre les treize dernières années (décembre 1991-2005) qui ont suivi la chute de l'Union soviétique et la création de la Communauté des États indépendants. C'est la période pendant laquelle la politique russe dans la région a subi des restructurations considérables dans de nouvelles conditions géopolitiques. Or, la situation actuelle des pays caspiens et la position russe à leur égard possèdent des ramifications très lointaines qu'il est indispensable d'appréhender pour comprendre et analyser de nombreux problèmes d'actualité.

      La politique de la Russie dans la région caspienne s'est constituée sur plusieurs siècles. Cet espace fait partie depuis très longtemps des intérêts nationaux de la Russie. Ils ont été conditionnés par différentes circonstances historiques et géopolitiques qui ont déterminé le niveau d'importance de la Caspienne dans l'histoire russe. C'est la raison pour laquelle nous traiterons dans la première partie les questions liées à l'évolution des intérêts géopolitiques russes. Un aperçu historique qui s'étend des origines de l'apparition des anciens Rous sur la Caspienne jusqu'à la veille du démembrement de l'URSS et de la naissance des quatre États indépendants caspiens. Il nous permettra de poser les jalons de notre étude.

      La durée de constitution de cette thèse s'est étendue de 2001 à 2004 et a nécessité une réactualisation constante. Certaines mises à jour se sont même faites jusqu'au troisième trimestre 2005.

      


H. – L'objectif de l'étude et l'approche méthodologique

      

      Nous allons partir à la découverte de l'éveil du premier intérêt des anciens Rous pour la région caspienne. Nous le verrons s'amplifier progressivement, puis mûrir parallèlement à la centralisation du pouvoir de la Moscovie, puis de l'Empire russe, notamment sous Pierre le Grand et Catherine II. Une attention particulière est accordée à la participation des Russes aux grands courants d'échanges du commerce international entre l'Europe et l'Orient via la Caspienne et la Volga.

      L'étude est effectuée en utilisant des sciences contiguës : histoire, politologie, relations internationales, économie politique, démographie. Cela a permis de démontrer les liens de cause à effet qui conditionnent la situation contemporaine de l'espace caspien. Une telle approche multidimensionnelle a permis de révéler les spécificités de la période actuelle de la région qui représente un entrelacement d'intérêts géopolitiques, économiques et nationaux.

      L'étude se donne pour objectif principal l'analyse des défis de la période post-soviétique lancés par la région caspienne à la Russie. Afin d'y parvenir, nous effectuons l'analyse de ladite région comme un des centres géostratégiques mondiaux, placé au cœur de l'Eurasie, qui a joué un rôle important dans l'histoire russe et où se croisent les intérêts de plusieurs pôles. On tente de révéler le caractère de l'évolution des rapports de la Russie actuelle avec les trois nouveaux États caspiens, ainsi qu'avec l'Iran, après la dissolution de l'URSS.

      Les principes établis dans la science historique tels que l'approche chronologique, l'objectivité, l'approche systématique, l'analyse des questions sous tous leurs aspects, nous ont guidés lors de la préparation de la présente étude.

      L'analyse historiographique est basée sur les méthodes de la chronopolitique qui nous a permis de suivre les problèmes géopolitiques clés qui ont surgi sur la voie du développement des différentes formations de l'État russe sous l'angle de la chronologie historique.

      Par l'approche historique, nous avons mené une analyse des événements marquants dans leur développement successif et progressif qui aboutit à quelques conclusions sur le plan géopolitique. Cela nous a permis de révéler les origines des faits historiques, leurs causes qui, en fin de compte, ont largement déterminé le contenu et le caractère de leur évolution. Nous n'avons jamais prétendu à une exhaustivité d'analyse purement historique.

      L'approche multidimensionnelle et l'utilisation de différentes sources provenant de tous les pays concernés, ainsi que des auteurs occidentaux permettent d'atteindre une certaine objectivité.

      Le principe de l'analyse sous tous leurs aspects a permis de traiter les questions en tenant compte de toutes les circonstances qui se répercutent sur la politique et sur les intérêts russes dans la région caspienne.

      La méthode de la périodisation et de l'analyse logique ont également été utilisées.

      


I. – Les difficultés rencontrées

      

      Lors de la réalisation de la présente étude, nous avons essayé de comprendre les problématiques caspiennes posées au cœur des préoccupations de la politique intérieure et étrangère russe à travers lesquelles se dessine la place et le rôle que la Russie compte jouer dans la région. L'ensemble de l'analyse porte à la fois sur les plans juridique, économique sans pour autant entrer dans chaque champ d'études.

      Nous nous sommes heurté à des problèmes de divergence dans certains domaines qui remettent en cause la fiabilité des données chiffrées. Nous avons essayé de les réunir, de les ordonner et ensuite d'en dégager le sens. Même les chiffres concernant les données géographiques divergent parfois d'une source à l'autre. Finalement, nous avons limité ce recensement en nous contentant de ne retenir que les statistiques des agences les plus citées. Nous avons également renoncé à fournir simultanément plusieurs chiffres comme le pratiquent certains chercheurs.

      Une autre difficulté a été liée à l'actualisation permanente de notre travail de recherche au cours de ces quatre dernières années. Certaines idées ont du être abordées plusieurs fois sous différents angles selon le contexte étudié, ce qui pourrait parfois donner un sentiment de répétition. C'est également le cas lorsqu'une situation similaire vécue par plusieurs pays est décrite dans des parties successives.

      L'objet de l'étude initiale – les relations entre la Russie et les anciennes républiques soviétiques méridionales – était trop large et par conséquent a été réduit à la seule région caspienne. Même l'analyse des cinq pays restants représente un grand travail de recherche. De nombreux déplacements à l'étranger m'ont permis de réunir des sources considérables. Néanmoins, certains pays sont restés inaccessibles pour différentes raisons ce qui a restreint le choix des supports documentaires disponibles hors des frontières de ces pays.

      


J. – La genèse du sujet

      

      Nous avons commencé, il y a cinq ans, à travailler sur les relations post-soviétiques entre la Russie et les républiques du Caucase du Sud, notamment l'Arménie.

      Dans les constructions géopolitiques contemporaines, le Caucase du Sud et l'Asie centrale sont souvent considérés comme une entité géopolitique unie malgré leur séparation par la mer Caspienne. Interpellé par cette approximation, nous avons alors souhaité étendre nos recherches scientifiques, dans le cadre de ce doctorat, aux anciennes républiques soviétiques méridionales. Nous avons choisi de traiter comme sujet de thèse les rapports entre la Russie et les huit nouveaux États issus du démembrement de l'Union soviétique.

      En effet, ces derniers sont impliqués dans de nombreux projets communs qui les rapprochent. Initialement, nous nous sommes intéressé aux processus migratoires des minorités nationale, notamment russes, dans ces républiques pendant la période post-soviétique. Mes missions effectuées en Géorgie, au Kazakhstan, en Arménie, au Kirghizistan et en Ouzbékistan, ma participation dans ces pays à de nombreuses manifestations concernant les questions des minorités nationales et la migration ont contribué à ce choix. En étudiant de près ce véritable chassé croisé de populations, nous nous sommes orienté vers l'analyse de ses causes et conséquence politiques et économiques. Pour cela, j'ai souhaité travailler sur une longue période historique qui remonte à la première apparition des anciens Rous sur les eaux caspiennes.

      L'ampleur des territoires touchés par ces migrations s'est révélée trop vaste. Il nous a paru intéressant alors de concentrer la suite de nos recherches sur la Caspienne et ses pays riverains compte tenu de leur importance permanente pour la Russie. Ce champ d'étude une fois déterminé, j'ai affiné l'analyse de l'évolution des intérêts géopolitiques russes dans leurs dimensions historique, politique, économique, militaire et humaine. Dans ce contexte, analyser la migration des populations russes sous l'angle de la constitution des États nations à l'intérieur des pays post-soviétiques me semblait prometteur. L'évolution de la politique russe aux différentes époques et la continuité de certains de ses aspects méritaient à mes yeux d'être soulignées. C'est ainsi que la problématique de la thèse s'est constituée.

      


K. – L'exposé pratique du travail réalisé

      

      L'exploitation partielle des résultats de l'étude a eu lieu durant toute la période de rédaction de la thèse lors des conférences, colloques, séminaires et doctoriales régionaux, nationaux et internationaux.

      Une partie des conclusions principales a été présentée et publiée dans différents interventions et articles. Plusieurs publications ont été faites sur le sujet de la thèse dans la presse, dans des périodiques spécialisés 18  et dans des mélanges.

      Les grands axes de ce travail ont été exposés lors des doctoriales annuelles de l'équipe de recherche TRACES au sein de l'Université de Lille3 19 , des journées d'études, des séminaires, des conférences et de l'Université d'été 20 , des tables rondes 21 .

      


L. – L'intitulé de l'étude

      

      Cette étude se propose de s'intituler La géopolitique de la Russie dans la région caspienne avec pour sous-titre Évolution des intérêts. Rivalités anciennes, enjeux nouveaux. En effet, au fur et à mesure de l'étude, il s'est avéré que le titre principal devait être revu. Le

      terme « géopolitique » s'est révélé à la fois trop large et abstrait. C'est la raison pour laquelle nous avons précisé l'intitulé en ajoutant un sous-titre. En utilisant une approche historique, nous mettons en exergue la continuité et le sens de la politique russe à l'égard de la région caspienne.

      


M. – La structure de la thèse

      

      La thèse se présente en deux volumes. Le premier volume comporte trois parties. La première partie est consacrée à un aperçu historique du 9e à la fin du 20e siècles qui retrace l'évolution des intérêts et de la politique russe relatifs à la région caspienne.

      Les deuxième et troisièmes parties couvrent les années post-soviétiques de 1991 à nos jours. La deuxième partie s'interroge sur de nombreux problèmes et défis révélés après les nouvelles découvertes des ressources énergétiques dans la Caspienne et dans les territoires riverains.

      La troisième partie aborde, d'une part, les questions des politiques étrangères, aussi bien des pays régionaux que des puissances en présence, sous l'angle des rapports avec la Russie, de l'autre, la répercussion des événements qui se déroulent dans cet espace et autour de lui sur le destin des communautés russes vivant dans les trois anciennes républiques soviétiques.

      Le deuxième volume est composé de la bibliographie des ouvrages cités, de la chronologie des événements qui ont marqué l'histoire de la région, de cartes et d'annexes.

      


N. – Quelques remarques et questions de terminologie

      

      Pour nous, l'Empire russe, l'Union soviétique et la Fédération de Russie ne sont pas les mêmes malgré toutes les ressemblances et la relative pérennité. À l'époque soviétique, les relations entre la RSFSR et les républiques soviétiques ne sont pas traitées comme les relations entre la métropole et les colonies. Néanmoins, dans le texte, pour une lecture facile, nous utilisons parfois les termes « métropole » et « satellite ». Sous ces derniers, nous sous-entendons la Russie et les ex-républiques soviétiques pour des raisons purement géographiques, car la Russie était la seule qui avait des frontières communes avec la plupart des républiques, et dans la perception des peuples elle est restée la « métropole ». Enfin, le centre soviétique avait pour siège Moscou qui était aussi la capitale de la RSFSR.

      Pour ce qui concerne la transcription des mots russes et des titres des ouvrages et des articles, nous nous sommes aligné sur une pratique courante consistant en l'utilisation de deux façons d'écrire à la fois. Dans le corps du texte, nous avons adopté la transcription française traditionnelle afin de faciliter la lecture. Quant aux notes de bas de page et, par conséquent, à la bibliographie, nous utilisons la translittération scientifique.

      Nous utilisons le terme « Caucase du Sud » quand il s'agit de la période post-soviétique. En dehors de ce cas est employée l'appellation « Transcaucasie ». De même, l'Iran est utilisé après les années 1920, pour la période précédente, nous parlons de « Perse ».

      Nous utilisons également les termes « kazakh » et « azéri » qui ont une signification relative à l'ethnie. Dans le reste des cas, nous faisons usage des mots « kazakhstanais » et « azerbaïdjanais ».

      


PREMIÈRE PARTIE
LA POUSSEE RUSSE VERS LA CASPIENNE :
APERÇU HISTORIQUE

      

      

      

      Une étude complète de la situation géopolitique contemporaine de la région caspienne et de la place de la Russie dans la nouvelle répartition des rôles ne peut être réalisée sans une synthèse rétrospective des événements historiques qui ont marqué l'espace en question. Un aperçu historique permettra de suivre l'évolution de l'intervention progressive de la Russie à travers ses différentes formations étatiques : la Russie Kiévienne, la Moscovie, l'Empire russe, l'Union soviétique. Par une analyse diachronique, nous essayerons de démontrer la répercussion des événements géopolitiques clés sur la situation de la Russie dans la région Caspienne.

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


CHAPITRE I
DE SVIATOSLAV À PIERRE LE GRAND

      

      

      Dès l'antiquité, la Caspienne et les territoires voisins représentaient une intersection entre plusieurs mondes (iranien, romain, byzantin, arabe, touranien, russe), entre les intérêts politiques, économiques et culturels de l'Europe et de l'Asie, une arène des mouvements dramatiques qui ont laissé leur empreinte sur les destins des ethnies peuplant la région et sur le développement ultérieur de l'histoire de l'Eurasie.

      Du point de vue géographique, les terres russes étaient bien placées par rapport aux anciennes voies commerciales liant l'Europe à l'Orient et le Nord au Sud. Deux d'entre elles – des Varègues aux Grecs et des Varègues aux Arabes 22  (de la Volga-Caspienne) – primaient sur les autres routes. La deuxième appelée également des Bulghars aux Perses 23  était l'axe majeur reliant l'Europe au monde arabe, aux Indes, aux pays d'Asie centrale et à la Chine avant la découverte de la voie maritime vers l'Inde contournant le continent africain 24 .

      

      


§ 1. Des premières campagnes caspiennes des Rous à l'apparition d'une vision géopolitique sur l'ensemble de la Steppe (9e-15e siècles)

      

      

      La conquête de la région caspienne commença dès l'antiquité. Les anciens Rous connaissaient la Caspienne depuis leur entrée sur la scène historique. Les premières mentions concernant les liens commerciaux entre les anciens Slaves Orientaux et les habitants du Moyen-Orient, notamment, de l'actuel Azerbaïdjan, remontent aux 5e-6e siècles 25 , c'est-à-dire à la période préislamique. La découverte de monnaies et d'objets en argent de l'époque sassanide (224/226-651) au Nord des steppes de la Russie méridionale indiquent indirectement que les marchands rous ou perses s'aventuraient déjà loin à la recherche de marchandises orientales, prisées chez les anciens Russes, ou des fourrures et de l'ambre tant appréciés par les Perses 26 . En ce qui concerne les premiers témoignages écrits, ils n'apparaissent qu'à l'époque des Abbassides (750-1258).

      


A. – Les premières apparitions des Rous sur la Caspienne

      

      Les premiers Rous apparurent sur les eaux caspiennes à la fin du 9e siècle. À partir de cette période, les anciens Rous commercèrent en permanence avec les Perses, les Arabes et d'autres peuples d'Orient. Selon le chroniqueur al-Massoudi, à cette époque, seuls les Rous naviguaient sur la Caspienne 27 . Un autre auteur, l'Arabe ibn Khordadbèh, écrit à propos des Slaves Orientaux (Rous) : « Les marchands rous, qui sont de la tribu des Slaves […] descendent en bateaux le fleuve Slave [la Volga – G.G.], en passant par le golfe jusqu'à la capitale des Khazars […]. Puis ils naviguent vers la mer Djourdjan [la partie sud de la Caspienne - G.G.] et débarquent en tout point de la côte […]. Parfois ils transportent leurs marchandises sur des chameaux jusqu'à Bagdad […] » 28 . Les annales arabes mentionnent également l'apparition de petites colonies rous à Itil et à Bagdad (846) 29 .

      Cependant, les contacts ne furent pas trop intenses, car les territoires russo-slaves étaient séparés de ceux du monde islamique par des empires nomades. Ainsi, les marchands rous furent obligés de mener leurs activités commerciales avec l'Orient via les capitales bulghare (Bulghar) et khazare (Itil) situées sur la Volga. Pour traverser ces territoires, ils furent contraints de payer aux autorités locales des droits de passage et de douane.

      À cette époque, les intentions des Rous à l'égard des territoires situés autour de la Caspienne étaient principalement commerciales, donc pacifiques. Le développement des intérêts commerciaux et les récits des marchands rous à propos des richesses de l'Orient, notamment de la Perse et du territoire de l'actuel Azerbaïdjan, éveillèrent l'envie des Rous de faire des campagnes militaires qui ne tardèrent pas à se réaliser. Selon N. Tebenkov, la politique orientale de Byzance pouvait également inciter les Rous à faire des expéditions en direction de la Caspienne 30 . On peut penser que ces derniers, à leur tour, et suivant ce modèle, commençaient à avoir une vision politico-économique beaucoup plus large par rapport aux territoires et aux marchés orientaux les plus proches et les plus accessibles.

      Quelquefois, les droujines 31  des marchands se transformèrent en bandes de pillards. On rencontre les premières mentions de brigands rous sur la Caspienne à partir de la seconde moitié du 9e siècle (864-884) 32 . En 880, ils sillonnèrent la mer Caspienne et prirent d'assaut l'île d'Abaskun 33 . Cependant, les renseignements historiques relatifs à cette époque sont très pauvres.

      Pendant le siècle qui va suivre, les campagnes des Rous entreprises dans la région caspienne s'intensifièrent. Les expéditions des droujines rous du prince Oleg (879-912) marquèrent la Russie ancienne pendant la première moitié du 10e siècle. Leur histoire fut relatée dans les premières chroniques de la Russie kiévienne. Ainsi, en 909, 16 barques (ladia 34 ) rous (1150 soldats et matelots) apparurent au Sud de la Caspienne, dans le golfe d'Astrabad sur la côte du Tabaristan. Après avoir pris l'Abaskoun, les Rous se dirigèrent vers la côte Ouest et retournèrent chez eux avec un butin conséquent 35 . En 910, les guerriers rous réapparurent sur la côte méridionale de la Caspienne, prirent et ravagèrent la ville de Sary. En dépit d'une défaite maritime sur leur route 36 , la droujine rous écrasa la résistance des troupes musulmanes au Gilân (Iran Nord-Ouest) et au Chirvan (Azerbaïdjan central et septentrional) avant de rentrer heureusement, avec le butin gagné. Ces attaques furent une sorte de prélude à de vastes campagnes mieux préparées et organisées qui vont suivre plus tard.

      Après avoir conclu un nouveau Traité de paix avec Byzance (911), la Russie kiévienne put entreprendre une vaste campagne en direction des côtes occidentale et méridionale de la Caspienne. En 913, le Grand Prince Igor, à la tête des 50 000 guerriers 37  sur 500 grandes barques, commença une nouvelle campagne militaire dont le but était d'atteindre la mer Caspienne et, sans doute, de récolter un beau butin 38 . Certains historiens affirment qu'en entreprenant cette campagne, les Rous accomplissaient leurs obligations vis-à-vis des Byzantins : conformément au traité de paix signé par Oleg, ils intervenaient pour détourner l'attention des Arabes de la Transcaucasie et pour porter secours aux chrétiens du Caucase – Arméniens et Géorgiens – contre les musulmans 39 . Ainsi, on voit apparaître, pour la première fois, la fameuse thèse de « la Russie protectrice des chrétiens orientaux » qui sera institutionnalisée sous Ivan le Terrible au 16e siècle, instrumentalisée par Pierre Ier et la Grande Catherine au 18e siècle, pour finalement justifier certaines conquêtes territoriales au 19e siècle.

      D'autres chercheurs estiment que cette campagne des Rous n'était pas officiellement entreprise par l'État russe, mais était organisée par la droujine russo-varègue, à ses propres risques et périls 40 . Les troupes descendirent dans le golfe Nitas (mer d'Azov) lié avec la mer Khazar (Caspienne) via le portage (perevolok) de la rivière du Don. À Sarkel, ils obtinrent la permission du roi khazar d'atteindre la rivière al-Khazar (Volga) et de se diriger vers la mer Caspienne à condition de partager le butin pris sur les peuples riverains.

      Ce fut la plus grande campagne caspienne de cette période. Divisés en plusieurs groupes, les Rous attaquèrent et dévastèrent l'Abaskun, le Tabaristan, le Djilan (Gilân) et le « pays pétrolifère » (la presqu'île d'Apchéron) situé au bord de la mer Djourdjan 41 . Les îles situées aux environs de Bakou servaient de base aux Rous. Habituées à recevoir des bateaux de marchands et de pêcheurs, les populations locales n'étaient pas prêtes à s'opposer à cet ennemi inattendu. À la hâte, le dirigeant du Chirvan réunit les musulmans sur des barques et bateaux marchands qui tentèrent de s'approcher des positions des Rous. Écrasant cette faible résistance, ces derniers pillèrent, brûlèrent et tuèrent impunément. Les peuples riverains, connaissant bien les marchands rous du pays lointain, découvrirent également de quoi était capable ce peuple nordique sur le champ de bataille.

      Enrichie, la droujine rous décida de rentrer. Selon l'accord conclu avec l'État khazar, les Rous devaient laisser une partie du butin au khagan au titre du droit de passage. Cependant, à cette époque, le nombre des musulmans de l'État khazar, soutenus par le Khârezm et les pays du khalifat, s'était considérablement accru. Les rumeurs à propos des atrocités commises par les Rous à l'égard des peuples du sud de la Caspienne, incitèrent les musulmans à venger leurs coreligionnaires. Les Rous subirent des pertes énormes sur le portage Volga-Don. Les cinq mille guerriers rous épargnés dans les batailles atroces furent contraints d'emprunter une route détournée, vers l'amont de la Volga. Sur cette route, ils furent exposés cette fois aux attaques des Bulghares de la Volga et anéantis définitivement. Désormais, faire des campagnes dans la Sud-Caspienne devint dangereux. Les incursions dans cette direction s'arrêtèrent pour trois décennies.

      En 941, le prince Igor effectua sa première campagne contre les possessions byzantines en Asie Mineure. La Russie Kiévienne perdit la bataille maritime contre les Grecs et se tourna en direction de l'Est – la Transcaucasie et la Caspienne – afin de compenser ses échecs militaires. En effet, au cours de son histoire, la Russie, à chaque défaite en Europe reportait ses efforts sur l'Asie pour regagner son prestige et reconstituer ses pertes matérielles. Par rapport aux précédentes, cette campagne était mieux organisée. Les Rous choisirent la route habituelle qui passait par la forteresse de Sarkel. Cette fois ils formulèrent leurs demandes et conditions auprès du kaghan khazar : le droit de passage par son territoire vers la Caspienne, le partage du butin gagné et des garanties de retour en pleine sécurité. Ce dernier point de l'accord était une nouveauté. Pour éviter la confrontation et, sans doute, l'éventuelle guerre avec les Rous, le kaghan s'adressa à la communauté musulmane concentrée principalement sur les territoires limitrophes Nord-Caspiens. Se trouvant dans une situation délicate entre les Rous, le kaghan et leurs coreligionnaires Sud-Caspiens, les dirigeants des musulmans décidèrent de donner la permission de passage à condition que les guerriers rous s'engagent à ne guerroyer qu'avec les combattants musulmans et à épargner les populations civiles des pillages et des meurtres.

      Après avoir accepté les propositions des musulmans khazars, les Rous se dirigèrent vers la ville de Berdaa (943), située sur la Koura, qui contrôlait la voie commerciale menant en Transcaucasie. La ville fut prise. Le lendemain les Rous annoncèrent à la population : « Nous n'avons aucun différend religieux. La seule chose que nous désirons c'est le pouvoir. Nous nous sommes engagés à vous traiter correctement si vous nous obéissez bien » 42 . En réalité, les guerriers rous étaient intéressés par les droits de commerce perçus auparavant par les dirigeants de Berdaa. À plusieurs reprises, ils tentèrent de mettre de l'ordre dans la ville. Cependant, les attaques fréquentes des musulmans et la révolte des habitants de Berdaa, amplifiée par les conditions climatiques et par une nourriture inhabituelles ainsi que par une épidémie, poussèrent les Rous à retourner chez eux sans encombre au début de 944.

      Ainsi, dans la première moitié du 10e siècle, les droujines rous organisèrent quatre expéditions caspiennes. Si les campagnes contre Byzance, dirigées directement par des princes kiéviens, aboutissaient à la conclusion d'importants accords politico-militaires, et aussi commerciaux, à long terme, celles faites en Caspienne poursuivaient le but de s'emparer de richesses et d'obtenir la gloire militaire. Les relations commerciales entre les Rous et les peuples caspiens ne s'interrompirent pas pendant toutes ces décennies, hormis pendant quelques courtes périodes de guerres déjà évoquées.

      


B. – De Sviatoslav à la fin du joug mongol

      

      Le fils d'Igor, Sviatoslav ( ? – 972), commença sa carrière par des attaques contre l'État khazar. D'abord il conquit les Viatitchi sur l'Oka, qui étaient tributaires des Khazars. Ensuite, il dirigea toute sa force contre la Khazarie. En 965, il pilla le pays, y compris ses deux villes principales, Sarkel (Belaïa Veja) sur le Don et Itil sur la Volga, centre exclusif du commerce de transit entre Arabes et Normands 43 . Elles finirent par tomber sous le pouvoir de Sviatoslav. Comme on l'a déjà évoqué, le but principal des précédentes campagnes était le pillage. À la différence de ses prédécesseurs, Sviatoslav poursuivit plutôt des fins géopolitiques qui consistaient à s'affermir dans la Basse Volga et à créer un nouvel empire sur les ruines de l'ancien 44 . Selon certains chercheurs, sans cet exploit géopolitique de Sviatoslav la Russie kiévienne ne pouvait pas se constituer 45 .

      Cependant, le prince guerrier ne resta pas longtemps sur la Volga. Après avoir porté secours à l'empereur byzantin contre les Bulgares du Danube, il quitta définitivement Itil, attaqua la Bulgharie volgienne et s'installa à Pereïaslavets, sur le Danube. Selon G. Vernadski, l'empire de Sviatoslav (du Danube à la Volga) était plus vaste que les empires des Avars ou des Khazars et ne pouvait être comparé qu'avec celui des Huns (4e-5e siècles). À l'essence de l'État de la Steppe, Sviatoslav ajouta l'essence de l'État de la Forêt 46 . Mais l'affaiblissement de l'État khazar par Sviatoslav entraîna la disparition progressive d'un bouclier qui protégeait les steppes de l'Europe Orientale des hordes turques nomades. Ces dernières coupèrent les voies commerciales de la Russie menant à l'Orient 47 .

      À la fin du 10e siècle, les bateaux rous naviguaient librement sur la Volga et apparaissaient de temps en temps sur la Caspienne. En 987, l'émir de Derbent, pour lutter contre la noblesse locale, appela à l'aide des Rous qui vinrent sur 18 bateaux. Après un échec de débarquement, ces derniers mirent cap au Sud vers le Chirvan et le Moughan. Il semble qu'une partie des Rous s'infiltrèrent quand même dans la ville, puisque deux années plus tard, l'émir fut exclu de Derbent sous le prétexte de s'être entouré d'une garde rous 48 . C'était la première demande d'aide militaire à la Russie d'un dirigeant local. Lors des siècles suivants, ces appels à l'aide ponctuels vont se multiplier pour se transformer ensuite en des souhaits de protection interprétés presque toujours par l'État russe comme un « rattachement volontaire » de nouveaux territoires.

      Les Chroniques attestent que pendant la première moitié du 11e siècle les Rous étaient maîtres de la Basse Volga. Cependant, la part des marchands rous dans le commerce avec la Perse n'était pas si importante par rapport aux autres pays de l'Orient et cela malgré la proximité géographique et la présence d'une voie fluviale et maritime. Selon A. Khammad, cela s'explique par le fait qu'à cette époque, le monopole du commerce russo-iranien se trouvait dans les mains des petits commerçants arméniens et persans qui, dans la plupart des cas, s'occupaient de la revente des marchandises, y compris d'origine russe, entravant ainsi le développement du commerce bilatéral russo-persan 49 . À cette époque, on exportait déjà le pétrole de la presqu'île d'Apchéron 50 , un facteur qui deviendra neuf siècles plus tard l'enjeu principal de la région. Une partie des marchandises persanes atteignait également le territoire russe via la Crimée et la mer d'Azov.

      En 1030, les Rous, sur 38 bateaux, apparurent de nouveau sur la côte du Chirvan. Ils écrasèrent les troupes du chirvanchah et montèrent la Koura pour prêter secours au régent de Gandja (Arran) dans sa lutte contre son frère. Grassement récompensés, les guerriers rous rentrèrent chez eux par la voie terrestre. Ils répétèrent leur campagne deux ans plus tard (1032). Au retour, avec le butin, ils furent exterminés par l'émir de Derbent ce qui provoqua sans doute de vaines attaques des Rous et des Alains contre Derbent en 1033 51 .

      Les Chroniques mentionnent très vaguement encore une expédition des Rous avec des alliés Alains et Khazars contre le Chirvan à la seconde moitié du 12e siècle. Vraisemblablement, elle fut liée à la sécurisation de la route terrestre de la rive occidentale de la Caspienne, située au Nord de Derbent. Elle fut abandonnée à cause d'attaques permanentes de Montagnards et d'accrochages armés entre Arabes et nomades des steppes au-delà de la chaîne du Grand Caucase 52 .

      Suite à l'invasion des hordes mongolo-tatares, les relations directes politiques, économiques et militaires entre les Rous et les peuples caspiens s'interrompirent brusquement. Durant cette période, seul un commerce marginal se développa, car la route commerciale de la Volga fut monopolisée par les Tatars qui, en plus d'être bons guerriers, se distinguaient également par leur habilité à organiser les relations commerciales si primordiales pour le développement des villes et pour le ravitaillement des différentes tribus mongoles.

      Saraï, la capitale de la Horde d'Or créée par les descendants de Gengis Khan, devint un important centre de commerce où les marchands rous entraient en relations avec leurs homologues orientaux. Ainsi, le commerce par la Volga puis par la Caspienne se trouva presque entièrement entre les mains des marchands musulmans (turcs, arabes, persans, alains) 53 . Selon le spécialiste de l'histoire du commerce russe P. Melgounov, l'« invasion mongole contribua à l'achèvement définitif du processus de déplacement du centre du commerce du sud-ouest de la Russie, avec sa voie commerciale « des Varègues aux Grecs », au nord-est avec l'artère fluviale puissante Volga-Russie de Souzdal, précurseur de Moscou » 54 . Après la dévastation de Saraï par les troupes de Tamerlan (1395), les commerçants rous réapparurent au Sud et Sud-Ouest de la Caspienne où les villes de Chemakha, de Derbent et de Tabriz prospéraient.

      C'est à cette époque qu'on rencontre les premières mentions historiques de la piraterie organisée sur les eaux de la Volga et de la Caspienne. Elles sont liées aux ouchkouïniks, hommes libres, souvent membres des droujines armées. Dans la plupart des cas, ils étaient très bien armés et équipés par des boïars et marchands d'abord du Grand Novgorod, puis de Nijni Novgorod. Sur de petites barques à voile et à rame à fond plat (ouchkouïs), ces bons soldats et habiles matelots firent des incursions sur la Volga et la Kama et sillonnèrent jusqu'à la mer Caspienne.

      Les incursions et la piraterie des ouchkouïniks atteignirent leur apogée dans la seconde moitié du 14e siècle (1360-1375) quand la Horde d'Or entra dans sa phase de déclin et fut incapable de contrôler la région. L'apparition de ces nouveaux « corsaires » sur la Volga coïncida avec l'augmentation des activités commerciales sur le fleuve et l'accroissement de l'importance des anciennes villes moyennes volgiennes (Bulghar, Nijni Novgorod) en tant que centres incontournables du commerce intercontinental. Une lutte farouche commença entre Russes et Tatars pour le contrôle de l'axe fluvial. Novgorod sera bien évidemment impliqué dans ce conflit.

      Ainsi, bien avant Ivan le Terrible, les principautés russes visaient déjà les territoires voisins de la Volga et caressaient l'idée de devenir seules maîtresses du fleuve qui représentait un gage pour leur développement économique et leur prospérité. Selon V. Bernadski, certes les raids des ouchkouïniks poursuivaient le pillage de la moyenne Volga, mais ils faisaient partie d'une politique plus vaste des princes de Novgorod dont l'objectif final était la soumission de ces territoires et la conversion du pillage en une sorte de tribut 55 .

      Les ouchkouïniks pillaient aussi bien les villes et villages de la Horde d'Or que ceux de la Russie. Parmi les victimes des pirates de la Volga on trouvait également les caravanes et les bateaux marchands, aussi bien musulmans que chrétiens. Cependant, certains écrivains russes et historiens soviétiques considèrent les actions des ouchkouïniks comme une des formes de protestation des pauvres ou bien de lutte pour la libération nationale du peuple russe contre le joug tatar 56 .

      Du point de vue militaire, les ouchkouïniks représentaient une force considérable qui inquiétait non seulement les troupes russes, mais également celles de la Horde d'Or. Les annales russes décrivent plusieurs expéditions d'ouchkouïniks dont la plus importante eut lieu en 1375. Environ deux mille pirates russes, sous le commandement des atamans Prokofi et Smolianine, attaquèrent les villes de Iaroslavl, Kostroma et Nijni Novgorod sur 70 embarcations. Les pillages continuèrent sur la Kama, ensuite sur l'amont de la Volga jusqu'à Hadji-Tarkhan (Astrakhan) où ils subirent une défaite fatale de la part du khan de cette ville Saltcheï 57 . En conséquence de cette défaite, tout le mouvement des ouchkouïniks fut réduit à néant 58 . Pour résumer, par l'intermédiaire des ouchkouïniks, Novgorod « fit son entrée sur la scène pour défendre par elle-même ses intérêts économiques » et « conférer aux Novgorodiens le droit de commercer directement sur la Volga » 59 .

      


C. La naissance d'une vision géopolitique à l'égard de la région caspienne

      

      Le 15e siècle fut la période de l'unification des principautés russes sous la tutelle de Moscou après trois siècles de domination tatare. L'unification politique des terres russes fut principalement achevée sous le règne d'Ivan III (1462-1505). C'était un tournant de la lutte avec et pour la Steppe : la Moscovie prenait progressivement la relève de l'empire des steppes sur les vastes étendues eurasiennes. Le khan était remplacé par le grand prince qui deviendra tsar 60 . Côté européen, les revendications du patrimoine de la Russie kiévienne servirent de prétexte à une extension territoriale plus large 61 .

      Ainsi, l'autorité et le prestige de l'État russe sur la scène internationale augmentaient, poussant ses dirigeants à viser d'autres territoires. Une nouvelle voie commerciale se dessina de Tver à Astrakhan, puis, par la mer Caspienne, vers l'Asie centrale, le Daghestan, le Chirvan, la Perse et aussi l'Inde 62 . À la fin du 15e siècle, les marchands russes empruntaient intensivement cette route commerciale pour se rendre en Perse et dans les régions intérieures de Transcaucasie et d'Asie centrale. Une colonie marchande russe forte de 300 membres environ s'établit à Tabriz 63 . Inversement, les marchands locaux apparurent de plus en plus souvent dans les villes russes. Coupés de l'Extrême-Orient par la poussée turque, les marchands occidentaux, à leur tour, privilégièrent de plus en plus souvent le territoire russe pour se rendre en Asie.

      Chemakha, la capitale du Chirvan, devint un centre important de commerce et attira de nombreux marchands étrangers, y compris russes, notamment, de Tver et de Moscou. En 1465, Hassan bek, l'envoyé spécial du chirvanchah Farrukh Iasir, arriva à Moscou et se présenta au Grand Prince Ivan III. La visite réciproque ne tarda pas ; presque parallèlement l'ambassade du boïar Vassili Panine se rendit, à son tour, à Chemakha (1466). Ce furent les premiers contacts diplomatiques entre l'État russe centralisé et le Chirvan 64 . Le fameux voyage du marchand et voyageur de Tver d'Afanasi Nikitine en Inde via la Caspienne (1466-1472), 30 ans avant l'arrivée en Inde de Vasco da Gama, coïncida avec le retour de Hassan bek. Il fut le premier à ouvrir la route des Indes du côté nord.

      Dorénavant, les khanats de Kazan, d'Astrakhan et du Caucase représentaient un obstacle pour les intérêts hégémoniques russes naissants. De plus, les caravanes et les bateaux commerciaux russes subissaient en permanence les attaques des Tatars, des Nogaïs et d'autres peuples nomades habitant ces territoires. À partir du 16e siècle, les tsars russes se mirent à résoudre progressivement ce problème pour dégager une fois pour toute la route de la Perse.

      En 1475, le Grand prince Ivan III, en quête d'alliés dans la lutte contre la Horde d'Or, envoya une ambassade auprès du chirvanchah. Une tentative de conclure un traité d'amitié entre la Russie et le Chirvan, à qui Ivan III accordait une attention particulière dans ses visions géopolitiques concernant cette région, eut également lieu en 1499 65 . En effet, Ivan III entra dans l'histoire russe comme tsar ayant une politique clairvoyante par rapport au monde musulman, couronnée de succès diplomatiques évidents. Dans les siècles à venir, la Russie verra toujours en la Perse une alliée stratégique potentielle en dépit de toutes les contradictions, voire les guerres, existantes dans les relations bilatérales.

      

      

      CONCLUSION

      

      Le commerce avec les peuples autochtones était à l'origine des campagnes militaires des Rous dans la région Caspienne. Avant de se lancer dans ces entreprises militaires, les Rous connaissaient bien la région et ses richesses. Les marchands russes, via les villes volgiennes de Bulghar et d'Itil, avaient des relations commerciales avec les plus importants centres marchands régionaux de l'époque : Berdaa, Derbent, Chemakha, Tabriz, etc. Les objectifs poursuivis par les expéditions avant Sviatoslav furent purement militaires et commerciaux.

      À la différence des précédentes, la campagne de Sviatoslav avait notamment un caractère politique : s'ancrer durablement dans la Basse Volga. Sortis de la Forêt et dominant la Steppe, les Rous tentèrent, pour la première fois, d'établir des constructions géopolitiques. Encore fragiles, elles s'arrêtèrent avec la disparition de Sviatoslav.

      Les invasions mongolo-tatares ont pratiquement interrompu, durant presque trois siècles, les échanges entre les Russes et les peuples habitant sur la côte ouest de la Caspienne.

      À partir du 15e siècle, en rassemblant les terres russes sous sa tutelle, la Moscovie commença à étendre son territoire vers le sud, en direction de la Caspienne. Les terres à la fois de la Russie kiévienne et de la Horde d'Or furent visées pour l'extension territoriale.

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


§ 2. Le début de la revendication du patrimoine de la Horde d'Or et la revalorisation stratégique du commerce de transit Est-Ouest (16e-17e siècles)

      

      

      Ce fut Ivan le Terrible (1533-1584) qui inaugura une nouvelle ère dans l'avancée et la conquête russe des territoires situés des deux côtés de la Volga. Le fleuve, qui recevra le nom de « rivière mère russe », ouvrait la voie vers la mer méridionale Caspienne et vers tout l'Orient. En effet, le rôle de la Volga dans l'ethnogenèse de la Russie est similaire avec celui du Dniepr pour la Rous ancienne, soit celui d'un fleuve asiapète donnant sur l'Eurasie et au-delà 66 . La volonté de devenir l'État dominant de l'ancienne voie commerciale et d'empêcher l'avancée de l'Empire ottoman dans cette direction poussa la Moscovie à prendre une série de mesures. C'était le début de la revendication des terres de la Horde d'Or, comme sous les prédécesseurs d'Ivan le Terrible qui convoitaient le patrimoine de la Russie kiévienne.

      


A. – La prise des khanats musulmans de Kazan et d'Astrakhan

      

      Ivan IV se considérait plutôt comme un tsar orthodoxe que russe. Au début du 16e siècle, le moine Philothée formula dans son Épître au grand-prince Vassili Ivanovitch la célèbre prophétie « Moscou – troisième et dernière Rome », ce qui signifiait le transfert de la capitale du royaume orthodoxe à Moscou : « … deux Romes sont tombées, mais la troisième est debout et il ne saurait y en avoir une quatrième » 67 . Dans sa politique extérieure, le tsar privilégiait la lutte contre les infidèles de l'Orient musulman et de l'Occident latin. La prise de Kazan, ce passage obligé vers l'Oural, la Sibérie, la Perse et l'Asie centrale, devait être le premier pas dans la réalisation de cette « croisade » du tsar russe orthodoxe contre, notamment, l'islam. Ainsi, l'idée « Moscou, dernière Rome », devenue de plus en plus obsessionnelle, constitua le fondement idéologique de l'empire en pleine construction.

      Les premières campagnes contre Kazan (1547-1548, 1549-1550) ne furent pas couronnées de succès. En fin de compte, la ville tomba en 1552 et une partie des Tatars furent convertis à l'orthodoxie 68 . Avant cette opération militaire, l'État moscovite travaillait âprement au rassemblement des terres de la Russie ancienne qui « justifiait » ses actions.

      L'annexion d'une entité étatique qui n'avait jamais été intégrée auparavant aux territoires historiques de la Rous « faisait voler en éclats les conceptions juridiques traditionnellement admises » 69 . La prise de Kazan fut la première opération militaire qui plaça les musulmans sous la domination de la Moscovie orthodoxe en inaugurant ainsi une longue période historique de conquête et d'assujettissement d'autres populations musulmanes. Nulle part en Moscovie, en dehors du khanat de Kazan, l'église orthodoxe et l'État ne travaillèrent mieux en tandem et en harmonie 70 . Par cette conquête, l'État russe s'affirma également comme un ensemble politique multiculturel.

      À la soumission du khanat de Kazan succédèrent la liquidation de la Horde nogaï (1556) et la chute du khanat d'Astrakhan (1556) 71 . Malgré le cosmopolitisme présent (communautés arménienne, géorgienne, indienne, daghestanaise, persane, grecque, tatare, de Khiva, de Boukhara, etc.), Astrakhan, lieu de rencontres des marchands musulmans et chrétiens, se transforma davantage en une ville russe et la Volga en un « fleuve russe ». La ville jouera un rôle inestimable dans la formation du marché intérieur russe et dans le développement des liens commerciaux et culturels avec les pays de l'Orient. C'est pourquoi, dans les décennies suivantes, elle sera convoitée par le sultan turc et le khan de Crimée (1564, 1569), les Kalmouks (1630), les Tatars (1660) et les révoltés de Stépan Razine (1665, 1670).

      Par la prise d'Astrakhan, la Moscovie devint une puissance caspienne et conserva ce statut jusqu'à nos jours. En outre, un État majoritairement slave et orthodoxe évolua vers un empire multiethnique et multiconfessionnel 72 . Selon l'expression de M. Heller, « la carte de l'empire moscovite se modifie comme par magie » 73 . Par l'évolution du « rassemblement des anciennes terres rous » avec celui des terres de l'empire gengiskhanide, la Moscovie, en effet, prit la relève de la Horde d'Or, ce qui représenta un événement majeur dans l'histoire de toute l'Eurasie.

      En s'emparant du cours inférieur de la Volga, la Russie devint quasiment seule maîtresse de l'ancienne voie commerciale de la Volga donnant accès direct vers l'Orient. Ainsi, Ivan le Terrible « restaurait l'ancienne organisation russe de l'État possédant en même temps la forêt, la steppe et une mer méridionale » 74 . Dorénavant, les Russes pouvaient établir les relations diplomatiques et commerciales avec les Persans sans les intermédiaires musulmans traditionnels.

      Par l'incorporation du khanat d'Astrakhan, le tsar russe créa une tête de pont pour progresser en direction du Caucase du Nord et de la Caspienne, morcelés en petites royautés dont les princes et les roitelets ne s'entendaient pas, ce qui rendait ainsi leurs territoires vulnérables face aux interventions extérieures. En 1557, la Kabardie passa sous le protectorat de la Russie, suivi par les tribus nogaïs et kalmouks. Le mariage du tsar avec Marie, une princesse kabarde, prouva une fois de plus la détermination de la Moscovie à disputer le Caucase à l'Empire ottoman et à son vassal le khanat de Crimée 75 .

      Après cette avancée, la Russie entreprit une vaste campagne de colonisation populaire de la région volgienne et du « champ sauvage » (situé au sud de l'affluent Oka) et la construction de forteresses dont la plus importante était celle de Terka (1567) sur la rivière de Sounja en Tchétchénie. Selon B. Nolde, la fondation de Terka, destinée à devenir le point de départ de la pénétration russe dans le Caucase, fit de la Russie une puissance caucasienne 76 . Le tsarisme entreprit la construction de la fameuse route militaire de Géorgie après avoir soumis les Kabardes et les Ossètes qui contrôlaient ce passage unique à travers la chaîne du Grand Caucase.

      Dans cette politique expansionniste, beaucoup d'espoirs furent placés dans la cosaquerie, cette couche sociale particulière, dont la base socioculturelle étaient les colonies autonomes avec leur propre mode de vie. C'est à cette période que les Cosaques du Don, marqués initialement par un « fort élément turcophone » 77 , se manifestèrent comme des gardes-frontières, des défenseurs fiables des confins méridionaux de l'État russe. Au début, on appelait Cosaque toute personne qui aspirait à se libérer, à réaliser ses rêves, à changer son destin et à tout recommencer. Les vastes étendues du futur Empire russe servirent à la réalisation de cette utopie russe, à l'instar des colonisateurs multiethniques qui assimilaient les terres du continent américain.

      

      Caractérisés par leur loyalisme, les Cosaques commencèrent à exercer, à partir du 16e siècle, un rôle géopolitique particulier dans la construction de l'organisation, du développement et de l'expansionnisme de l'État et de l'histoire russes. Ils contribuèrent à l'intégration stratégique des terres russes tout en défendant et en élargissant les confins de l'empire. Désormais, ce rôle ne cessa d'augmenter. Après avoir progressivement peuplé les terres du Don, les communautés guerrières des Cosaques commencèrent à être transférés au Kouban, vers le piémont caucasien (1777-1781) où naquit la cosaquerie du Terek. Le processus de leur métissage avec les peuples autochtones, en particulier avec les populations turques, était très intense. Les Cosaques steppiques, avec le temps, se transformèrent en paysans fermiers. Ainsi, les Cosaques deviennent peu à peu une partie intégrante du paysage ethnique complexe du Caucase, des « populations caucasiennes slavophones » 78 .

      Ainsi, le comportement expansionniste des Russes amplifia les inquiétudes et les craintes des Turcs et des Tatars de Crimée pour leurs possessions limitrophes des nouvelles frontières russes.

      


B. La triangulaire des rivaux : Moscovie, Empire ottoman, Perse des séfévides

      

      Les guerres aussi bien avec les Suédois et les Polonais à l'Ouest (guerre de Livonie (1558-1583) qu'avec les Turcs et les Tatars au Sud empêchaient la Russie de continuer avec succès sa politique caucasienne. Les Ottomans, à leur tour, ne voulaient pas se résigner au fait que le commerce entre l'Orient et l'Europe soit détourné de l'Asie Mineure en faveur de la voie Volga-Caspienne notamment après la prise d'Astrakhan. En outre, l'avancée russe coupa les contacts commerciaux, militaires et humains (caravanes de pèlerins centrasiatiques, etc.) directs entre les Ottomans et leurs coreligionnaires d'Asie centrale au nord de la Caspienne. En effet, dans leurs esprits, la chute de Kazan et d'Astrakhan représentait un « recul de l'aire de l'Islam » 79 . Ce furent les raisons de l'expédition turque contre Astrakhan qui essuya une grave défaite en 1569.

      Le regain d'activité des relations russo-persanes coïncida avec la création d'une nouvelle formation d'État sur le territoire persan : l'État séfévide (1501-1736). Il coupa l'Empire ottoman de l'Asie centrale turcophone, cette fois au sud de la Caspienne, traditionnellement plus fréquenté que le passage du nord. Le tsar Ivan le Terrible saisissait toutes les opportunités de confrontation des Séfévides avec les Ottomans qui étaient considérés comme ennemi commun. Ainsi, en 1568, l'envoyé spécial du tsar Alexis Khoznikov arriva à Kazvin avec 100 canons et 500 fusils ce qui, pour son époque, représentait une aide militaire considérable compte tenu du fait que le chah ne disposait pas en propre d'armes à feu 80 . Malgré les efforts de la Moscovie, l'armée ottomane, en 1578, conquit presque toute la Transcaucasie et s'approcha de la Caspienne 81 . En 1583, Chemakha et Bakou tombèrent en rompant temporairement les relations entre la Russie et les provinces caspiennes de Transcaucasie. Le commerce passa sous contrôle des Ottomans et, par conséquent, Astrakhan perdit son importance en tant que centre du commerce avec la Perse et les pays d'Asie Centrale. Cependant, en état de faiblesse, ni le tsar Fiodor Ivanovitch (1584-1598) ni son successeur Boris Godounov (1598-1605) n'osait déclarer la guerre à l'Empire ottoman.

      À la fin du 16e siècle, le chah séfévide Xodabende (1578-1587), après la défaite des Ottomans, envoya son ambassadeur Andi bek à Moscou et demanda l'aide militaire de la Moscovie afin de faire face à l'Empire ottoman. En contrepartie, le chah se déclarait prêt à laisser, pour toujours, sous protectorat du tsar, les villes de Derbent, de Bakou et la bande côtière entre elles, libérées de la présence turque. La proposition du chah était tellement attrayante pour le tsar Fiodor Ivanovitch, qu'il ordonna de rembourser vingt fois les biens de l'ambassadeur pillé par des Cosaques lors de son voyage vers Moscou et d'exécuter plus de 400 d'entre eux pour ce brigandage 82 . Au 16e siècle, l'État russe ne contrôlait pas encore entièrement la région de la Volga. Les pays riverains de la Caspienne, hormis la Perse, ne possédaient pas de flotte militaire pour assurer le contrôle de l'espace maritime. Les Persans disposaient de bateaux, mais ne contrôlaient que la partie sud de la Caspienne qui bordait directement sa zone côtière 83 .

      Cependant, lors du séjour diplomatique d'Andi bek à Moscou, un coup d'État se produisit en Perse. Le fils du chah, Abbas Ier (1587-1629), arriva au pouvoir et enclencha une renaissance de l'État séfévide. Cet événement interrompit les négociations de l'alliance militaire à peine entamées. Le nouveau chah, qui convoitait les territoires caspiens, tenta vainement de provoquer un affrontement entre la Russie et l'Empire ottoman. Parallèlement, en profitant de la faiblesse de l'État russe, il se préparait pour une campagne militaire au Caucase du Nord qui aurait dû se couronner par la prise d'Astrakhan 84 . En raison de la situation politique défavorable, l'avancée séfévide s'arrêta au Daghestan.

      Néanmoins, Abbas Ier n'hésitait pas à demander l'aide militaire de Moscou lors des guerres contre les Turcs et cela même pendant les périodes où l'État russe était affaibli 85 . À cette fin, il envoyait des ambassades en Russie avec assurance de « l'amour et de l'amitié ». Ainsi, à l'aube du 17e siècle, les échanges diplomatiques aboutirent à la conclusion d'une alliance militaire avec Boris Godounov (1598-1605) contre l'Empire ottoman. Le tsar engagea même quelques escarmouches au Nord-Caucase contre les intérêts ottomans pour soutenir le chah 86 . À la différence de son prédécesseur, il évitait la question d'une possible concession à la Russie des territoires caspiens reconquis à l'aide de l'arme persane.

      À la charnière des 16e-17e siècles, la situation politique, intérieure comme extérieure, de la Moscovie ne lui permettait pas de s'impliquer dans une confrontation militaire directe avec l'Empire ottoman. Les derniers Polonais furent chassés de Moscou en octobre 1612. La lutte intestine acharnée entre des différents groupes de boïards se termina par l'élection, le 21 février 1613, de Mikhaïl Romanov au trône russe par l'assemblée des États (zemskij sobor). Par ailleurs, l'ambassadeur Amir Ali-bek fut le premier représentant persan qui, en 1613, reconnut la légitimité de l'avènement au trône du tsar Mikhaïl Romanov 87 . Un an plus tard, l'ambassade russe se rendit à Ispahan. Sa mission fut couronnée par la naissance d'une « entente cordiale » entre la Russie et la Perse. Les relations « cordiales » se refroidiront après le refus d'Abbas I d'accorder une aide financière aux Russes qui projetaient d'entreprendre une campagne contre les Polonais 88 .

      Le premier Romanov commença par restaurer le pouvoir central menacé par de nouvelles attaques des Polonais et des Suédois qui avaient chacun leurs prétendants au trône russe. Parmi les premières tâches qui s'imposaient à la nouvelle dynastie russe (1613-1917) il y avait : la libération des terres des interventionnistes étrangers, la reconstruction de l'économie, le rétablissement aussi bien de la puissance militaire que des relations diplomatiques et commerciales interrompues avec les pays européens et orientaux, en premier lieu, avec la Perse.

      La guerre sur le front européen continuait toujours, entravant le redressement du commerce avec le vieux continent. La réactivation du commerce avec l'Orient était susceptible d'être rapidement réalisée. Cette circonstance poussa l'État russe à activer sa politique en direction du Caucase, notamment de la région caspienne. Mais, en 1613, la ville d'Astrakhan fut prise par l'ataman cosaque rebelle I. Zaroutski et Marina Mnichek, la femme du second Faux-Dimitri. I. Zaroutski prétendait au trône russe pour l'enfant de deux ans de Marina. À défaut, il voulait créer dans Astrakhan un État spécial sous protectorat du chah persan Abbas Ier 89 . Il fallait mettre de l'ordre à Astrakhan, ville dont la vocation d'important centre commercial frontalier augmentait chaque jour pour la Russie comme pour l'Asie centrale et la Perse. Après la normalisation de la situation à Astrakhan (printemps 1614), se posa la question du rétablissement des relations diplomatiques directes avec Ispahan sans les tiers.

      Comme on l'a déjà évoqué, parallèlement à la centralisation du pouvoir en Russie, les Romanov, après être arrivés au trône, manifestaient leur intérêt vis-à-vis de cette région. Les relations diplomatiques avec l'État séfévide continuaient. Pour se protéger des attaques des Tatars de Crimée, le chah proposa au tsar russe d'avancer ses positions au Caucase du Nord et de construire une forteresse et d'autres postes militaires sur les rivières Sounja et Koïsou. Ces équipements devaient faire face aux hordes du khanat de Crimée. Mais, au 17e siècle, la Russie n'était pas encore déterminée à annexer les territoires caspiens. Les deux États ne réussirent pas à consolider leurs relations militaro-politiques. La Russie se contentait du renforcement de son influence politique et de la coopération économique. L'État séfévide, en particulier, était intéressé par la dernière.

      

      

      

      Au milieu du 17e siècle, les positions de la Turquie dans la région étaient considérablement affaiblies au profit de la Perse. Sous Abbas II (1642-1667), l'État séfévide retrouva sa puissance et souhaitait n'avoir aucun rival dans cette zone stratégique. Il visait plus précisément la Russie. C'est la raison pour laquelle il interdit catégoriquement à ses vassaux, notamment daghestanais, d'avoir des rapports directs avec la Moscovie. Ainsi, il rompit les « traditions » de ses prédécesseurs Abbas I et Safi I (1629-1642) qui négligeaient cet aspect des relations bilatérales 90 . Quant aux dirigeants féodaux locaux, ils louvoyaient entre la Perse et la Russie. Certains d'entre eux, pour des raisons sécuritaires, prêtaient serment aussi bien au chah persan qu'au tsar russe. Ils possédaient des sceaux dont une face avait une inscription confirmant la soumission à la Perse et l'autre face à la Moscovie 91 . Leur usage dépendait de la destination des lettres – Chemakha ou Astrakhan.

      


C. – La mainmise russe sur la voie marchande Volga-Caspienne

      

      À cette période, le commerce russe avec l'Occident commença à se concentrer dans la ville d'Astrakhan transformée en porte de l'Orient d'où la voie maritime partait sans obstacle jusqu'à la Perse, au Gilân, producteur de 50 % de la soie persane. D'Astrakhan les bateaux accédaient par les eaux de la Volga au Nord de la Russie, puis à l'Europe. C'était la voie la plus commode et la plus sécurisée de la Perse à l'Europe. Ce fut également le passage obligé d'une des voies de la Soie. En outre, le chah était désireux de donner la préférence à la Russie plutôt qu'à son adversaire l'Empire ottoman qui, dans les ports des bords de la Méditerranée, tirait des bénéfices du transit sous forme de taxes sur le commerce de la soie. Ainsi, la préférence persane revêtait également une dimension politique.

      Les marchands de la Moscovie saisirent vite cette opportunité et empêchaient par tous les moyens leurs rivaux occidentaux d'obtenir le droit de commerce de transit avec la Perse. Compte tenu que la circulation des marchandises s'effectuait principalement par la mer, le gouvernement russe s'efforça d'organiser un trafic maritime plus ou moins régulier. Il donna également à ferme les bateaux russes aux Persans qui lui apportaient des bénéfices supplémentaires.

      Néanmoins, le bon fonctionnement du commerce nécessitait des mesures exceptionnelles de sauvegarde de la sécurité tout au long de la voie commerciale Volga-Caspienne. À cette époque, c'étaient les Cosaques qui dominaient la mer en ébranlant régulièrement les fondements des États russe et persan. Cette période reçut dans l'histoire le nom de razinchtchina, la révolte paysanne de 1670-1671.

      « Libres comme le vent », les Cosaques ne s'occupaient pas d'agriculture et d'élevage, et la chasse et la pêche n'étaient pas suffisantes pour assurer leur existence. Ce problème de ressources fut l'une des causes des activités de pillage des caravanes marchandes et de piraterie. La Volga et la Caspienne sont devenues le théâtre principal de leurs incursions. En 1667, la bande des Cosaques du Don, avec à sa tête l'ataman Stépan (Stenka) Razine, se dirigea vers la Caspienne dans le but de « se promener dans la mer bleue » et de se procurer des deniers « tant qu'il fallait » 92 . Sur la Volga, non loin de Tsaritsyne, ils écrasèrent et pillèrent sans distinction les caravanes de bateaux marchands appartenant aussi bien à de riches commerçants, au patriarche de l'église orthodoxe et au tsar. Ensuite, Razine commença sa fameuse « campagne caspienne » en altérant beaucoup les relations russo-persanes.

      Les pirates attaquèrent à partir de la mer les villes et villages du Daghestan tout en descendant vers les côtes persanes. Suite au massacre des 400 Cosaques à Recht, les rescapés pillèrent et brûlèrent plusieurs villes et villages situés au nord de la Perse dont les plus importants étaient Farabad et Astrabad. En 1669, près de l'île Svinoï (au sud de Bakou), la flotte de S. Razine écrasa celle des Persans composée de 70 navires. Ce fut une des grandes batailles des Russes sur les eaux de la Caspienne. Les attaques des brigands de Stépan Razine étaient le prélude de l'occupation à grande échelle des territoires situés autour de la Caspienne. La même année, il entra en vainqueur dans la région du Don avec un riche butin.  Sa popularité était si importante qu'il décida de se soulever directement contre Moscou. En 1670, la révolte de Razine se propagea dans toute la région de la basse et moyenne Volga, les villes de Saratov, Samara, Tsaritsyne et Astrakhan furent prises par des révoltés.

      Le tsar, comme le chah, était intéressé par la répression des bandes de Razine qu'il écrasa finalement en 1671, près de Simbirsk 93 . Une fois les troubles maîtrisées, l'État russe recommença à mener une politique active en Transcaucasie, notamment, au Daghestan et au Chirvan, afin de renouer les relations commerciales d'antan et d'augmenter son influence

      politique. Pour défendre effectivement les intérêts marchands, l'Empire russe se mit à construire la flotte caspienne (oukase de 1669) 94 . Le tsar Alexis Mikhaïlovitch tenta vainement de réaliser cet objectif pour faire face aux intentions des pays européens de s'implanter sur la voie de commerce Volga-Caspienne ainsi qu'aux pirates qui attaquaient et pillaient les bateaux marchands.

      Ainsi, les questions liées au commerce avec l'Orient, d'un côté, et l'Europe, de l'autre, réapparurent au centre des préoccupations de l'État russe. La première tâche qui lui incombait était d'attirer les habiles marchands arméniens habitant la Nouvelle Djoulfa, banlieue de la capitale persane, dont la population arménienne avait été déplacée de force par Abbas Ier à l'aube du 17e siècle (1603-1605). Les marchands arméniens jouissaient des bonnes faveurs du chah et jouaient un rôle clé dans le commerce caspien. C'était également un important centre de culture et de commerce de la diaspora arménienne 95 .

      En 1667, le tsar Alexis Mikhaïlovitch conclut un contrat avec la Compagnie de Commerce des Arméniens de la Nouvelle Djoulfa qui lui fournissait la plus grande partie de la soie grège du Chirvan et du Gilân 96  si utile pour les premières manufactures russes apparues au 17e siècle. Au détriment de la voie turque d'exportation des marchandises, les marchands arméniens reçurent le droit de se déplacer librement sur le territoire russe afin de se rendre à Moscou et dans d'autres villes russes et européennes. Avec l'argent gagné en Europe, les marchands arméniens s'engageaient à acheter les produits russes pour une revente ultérieure en Perse 97 .

      Les dispositions de l'accord concernaient tous les marchands arméniens et non seulement ceux originaires de la Nouvelle Djoulfa, pour enlever à l'Empire ottoman le maximum du trafic arménien 98 . Ainsi, pour la première fois, un précédent fut créé qui permit aux asiatiques d'obtenir des permissions personnelles de la part de l'État russe pour faire du commerce dans les villes et foires russes. En l'occurrence, les marchands arméniens « agissaient en tant que représentants diplomatiques et commerciaux du chah » 99 . Par la suite, ils joueront un rôle important dans le renforcement des positions russes dans la région caspienne. En 1684, ce fut la Compagnie Perso-Arménienne qui obtint le droit exclusif sur le commerce en ouvrant la voie aux marchands persans et aussi à quelques géorgiens et turco-tatars 100 .

      Au 16e-17e siècles, les États européens cherchaient des voies alternatives vers les marchés orientaux où une lutte acharnée se produisait. Les produits orientaux devenaient de plus en plus courants dans la vie quotidienne des habitants d'Europe Occidentale. Après la découverte de la voie maritime de l'Inde (contournant l'Afrique), le marché persan perdit son importance d'antan en gardant toutefois sa vocation de fournisseur principal de soie aux marchands européens. La voie maritime vers la Perse était très longue. La voie terrestre via le territoire ottoman restait dangereuse à cause des guerres et des multiples accrochages militaires qui se déroulaient dans la région. Ces circonstances renforcèrent l'importance de la troisième voie via le territoire de la Moscovie. Ainsi, sur le plan des relations internationales, Moscou commença à jouer en partie le même rôle que Byzance et la Horde d'Or exerçaient auparavant : celui d'intermédiaire entre Europe et Asie 101 .

      Le rôle d'intermédiaire dans ce commerce apportait des bénéfices solides aux princes et marchands russes. C'est pourquoi les autorités de la Moscovie accordaient rarement le droit de commerce de transit aux marchands occidentaux. Au milieu du 16e siècle (1553), seuls les marchands anglais bénéficiaient de ce droit avec la Perse via Moscou, ce qui ne dura que jusqu'à la fin du même siècle. Il s'agit de la Compagnie de Moscovie (Moscovy company), créée par les Anglais en 1555 pour succéder à la société des Aventuriers-Marchands … (Merchant-Adventurers … fondée en 1553). Le tsar Ivan le Terrible était intéressé par la coopération politique avec l'Angleterre afin de rompre l'isolement de la Moscovie par rapport à l'Europe occidentale entretenu par la Pologne et la Suède. C'est pourquoi il tentait de valoriser la voie maritime du Nord dans le commerce avec le vieux continent. Ces circonstances avaient poussé le tsar à faire des concessions qui s'avérèrent vaines, car les Anglais n'ont jamais envisagé de soutenir la Russie dans sa lutte contre les Polonais ou les Suédois.

      

      La Couronne britannique plaçait beaucoup d'espoirs dans la Compagnie de Moscovie qui devait jouer un rôle clé dans l'expansion commerciale et politique de l'Angleterre dans la région caspienne. La Charte spéciale de la reine Marie adressée à la compagnie en témoignait. Elle lui permettait de soumettre et de conquérir toute ville, île et continent d'infidèles découverts et d'y hisser le drapeau de la Couronne. La domination politique devait assurer le bon fonctionnement du commerce sur les nouveaux territoires. Ainsi, les activités de la Compagnie de Moscovie étaient étroitement liées au gouvernement anglais qui lui accorda le monopole du commerce dans cette zone géographique.

      Pendant des années de privilèges, les Anglais ont effectué plusieurs expéditions dans l'État séfévide. L'objectif n'était pas seulement d'acheminer les convois de la Baltique vers la Caspienne. Ils aspiraient à créer une voie transversale d'échanges entre l'Europe et les Indes en monopolisant le commerce de transit de la Volga-Caspienne et le commerce exercé avec la Perse des séfévides, la Chine et l'Inde 102 . La menace d'être totalement évincée du commerce caspien et l'absence d'un accord de coopération politique avec l'Angleterre, caressé par Ivan IV, poussèrent l'État russe à ne pas renouveler les droits des marchands anglais dans le commerce de transit avec l'Orient via la Caspienne. Ainsi, en 1586, la Compagnie de Moscovie, en dépit de tous les efforts entrepris, ne réussit pas à obtenir le droit de commercer librement avec les Séfévides.

      Durant le 17e siècle, plusieurs pays européens demandèrent à maintes reprises à la Moscovie l'octroi du droit de commerce avec la Perse via son territoire. Par exemple, les ambassadeurs hollandais, en 1680, tentèrent d'obtenir un tel droit pour 30 ans 103 . À chaque fois, ces tentatives rencontraient le mécontentement et l'opposition des marchands russes désireux de conserver leur rôle exclusif d'intermédiaire commercial entre la Perse et l'Europe. Privée du droit de transit via la Russie, l'Angleterre compensa partiellement ses pertes par la conclusion, en 1629, d'un accord octroyant à la Compagnie anglaise des Indes orientales (East India Company) le droit du libre commerce dans l'État séfévide via le golfe Persique.

      À partir du milieu du 17e siècle, l'idée de la conquête des territoires autour de la Caspienne, notamment de la province persane de Gilân, parfois encouragée par les pays européens 104 , commença à occuper les pensées des tsars russes. Mais la Moscovie était encore trop faible pour entreprendre une campagne caspienne susceptible de provoquer le mécontentement non seulement de la Perse, mais également de la Turquie. De plus, à cette époque, Moscou avait des relations de bon voisinage avec la Perse. Enfin, sur le front européen, la Moscovie se trouvait en opposition militaire avec la Pologne et la Suède. C'étaient les raisons principales qui, pour quelques décennies, retenaient les ambitions de conquête de l'État russe sur le flanc méridional. Cependant, cela n'empêchait pas Moscou d'étudier les faiblesses et vulnérabilités de sa voisine méridionale. C'est Pierre le Grand qui passera à l'attaque, mais dans d'autres conditions politiques.

      

      

      CONCLUSION

      

      Les prises de Kazan et d'Astrakhan par Ivan le Terrible ouvrirent de nouveaux horizons pour l'expansion en exposant directement les vastes étendues steppiques eurasiennes. Avec l'incorporation du khanat d'Astrakhan, l'État russe reçut un accès direct à la Caspienne pour y devenir quasiment la seule maîtresse dans les siècles suivants. Enfin, des relations diplomatiques s'établirent entre la Russie et la Perse et ne cessèrent plus.

      Afin de renforcer la présence russe, la Moscovie entreprit le peuplement progressif des nouveaux territoires en réservant un rôle prépondérant aux Cosaques. Ces derniers, prenant la relève des traditions de piratage des ouchkouïniks, par leurs campagnes militaires et raids fréquents, ouvrirent une nouvelle ère de conquête progressive des terres caspiennes au profit de la Russie. En agissant indépendamment de la Moscovie, ils altérèrent gravement le commerce caspien et les relations russo-persanes naissantes.

      L'intérêt grandissant de la Russie pour la région caspienne et la Transcaucasie, en général, va déterminer le cours des événements ultérieurs dans la région jusqu'à nos jours. Pour y renforcer ses positions économiques, politiques et militaires, elle construisit la seule vraie flotte caspienne.

      Pour la première fois, les intérêts de trois puissances se confrontèrent simultanément au Caucase : la Russie, la Perse et l'Empire ottoman. Avec leur accès à la Caspienne, les Russes coupèrent ce dernier du monde musulman turcophone, notamment d'Asie centrale. Or, l'annexion des territoires caspiens n'était pas encore à l'ordre du jour, bien que cette idée ait commencé à germer. La Russie se contenta d'une coopération économique avec les provinces caspiennes tout en renforçant son influence politique dans la région. Elle prit le contrôle de la voie marchande Volga-Caspienne, un des axes majeurs du commerce de transit de l'époque, et élabora progressivement une politique hégémonique dans la région qui, aux siècles suivants, sera complétée par des dispositions politiques et militaires. Les marchands arméniens devinrent le moteur du commerce caspien après avoir obtenu, pour la première fois pour des asiatiques, la permission de l'État russe de commercer avec les villes et foires russes. Les Arméniens joueront ultérieurement un rôle important pour renforcer les positions russes dans la région.

      On voit apparaître un quatrième acteur dans ce secteur : la Couronne britannique. En quête de nouveaux marchés de matières premières et de débouchés, elle visait également la région caspienne. C'est la Compagnie de Moscovie (1554-1586) qui se chargea de réaliser les projets expansionnistes de l'Angleterre en profitant du droit de libre transit par le territoire russe pour commercer dans l'État séfévide. Le but à long terme était l'éviction des marchands russes de la région et le renforcement des positions économiques et politiques de la Couronne. Cependant, sa marge de manœuvre fut limitée par ses moyens économiques et diplomatiques.

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


§ 3. La campagne caspienne de Pierre le Grand

      

      

      À la charnière des deux siècles, le commerce des caravanes passa au second plan en cédant sa place au commerce maritime. Une lutte sans merci pour la domination de la mer et pour la mainmise sur de nouvelles colonies se produisait entre les puissances d'alors : l'Angleterre, la France, la Hollande et l'Espagne. Pour différentes raisons, au début du 18e siècle, la Russie était coupée des mers, excepté pour la partie russe de la Caspienne. Les Suédois les dérangeaient en Baltique, les Turcs et les Tatars de Crimée en mer Noire. La plus grande partie des marchandises orientales atteignait l'Europe par trois voies : ottomane ou turque (par les ports méditerranéens d'Alep et de Smyrne) ; africaine (par bateaux, en contournant le continent africain) et russe (via la Caspienne et la Volga). La première voie n'était pas sans risque pour les marchands à cause des guerres fréquentes entre le sultan turc et le chah persan. La deuxième était très coûteuse et longue. Ainsi, la revalorisation de la troisième devint d'actualité.

      


A. – Les intérêts économiques : force motrice de la campagne caspienne

      

      Sous Pierre le Grand, la Moscovie surgit comme une nouvelle puissance internationale 105 . Le premier empereur russe entra dans l'histoire en tant que tsar qui avait ouvert l'Europe à la Russie. Certes, il accorda une grande attention à l'Occident, à la mer Baltique sur les rives de laquelle il construisit la nouvelle capitale russe. Cependant, le tsar valorisait aussi l'importance stratégique de l'Orient, notamment, de la région caspienne, à mi-chemin vers l'Asie centrale et l'Inde. À l'instar de tous les conquérants asiatiques, il enviait les richesses des Indes dont il voulait sa part 106 . Il comprenait clairement comment son pays pouvait s'enrichir en jouant le rôle d'intermédiaire dans le commerce entre l'Europe et l'Asie comme le faisaient, depuis longtemps, les marchands moscovites. L'intervention russe semblait urgente puisque le commerce maritime se développait activement et, qu'en plus des Russes et des sujets persans, on voyait quelques commerçants génois et britanniques s'activer également.

      

      L'Europe comme la Russie avait besoin de matières premières, notamment de soie grège, pour le développement de l'industrie textile. C'est pourquoi Pierre le Grand s'orienta en directions des quatre mers : Baltique, Blanche, Noire et Caspienne. Les quatre extrémités de la croix bleue du drapeau marin Andreïevski symbolisent également ces quatre mers.

      Avant sa campagne de 1722, Pierre le Grand donna l'ordre de préparer quelques missions et expéditions au Chirvan et en Perse. Selon B. Nolde, l'intérêt du tsar pour la mer Caspienne, au début, semblait être principalement géographique 107 . Dès 1700, il envoya une expédition, sous le commandement de Meer, afin d'étudier la côte ouest de la Caspienne. L'administration persane l'accepta avec animosité en lui interdisant d'entrer dans les ports caspiens sous tutelle de la Perse. Après cet acte hostile, le tsar se persuada de la nécessité de posséder une flotte navale, gage de la domination sur la mer en question. Après son séjour en Europe (« Grande ambassade » (1697-1698)), Pierre le Grand prit la décision de construire une puissante flotte sur la Volga. Après Voronej, Kazan devint vite la deuxième ville de construction navale par son importance. Entre 1701-1725, on y construisit 110 bateaux pour la navigation sur la Caspienne et seulement 7 à Astrakhan 108 .

      Le tsar accorda une grande attention à l'étude hydro-géographique de la mer Caspienne et des villes littorales encore mal connues. La création de la flotte sous-entendait également la mise en place d'une telle étude et l'établissement des cartes de navigation. En 1718-1719, les expéditions de F. Soïmonov et K. von Verden préparèrent une carte détaillée de la mer avec les baies et les mouillages. En 1721, cette carte fut envoyée à l'Académie de Paris et y fit fureur. Deux ans plus tard, elle fut imprimée en français à Amsterdam 109 .

      Entre autres, les expéditionnaires préparèrent des dossiers concernant les particularités géographiques et les caractéristiques économiques des pays riverains. Les expéditions devaient également étudier les ressources poissonneuses de la Caspienne et de la rivière Koura ainsi que la possibilité de navigation sur cette dernière. Grâce à ce travail préliminaire, le gouvernement russe disposait de renseignements détaillés concernant la situation militaro-politique et économique du Caucase, de la Perse et d'autres territoires caspiens.

      

      Ainsi, la campagne de Pierre débuta en 1722, mais les préparatifs commencèrent bien avant. Il est curieux de constater qu'avant même de se fixer au bord de la mer Baltique, Pierre le Grand ordonna la construction d'un canal reliant les mers Baltique et Caspienne 110 . En 1706, on termina la construction du canal de Vychni-Volotchek. Il se substitua au portage existant entre les rivières du bassin de la Volga et établit une liaison directe entre les deux mers par l'affluent Ilmen et le lac Ladoga et donna à la Russie l'accès à l'Atlantique 111 .

      Cela ne fut pas le seul projet de l'empereur russe qui souhaitait valoriser son vaste réseau fluvial et lier les fleuves Dniepr, Don, Volga et Dvina. Selon le projet initial, la Volga et le Don devaient être reliés par une double liaison : le haut Don avec un sous-affluent de l'Oka et l'affluent du Don, Kamichanka, avec celui de la Volga, Iloulia 112 . Pierre le Grand démarra une entreprise gigantesque consistant en la construction du canal Volga-Don par l'Oka. Cependant, celle-ci s'arrêta à peine commencée puisque Azov fut restitué aux Turcs 113 . Tout cela témoigne de la vision géopolitique perspicace et de grande envergure de Pierre Ier.

      L'idée de construction d'un canal dans cet endroit n'était pas nouvelle. Au 16e siècle, les Ottomans avaient projeté de créer une liaison entre le Don et la Volga après avoir été coupés du monde turcophone en raison de l'expansion russe en direction de la Caspienne. Le futur canal aurait donné aux Turcs l'accès au Caucase et à l'Asie centrale en contournant la Perse. De surcroît, une flotte navale turque aurait pu accéder aux eaux de la Caspienne 114 . Cependant, il faudra attendre quatre siècles pour que le canal Volga-Don voie le jour. Selon l'idée de Pierre le Grand, la route commerciale de l'Europe à la Perse via la Caspienne, devait être prolongée jusqu'à l'Inde voire la Chine 115 . Du point de vue stratégique, la création du réseau de canaux liant les trois mers entre elles, eut une importance primordiale à cette époque.

      Après l'ouverture de la « fenêtre sur l'Europe » dans la Baltique, la Russie entreprit toute une série de mesures techniques et administratives afin de raccourcir la voie commerciale entre l'Europe et l'Asie via son territoire. Pour cela, les bassins des mers Caspienne et Baltique furent liés par de nouveaux canaux, le port d'Arkhanguelogorod fut fermé au commerce extérieur, des privilèges fiscaux furent accordés à Pétersbourg, etc. Pierre le Grand considérait la Caspienne comme un supplément indispensable à la présence en Baltique 116 . Dans une certaine mesure, la politique russe dans la Baltique s'élaborait en tenant également compte des perspectives, notamment économiques, ouvertes par la politique de conquêtes dans la direction du Caucase.

      Sur le terrain, la Russie avait le soutien des peuples chrétiens, notamment des Arméniens et des Géorgiens, qui aspiraient depuis longtemps à se libérer des jougs turc et persan et se déclaraient prêts à se soulever contre ces derniers. Certaines élites féodales, dirigées par l'instinct de conservation, laissaient de côté les différends et les discordes en faveur d'une lutte commune, comme, par exemple, les méliks 117  du Karabakh et les khans musulmans de Gandja 118 . Enfin, en 1722, selon l'oukase du tsar russe, on commença la construction du port de guerre d'Astrakhan.

      Une fois la guerre du Nord terminée (1721, paix de Nystad), plus rien n'empêcha Pierre le Grand de penser à sécuriser le commerce russe dans la région caspienne. Ce commerce de transit lucratif fut un des facteurs autour duquel se construisit la politique coloniale russe au 17e et au début du 18e siècle. La création de l'axe de commerce de transit Caspienne – Baltique apportera des recettes considérables à la monarchie et au capital commercial des marchands russes.

      


B. Le début de l'ingérence russe dans les affaires du Caucase

      

      Habité par des ambitions expansionnistes et obsédé par le mode de vie et de gouvernement occidental, Pierre le Grand imitait, dans une certaine mesure, les puissances coloniales européennes. Leurs rois, en effet, considéraient la possession de territoires outre-mer comme de « bon ton royal » 119 . A. Kappeler estime qu'à cette époque la « Russie emprunta également à Occident un sentiment européocentriste de supériorité envers l'Asie, par rapport à laquelle elle prit ses distances » 120 . La particularité de la colonisation russe résidait dans son élargissement sur des territoires limitrophes et non pas outre-mer.

      Avec la conquête d'Astrakhan, la Russie fut amenée, plus ou moins volontairement, à s'ingérer dans les affaires des peuples caucasiens. Ces derniers étaient divisés tant du point de vue politique que du point de vue religieux, et beaucoup d'entre eux se trouvaient en lutte permanente. La Russie tâchait de créer une tête de pont dans le Caucase afin de faire face à la Turquie avec laquelle une âpre lutte avait commencé en Crimée et autour de la mer d'Azov. Un autre but poursuivi consistait en la conquête de Chemakha et de Derbent au Caucase oriental et du Gilân sur la rive sud de la Caspienne. Le passage de Derbent était le corridor principal nord-sud de la Transcaucasie qui liait la Russie au Moyen-Orient. Plus à l'Est, le tsar visa le territoire entre les mers Caspienne et d'Aral d'où les Kazakhs et les Karakalpaks faisaient des incursions sur la basse et moyenne Volga 121 . Le littoral est donnait également accès vers les khanats de Khiva, de Boukhara et de Kokand.

      Depuis 1639, le Daghestan et l'Azerbaïdjan se trouvaient sous la domination des Séfévides. Dès le début du 18e siècle, en profitant de la faiblesse des Turcs et des Persans, la Russie de Pierre le Grand s'immisça dans la région pour satisfaire ses convoitises. L'État séfévide, le puissant empire d'Orient d'antan, traversait la plus dure période de son histoire et se trouvait au bord de la ruine définitive.

      Le territoire de l'actuel Azerbaïdjan occupait une place importante dans cette vision géopolitique, notamment dans son volet économique. Cette importance fut conditionnée par plusieurs facteurs. Premièrement, deux des trois centres de production de la soie grège (Chemakha et Gandja) se trouvaient dans cette région, le troisième étant à Recht (Gilân). Deuxièmement, les voies commerciales traditionnelles entre l'Orient et l'Europe passaient par ces terres. Troisièmement, à la différence de la côte orientale de la Caspienne, la rive occidentale était parsemée de ports et de havres fortifiés comme Derbent, Bakou et Lenkoran. Enfin, la région disposait d'importants débouchés comme Chemakha, Bakou, Gandja, Tabriz, Ardabil, etc.

      Dans le développement des liens économiques russo-caspiens, la Russie pensait continuer les traditions établies et attirer le capital commercial des Arméniens de la région, toujours intéressés par le commerce de transit via la Russie. Le gouvernement tsariste comptait beaucoup sur l'importance du rôle qu'ils pouvaient y exercer grâce à toute une série d'avantages évidents au nombre desquels le facteur religieux jouait un rôle non négligeable. En 1697, Pierre le Grand édicta un oukase d'Assistance aux marchands arméniens se rendant en Russie par la Perse. Il envoya, par le truchement des commerçants arméniens, une lettre à l'ambassadeur persan concernant le libre transport en Russie de la soie grège de haute qualité et d'autres marchandises persanes 122 .

      Pour atteindre ses fins stratégiques, Moscou déploya en Transcaucasie une activité diplomatique très délicate parallèlement aux actions de reconnaissance et de prospection. En 1716, Artemi Volynski (1689-1740), diplomate et futur gouverneur d'Astrakhan et de Kazan, fut envoyé en Perse avec une mission secrète précise dont le but dépassait largement le cadre diplomatique. La tâche principale du diplomate russe était la recherche des informations de type militaro-stratégique : réunir des renseignements à propos des installations militaires persanes aussi bien terrestres que maritimes, attiser les différends entre la Perse et l'Empire ottoman, valoriser le rôle de la Russie en tant qu'alliée privilégiée, incliner le chah à donner sa préférence à la voie russe de commerce entre l'Inde et l'Europe et à ordonner aux Arméniens de l'emprunter pour le transport de la soie grège, se renseigner à propos des dispositions et des sympathies des Arméniens et autres chrétiens, etc.

      Lors de nombreuses rencontres, Volynski négocia avec les chefs locaux, notamment à Chemakha et à Nizovaïa, les conditions d'exercice des activités des marchands russes et du commerce russe, en général. Lors des négociations avec le chah dans la capitale persane, à Ispahan, il conclut une Convention commerciale entre la Russie et la Perse (1717). Bien que la Convention fût signée avec la Perse, presque toutes ses clauses concernaient le commerce sur le territoire du Chirvan.

      Historiquement, les marchands russes fréquentaient plus souvent le nord de l'actuel Azerbaïdjan qui était géographiquement plus proche et riche en matières premières nécessaires pour le développement de l'économie russe. La monarchie russe aspirait à fournir la soie grège persane aux manufactures en cours de création, situées dans les régions septentrionales de la Russie. Pour cette raison, Volynski mena des négociations afin d'ouvrir à Chemakha un consulat russe. Du fait de l'opposition du chah qui insistait pour l'ouvrir dans la capitale séfévide, le Département russe des affaires étrangères trouva un compromis selon lequel le consul devait se trouver à Ispahan, et le vice-consul à Chemakha. Tout cela démontre une fois de plus la place que Pierre le Grand réservait au Chirvan dans ses futurs projets expansionnistes, ébauchés déjà au sein du gouvernement tsariste depuis un certain temps.

      Cet acte diplomatique représentait un des plus importants résultats de la mission de Volynskij. L'objectif principal du consulat consistait en ce que les échanges commerciaux entre l'Orient et l'Europe passent par la Caspienne au détriment du golfe Persique. Ainsi, la Russie pouvait jouer un rôle d'intermédiaire important dans ce commerce intercontinental qui avait un intérêt non seulement économique, mais également politico-militaire et stratégique.

      Une fois rentré (1718), Volynski s'adressa à maintes reprises au tsar pour agir au Caucase et en Perse plutôt « par la main armée que par la politique » 123 . Nommé gouverneur d'Astrakhan et chef d'état-major du tsar, Volynski était chargé de préparatifs pour la campagne caspienne avec le vice-consul à Chemakha A. Baskakov dont les tâches étaient moins commerciales que politico-militaires et de reconnaissance. Dans ses rapports, le gouverneur plaida également auprès du tsar l'importance de la Transcaucasie dans les futurs conflits avec la Turquie 124 .

      Ainsi, les facteurs politiques, militaires, économiques et religieux s'entrecroisèrent étroitement à la veille et pendant la conquête des territoires caspiens.

      


C. La première tentative d'annexion des territoires caspiens par l'Empire russe

      

      Au début du 18e siècle, les intérêts des trois États – la Russie, la Turquie et la Perse - se heurtèrent dans les territoires se trouvant entre les mers Noire et Caspienne. La mer Caspienne de cette époque avait ses particularités. En effet, la plus grande partie de la mer intérieure, jusqu'à 1722, demeurait sous domination persane. Seule la rive Nord, avec le port d'Astrakhan, appartenait à la Russie. Cependant, cette part était très éloignée des régions productrices de la soie et des centres orientaux de commerce et d'artisanat. Il était d'actualité pour la Russie de conquérir ces territoires ou au moins de s'approcher d'eux. De plus, l'adversaire principal, la Perse, était relativement faible par rapport aux Suédois, aux Tatars ou encore aux Ottomans.

      Mais la Perse et la Russie n'étaient pas les seuls pays qui manifestaient leur intérêt pour les territoires caspiens. Les intérêts de l'Angleterre et de la France s'y entrecroisaient également. La Couronne britannique ayant déjà ses intérêts en Inde, essayait d'empêcher par tous les moyens possibles le renforcement des positions russes dans la région caspienne. Le gouvernement anglais tenta vainement de restaurer les droits d'antan perdus par ses marchands dans le commerce caspien en menaçant même de rompre les relations diplomatiques 125 . C'est pourquoi les Russes étaient contraints de mener une politique prudente afin d'éviter les accrochages directs avec les Anglais. Quelques marchands hollandais et français subirent le même refus.

      Ainsi, la situation politique exigeait de masquer soigneusement les projets hégémoniques. Au début, la diplomatie russe élaborait des projets pour se rapprocher de la France, la rivale traditionnelle de l'Angleterre. Bien que les efforts de la Russie ne fussent pas couronnés de succès, cela n'empêcha pas la France de soutenir à maintes reprises les positions de la Russie dans les discussions diplomatiques à propos de la Caspienne 126 . En corollaire, la Russie craignait qu'en profitant de la faiblesse des Persans, la Turquie ne puisse aussi affermir ses positions au bord de la Caspienne. Le contrôle russe sur la Transcaucasie devait également stopper l'avancée turque en direction de la Caspienne qui était susceptible de couper la voie commerciale russo-persane.

      Pour intervenir dans la Caspienne, la Russie cherchait un prétexte qui ne tarda pas à survenir. En profitant de la faiblesse chronique de la Perse, le chef du clergé sunnite local Eldadj Daoud se plaça à la tête du mouvement national afin de restaurer l'ancien pays Chirvan, indépendant de la Perse. Pour atteindre cet objectif, Eldadj Daoud s'adressa à la Russie en demandant son aide militaire dans sa lutte contre les Persans. Cependant, ce projet allait à l'encontre des intentions géopolitiques de l'Empire russe. Sans avoir obtenu l'aide de Saint-Pétersbourg, en août 1721, Daoud khan passa à l'action afin de conquérir Chemakha, la ville principale de la région. Lors de la prise de la ville, plusieurs centaines de marchands russes furent pillés et tués. Bien que ce ne fût pas un incident rare, il causa l'inquiétude de la Russie et servit de casus belli.

      Pour faire face à d'éventuelles attaques de la part des Russes et des Persans, Daoud khan demanda le protectorat de l'Empire ottoman. L'État séfévide affaibli pouvait être englouti par la Sublime Porte, le Caucase oriental compris qui était déjà visé par le tsar en vue de son annexion. Le renforcement des positions ottomanes aux confins méridionaux de la Russie alarma Saint-Pétersbourg et menaçait l'avenir du commerce de transit via le territoire russe. À Constantinople, l'ambassadeur russe Nepliouev déclara fermement que le tsar russe n'autoriserait l'accès aux bords de la Caspienne à aucune puissance, en particulier, à la Turquie.

      Le consul en Perse Avramov, à son tour, reçut des instructions de la part du tsar pour faire savoir aux Persans ses intentions de marcher sur Chemakha dans le but de punir les Lezguiens pour le pillage des marchands russes ainsi que d'empêcher les Turcs de prendre la ville avant lui. Le diplomate russe devait également expliquer que les actions militaires de la Russie et la prise du contrôle des territoires autour de la Caspienne n'étaient pas dirigées contre la Perse, mais contre la Turquie. Les Russes exprimaient la volonté d'aider les Persans dans la lutte contre leurs ennemis, car, du point de vue stratégique, Pétersbourg désirait avoir un État persan qui contrebalancerait l'Empire ottoman. Pour cette raison, le tsar empêcha la défaite totale de la Perse. Pour le même motif, la Turquie ne souhaitait pas non plus écraser entièrement les Séfévides. Elle voulait les utiliser dans sa lutte contre les Russes.

      En réalité, la Russie était désireuse d'assurer son accès à la mer Caspienne, d'affaiblir les positions turques et de mettre fin à la domination des Persans en Transcaucasie, de renforcer le royaume géorgien et de créer une principauté arménienne sous protectorat russe. En d'autres termes, Pierre le Grand aspirait à transformer la Transcaucasie en une zone tampon entre la Russie et les pays d'Orient 127 . En ce qui concernait les populations locales, elles hésitaient dans leurs préférences entre les Russes et les Turcs.

      Pierre le Grand conduisit en personne la campagne caspienne à la tête d'une armée de 61 000 hommes. La première cible était le territoire de l'actuel Daghestan convoité depuis longtemps par différents conquérants dont les plus actifs étaient les Persans et les Turcs. La prise de Tarok et de Derbent se fit sans coup de feu grâce à l'attitude bienveillante des populations locales vis-à-vis des Russes. Pour attirer les sympathies des peuples autochtones, la Russie misait davantage sur les moyens diplomatiques que sur la force. Face au mécontentement de la politique d'assimilation pratiquée par les Persans et les Ottomans, les peuples du Daghestan et de l'Azerbaïdjan préféraient quelquefois l'attitude des Russes. Une partie d'entre eux aspiraient à renforcer la coopération avec la voisine septentrionale puissante tout en cherchant, dans des situations historiques concrètes, une sorte de protection contre les prétentions hégémoniques de la Turquie et de la Perse.

      Dans un Manifeste spécial écrit en langue maternelle des autochtones, Pierre le Grand s'adressa à la population musulmane locale en lui demandant de garder son calme. Il leur garantissait la préservation de leurs biens et la défense contre leurs ennemis. Il ordonna également à ses troupes de ne pas faire usage de la force à l'encontre de la population civile. Ceux qui ne respecteraient pas les clauses du Manifeste, devaient être sévèrement punis 128 . Pour son temps, une telle indulgence de la partie conquérante était plutôt une exception. Dans le futur, elle sera un facteur supplémentaire pour l'orientation prorusse de différents peuples de la région. Cette ligne de la politique russe contribua à la germination de l'idée de libération par la Russie. Ajoutons enfin que certains féodaux locaux, comme Eldadj Daoud et son entourage, acceptèrent mal ce Manifeste.

      Après la prise de Derbent, l'empereur russe rentra pour ne pas s'absenter longtemps loin de son pays. Mais il n'abandonna pas l'idée de mettre la main sur tout le reste du littoral Ouest de la Caspienne. Il commença d'emblée les préparatifs pour une nouvelle expédition dont le but devait être la prise de Bakou. Entre-temps, les Afghans prirent la capitale persane Ispahan en mettant fin au règne de 220 années des Séfévides. Ils menaçaient aussi d'attaquer le Gilân et les autres villes persanes. Les habitants de Gilân demandèrent la protection de la Russie ce qui précipita son intervention. Quant à la Sublime Porte, elle ne déclara pas la guerre à l'Empire russe malgré les incitations des ambassadeurs anglais et français.

      En décembre 1722, l'escadrille russe débarqua sans difficultés dans le port d'Enzeli. En même temps, les Ottomans pénétrèrent en Transcaucasie et se dirigeaient vers Bakou et la côte caspienne. Les Russes étaient contraints de se dépêcher afin de devancer les Turcs dans leur avancée. Le Manifeste et la lettre de réponse de Pierre le Grand adressés aux habitants de Bakou furent bien accueillis dans la ville par la majorité de la noblesse et de la population civile 129 . En fin de compte, en juillet 1723, les Russes prirent presque pacifiquement Bakou.

      


D. La dérive de la politique orientale de Pierre le Grand

      

      La prise de Bakou fut suivie par la conclusion du Traité de Saint-Pétersbourg (le 12 septembre 1723) à l'insu du chah, et par l'occupation de la ville persane de Recht (1723). Selon le Traité, la Perse reconnaissait la domination russe dans la Caspienne en cédant les villes de Bakou, de Derbent, la bande côtière intermédiaire ainsi que les provinces de Gilân, Mazandéran et Astrabad pour que la Russie y tienne ses troupes prêtes à intervenir dans les conflits intérieurs de la Perse aux côtés du chah contre ses insurgés. Saint-Pétersbourg s'engagea également à prêter son soutien diplomatique si besoin était.

      Le Traité était une importante victoire diplomatique de la Russie : sans violer la paix avec la Perse, elle obtint le Daghestan et les provinces caspiennes à des conditions avantageuses 130 . Par contre, sur le plan stratégique, ces acquis territoriaux n'étaient pas complets. Ils ne permettaient pas d'étendre son influence sur le reste du Caucase et de la Perse, car ils ne communiquaient que par la mer. L'arrière-pays demeurait encore inaccessible et, de surcroît, sous la domination ottomane. Cependant, en réalité, certains de ces territoires n'étaient cédés que sur le papier. En effet, il fallait les conquérir par la force militaire, car la Perse n'avait pas l'intention de faire de véritables concessions territoriales à long terme. Le traité signé à Saint-Pétersbourg devait encore être ratifié par le chah Takhmasp dont la succession au trône était, de surcroît, remise en cause.

      En 1724, fut conclu le Traité de Constantinople définissant les sphères d'influence des Empires russe et ottoman en Transcaucasie. Selon ce traité, la Russie conservait les territoires caspiens conquis, peuplés majoritairement de musulmans. La conclusion du Traité arrêta l'avancée ultérieure des Turcs vers la Caspienne sans que les troupes russes et turques s'affrontent militairement sur le terrain. L'Arménie et la Géorgie chrétiennes ainsi que la plus grande partie du Chirvan passèrent sous la domination des Ottomans. Chemakha resta sous le pouvoir d'Eldadj Daoud, vassal de l'Empire ottoman. Cela fut un « partage conclu à l'amiable » entre les Empires russe et ottoman 131 . La Russie assura la sécurité de ses frontières méridionales et renforça ses positions politique et économique dans la région caspienne en immolant sur l'autel de la grande politique les attentes et espoirs des chrétiens transcaucasiens 132 .

      Ainsi, l'Empire russe devint une puissance caucasienne à part entière. Dès lors, il commença à élaborer des projets de colonisation des nouveaux territoires acquis. Le tsar donna des ordres pour renforcer les citadelles des villes principales (Derbent, Bakou, Ste. Croix), construire un havre à Derbent, effectuer la prospection et l'extraction du cuivre et du pétrole blanc, envoyer en Russie le sucre, les fruits secs, les agrumes ainsi que pour mettre en place un système d'imposition dans ses nouvelles possessions.

      Pierre le Grand estimait que le meilleur moyen de rattachement des provinces acquises était leur peuplement par des chrétiens avec diminution parallèle de la part des musulmans, notamment des sunnites 133 . À cette fin, il envisagea la possibilité d'installer des Russes, des Arméniens et d'autres chrétiens au Gilân et au Mazandéran en évinçant tacitement les populations musulmanes. Les Arméniens ont été particulièrement concernés. Tout au long du 17e siècle et même bien avant, les relations entre la Russie et ces derniers étaient commerciales. À l'aube du 18e siècle, l'élément politique s'introduisit dans les rapports bilatéraux.

      En 1699, les méliks arméniens du Karabakh, impressionnés par la puissance militaire russe, demandèrent la protection du tsar après avoir tenté vainement de la chercher auprès des souverains européens. Ce fut Israël Ori 134  qui, en 1701, se présenta à Pierre le Grand et transmit au tsar le plan de libération des Arméniens du joug persan. Pour des raisons objectives (guerre du Nord), le tsar ne put donner suite à la demande des Arméniens que 22 ans plus tard (1722) en avançant le long de la Caspienne 135 . Cependant, les voyages d'Israël Ori contribuèrent à « faire germer l'idée d'une libération de l'Arménie par la Russie » 136 .

      L'archimandrite Minas tenta de poursuivre les contacts noués par son ami Israël Ori. En caressant l'idée d'une protection russe, il proposa au tsar d'envoyer une lettre au chah pour que ce dernier autorise la construction à Nizovaïa, un havre bien placé entre les deux rivières se jetant dans la Caspienne, d'un monastère arménien qui ressemblait traditionnellement aux forteresses. Compte tenu du fait que les Arméniens vont peupler aussi bien le monastère que les environs, ces derniers pourraient être utiles au tsar dans ses projets de conquête de la région. En 1718, l'archimandrite Minas présenta devant la Cour de Saint-Pétersbourg une demande de la part de tous les Arméniens pour les libérer du joug musulman 137 . Le tsar proposa aux Arméniens d'attendre un peu, car la Russie devait tout d'abord s'ancrer au bord de la Caspienne. Dans le meilleur des cas, les Arméniens étaient autorisés à s'installer dans la région caspienne sous le protectorat russe. Ainsi, Pierre le Grand élaborait des projets pour changer la composition ethnique et confessionnelle de la région caspienne. Le premier empereur russe n'oublia pas la question arménienne dans sa dernière décision concernant les affaires de l'Orient, prise en 1724 138 .

      Or, la protection des Arméniens se faisait, en premier lieu, dans l'intérêt stratégique de l'Empire russe. Cette ligne politique caucasienne russe non seulement envers les Arméniens, mais aussi vis-à-vis d'autres peuples, sera menée durant toute la période historique ultérieure. Quoique cela fût insuffisant, les Arméniens devaient se contenter de ce minimum. Nous sommes témoins de cette continuité de la politique russe au Caucase du Sud, notamment, après l'implosion de l'URSS. Selon certains chercheurs, la russophilie des Arméniens constituera une des causes principales de nombreux massacres et du génocide des Arméniens de 1915 dans l'Empire ottoman qui les désignera « comme des sujets suspects, agents de l'impérialisme du « grand voisin du Nord » » en réglant ainsi leur sort 139 .

      Cependant, après la mort de Pierre le Grand, le gouvernement tsariste montra un certain désintérêt vis-à-vis des territoires caspiens non rentables qui n'apportaient plus de bénéfices. On observa une certaine dérive de la politique orientale du premier empereur russe. L'avancée en Baltique et en Caspienne et les nouvelles conquêtes de vastes espaces dépassaient largement la capacité réelle de gestion militaire et économique de la monarchie russe de cette époque. C'est pourquoi, la conquête des provinces caspiennes fut de courte durée.

      La Perse, pour sa part, ne se résignait pas à la défaite. Le 21 janvier 1732, elle conclut avec la Russie le Traité de Recht qui remplaça celui de Saint-Pétersbourg. Selon ce nouveau traité russo-persan, composé de 8 articles, l'Empire russe devait se replier vers le Nord en faisant d'importantes concessions territoriales : les terres au sud de la Koura repassaient à la Perse à condition de ne pas être cédées à la Turquie. La Russie s'engagea à rendre le reste des territoires annexés dans les cinq ans si Nadir chah (1736-1747), l'« orage de l'univers », réussissait à libérer la Transcaucasie de la présence ottomane. Ainsi, le territoire du Daghestan devint de nouveau une arène de lutte entre la Russie et la Turquie, d'une part, et entre la Perse et la Turquie, de l'autre. Le Traité prévoyait également l'ouverture du consulat russe en Perse.

      L'ambiguïté, l'incohérence et la contradiction de la politique caucasienne russe affaiblissaient les positions de la Russie dans la région. En conséquence, une discordance régnait parmi les dirigeants des peuples dépendants qui, dans leurs orientations de politique extérieure, penchaient vers Istanbul, Pétersbourg ou bien Ispahan. La conclusion du Traité de Recht changea la répartition des forces en faveur de la Perse.

      Un an plus tard (1733), à Bagdad, Nadir chah conclut un traité analogue avec la Sublime Porte après avoir écrasé les troupes de cette dernière. Selon ce traité, Istanbul s'engageait à libérer les anciens territoires persans occupés, y compris une partie du Daghestan et du Chirvan. Cependant, sur le terrain, l'Empire ottoman n'avait pas l'intention de respecter le traité conclu et cherchait de nouvelles possibilités pour conserver son influence en Transcaucasie.

      Suite aux succès militaires et diplomatiques, Nadir chah demanda à la Russie de libérer Bakou et Derbent conformément au Traité de Recht. Toute confrontation russo-persane était attisée par des puissances européennes : la France et surtout l'Angleterre. Elles menaient une politique antirusse active aussi bien en Europe qu'en Asie et soutenaient Nadir chah dans ses exigences. En fin de compte, le Traité de Gandja (1735) obligea les troupes russes à se retirer au-delà de la rivière Soulak en exposant le Daghestan à une nouvelle agression de la part des Persans. Une partie des populations autochtones gagna les terres sous contrôle de l'Empire russe suivant le retrait des troupes 140 . Toutefois, la diplomatie russe fixa dans le traité une clause obligeant la Perse à ne jamais céder Bakou et Derbent à une tierce puissance. Ainsi, le chemin vers la Caspienne resta clos pour l'Empire ottoman. Les importantes concessions russes avaient pour but d'empêcher l'union turco-persane dirigée contre la Russie et de faire de la Perse une alliée potentielle contre la Turquie. Les marchands russes, quant à eux, conservaient le droit de libre commerce sur les territoires de la Perse et sur ses vassaux.

      

      

      Ainsi se termina le projet de Pierre le Grand qui prévoyait la création d'une voie de commerce devant aboutir en Inde et la propagation de l'influence russe sur la Mésopotamie et l'Iran 141 . Ses successeurs ne purent conserver les nouvelles acquisitions territoriales (la « Perse russe ») et élargir la frontière russo-persane. L'historiographie russe et soviétique interprète la campagne caspienne de Pierre le Grand comme un pas tactique et forcé afin de contenir les Turcs. Certes, le renforcement des positions de l'Empire ottoman au Caucase et son arrimage à la Caspienne présentaient un danger pour les intérêts géopolitiques russes. Mais il ne faut pas oublier non plus que cette campagne fut précédée et suivie de beaucoup d'autres dont l'objectif principal était l'expansion territoriale et économique qui s'inscrivait dans le cadre de la politique coloniale de l'Empire russe.

      Mais tout cela ne fut que des concessions temporaires, car, désormais, la Russie n'abandonna plus l'idée de s'étendre dans la direction de la Caspienne et de la Transcaucasie, en général. Cette détermination aura pour conséquence une volonté politique : la Caspienne demeurera une mer exclusivement russo-persane dont l'accès aux puissances tierces sera dorénavant interdit. Le rétablissement de la paix aux frontières méridionales renforça les positions géostratégiques de l'Empire russe entre les mers Noire et Caspienne et contribua à l'achèvement de la colonisation de la basse et de la moyenne Volga et du « champ sauvage » sans intervention extérieure. Le repli sur le Terek coupa également le passage éventuel aux Tatars de Crimée susceptibles de porter secours aux musulmans caucasiens et de fournir un appui à l'Empire ottoman.

      

      

      CONCLUSION

      

      La propagation de l'influence russe dans la région caspienne fut une des étapes de la formation de l'État russe au début du 18e siècle. L'arrivée au trône de Pierre le Grand ouvrit une nouvelle page dans la stratégie impériale vis-à-vis de cette région.

      La Russie désirait devenir un maillon indispensable dans le commerce entre l'Europe et l'Orient. Pour cela, elle concentra son attention en direction des quatre mers : Baltique, Blanche, Noire et Caspienne. Le rôle d'intermédiaire dans les échanges intercontinentaux avait une importance politique et économique primordiale pour l'État russe qui poursuivait deux buts : s'enrichir sur le compte de ce commerce et garder sous sa dépendance les pays aussi bien européens qu'orientaux. Afin d'atteindre ces objectifs, les Russes devaient s'emparer du commerce caspien et s'ancrer dans les pays littoraux. C'est pourquoi Pierre le Grand visait l'occupation de la partie sud de la Caspienne pour la transformer en un point d'appui du commerce avec l'Inde 142 .

      Avant 1722, la situation internationale n'était pas favorable à la réalisation de ces objectifs hégémoniques. Cependant, rien n'empêchait d'étudier les territoires visés et de se préparer à une intervention future.

      La lutte pour la région caspienne était dictée non seulement par des raisons économiques, mais également militaro-stratégiques. Plusieurs facteurs ont conditionné la nécessité de renforcer la présence russe dans la région : la garantie de la sécurité des frontières méridionales et de la voie commerciale Baltique-Volga-Caspienne liant l'Occident à l'Orient, l'exploitation des ressources naturelles du Caucase dans l'intérêt des marchands russes, etc. Sans conquête du Caucase du Nord, du Daghestan et des territoires caspiens littoraux, ces objectifs ne pouvaient pas être atteints. C'est ainsi que la Russie activa son ingérence directe dans les affaires du Caucase en visant notamment le littoral occidental de la Caspienne.

      Dans cette région stratégique, les intérêts des trois puissances se heurtèrent : la Russie, la Turquie et la Perse. Leurs méthodes et moyens pour conquérir ces terres étaient différents. Le renforcement des positions turques dans la région caspienne contrariait les intérêts à long terme de la Russie. La perception de l'Empire ottoman comme ennemi commun joua un rôle important dans le rapprochement politique de la Russie, de la Perse et des khanats caspiens. La politique de l'Empire russe s'avéra plus prudente et adaptée aux attentes des élites locales. L'objectif du tsar était d'assurer l'accès russe à la mer Caspienne, d'affaiblir les positions turques et de mettre fin à la domination persane en Transcaucasie.

      Le premier empereur russe envisagea également la possibilité d'installer des populations russes, arméniennes et d'autres chrétiens dans les provinces caspiennes conquises en évinçant tacitement les musulmans. La Russie continua à développer la thèse de la protection des petits peuples, notamment chrétiens, qui sera largement instrumentalisée au 19e siècle et n'a pas perdu son actualité même à présent. Or, toute protection découlait des intérêts propres de l'Empire russe, mais les peuples en question, notamment de Transcaucasie, en tiraient aussi des bénéfices.

      

      

      Cependant, la conquête des territoires caspiens par Pierre le Grand ne s'avéra pas durable. À sa mort, la politique caspienne de l'Empire subit des changements considérables. Les successeurs du tsar ne réussirent pas à garder les territoires caspiens conquis à cause d'un manque de capacités militaire et économique pour les intégrer. En fin de compte, ils furent restitués à la Perse. La partie sud de la Caspienne restera toujours persane. À cause de la rivalité avec l'Angleterre, les marchands russes se retirèrent petit à petit des régions centrales et méridionales persanes et se concentrèrent sur le territoire de l'actuel Azerbaïdjan dont le rôle économique et géopolitique ne cessa plus d'accroître.

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


CHAPITRE II
LA VICTOIRE GÉOPOLITIQUE DE L'EMPIRE RUSSE AU CAUCASE ET EN ASIE CENTRALE (FIN 18e–DEBUT DU 20e SIECLE)

      

      

      La Russie se montra déterminée à avancer progressivement en direction de la Transcaucasie et de l'Asie centrale à la fin du 18e siècle, environ un demi siècle après la tentative de Pierre le Grand. Au 19e siècle, l'Empire russe s'ancra sur les territoires contigus de la Caspienne et au-delà. Après des décennies de guerres avec aussi bien la Perse et la Turquie qu'avec des peuples autochtones, le tsar étendit son pouvoir sur les vastes territoires centrasiatiques et transcaucasiens.

      

      


§ 1. Les préparatifs à la conquête durable de la Transcaucasie et de l'Asie centrale

      

      

      Pendant le règne des deux impératrices russes, Anna Ivanovna (1730-1740) et Elizabeth Petrovna (1741-1761), la Russie s'est occupée principalement de la défense de la ligne de Terek, aux abords du Daghestan (ligne de Kizliare) au Caucase. Économiquement faible, l'Empire peinait également à garder son monopole sur le commerce de transit. Il devenait de plus en plus difficile de faire face à l'Angleterre et de la concurrencer.

      


A. – L'évincement de l'Angleterre du sud de la Caspienne

      

      En profitant de la faiblesse de la Russie, la Couronne britannique tenta de s'ancrer et de renforcer davantage ses positions dans la région caspienne. C'était le territoire de l'actuel Azerbaïdjan qui était particulièrement convoité par les Russes et les Anglais en raison de sa situation géographique et de la présence de riches matières premières. Il était également un passage indispensable pour une expansion éventuelle vers les régions intérieures d'Asie jusqu'à l'Inde.

      Après la mort de Pierre le Grand, il était plus facile pour l'Angleterre de négocier avec le gouvernement russe et d'obtenir les privilèges d'antan. En 1734, l'Angleterre conclut avec la Russie un accord commercial d'une durée de 15 ans considéré comme une victoire importante de la diplomatie anglaise. En effet, l'article 8 de l'accord attribuait aux marchands anglais le droit de transit pour se rendre en Perse via le territoire russe, un privilège que la Couronne cherchait à obtenir depuis 148 ans. En conséquence, les Anglais déployèrent dans la région caspienne des activités non seulement économiques, mais également politiques et militaires, afin d'évincer la Russie ou, au moins, d'affaiblir ses positions. Les Anglais iront jusqu'à des tentatives de créer leur propre flotte caspienne dont le premier bateau fut construit en 1741 143 . Les concessions russes avaient pour but de faire de l'Angleterre une alliée stratégique dans les affaires européennes et orientales et de canaliser l'exportation de la soie vers la voie Volga-Caspienne au détriment du territoire turc.

      Avant l'apparition des bateaux anglais, le monopole du transport maritime appartenait aux marchands russes. Désormais, ils se retrouvaient menacés tout comme les marchands arméniens et musulmans locaux qui avaient du mal à rivaliser avec leurs homologues anglais. Ces derniers entravaient la navigation libre des bateaux russes et inondaient le marché régional de leurs produits bon marché. De surcroît, ils payaient plus cher pour la soie grège, base de l'économie locale. Ainsi, dans les années 1740, le chiffre d'affaires du commerce de transit des Anglais était 2,6 fois plus important que celui des Russes 144 . La rivalité anglo-russe eut un impact négatif sur les relations russo-persanes. Dans les décennies qui suivirent, les Russes ne développèrent que des relations économiques dans la région caspienne.

      L'Angleterre soutenait ouvertement la Perse dans sa rivalité avec la Russie et aidait Nadir chah dans la création de la flotte caspienne persane. Avec le concours de l'ingénieur anglais Jones Elton, le chah se mit à construire quelques navires de guerre dont un, le premier croiseur, fut coulé plus tard par les Russes. Toutes les actions anglaises s'inscrivaient dans les projets et activités de la Compagnie de Moscovie (nommée à partir du 18e siècle Compagnie Russe) qui poursuivait le but de renforcer les positions anglaises dans la région caspienne. Nadir chah, pour sa part, prit sous sa protection tous les marchands anglais dans les limites des frontières de son État. Cependant, les efforts du chah étaient vains : Nadir chah et ses successeurs de la dynastie des Qadjar (1779-1925) étaient désormais contraints de faire des concessions devant la puissance des tsars.

      En 1741, à Andalal, Nadir chah fut écrasé par les Montagnards du Daghestan ce qui changea la répartition des forces au détriment de la Perse. En conséquence de cette défaite, le chah s'inquiétait sérieusement de l'accroissement des sympathies prorusses des peuples en question et craignait l'intervention directe de la Russie. Cependant, à cause de la situation internationale, cette dernière n'était pas en mesure d'apporter son aide militaire aux peuples concernés ou de les prendre sous sa protection. Elle ne pouvait qu'encourager les Montagnards dans leur lutte contre les Persans, les ravitailler ou encore, par des réseaux diplomatiques, leur donner en secret de l'espoir.

      Pour conjurer la menace anglaise, en 1746, le tsar russe, suite à quelques mesures de prévention, édicta l'oukase interdisant le passage des marchands anglais qui se rendaient en Perse, de même que le transport de leurs marchandises, par le territoire russe 145 . C'était l'annulation de la clause numéro 8 de l'Accord commercial anglo-russe de 1734. Par cet oukase, la Russie anticipa les conséquences du danger du renforcement ultérieur de l'Angleterre dans ses confins méridionaux et montra sa détermination à conserver ses positions et à renforcer sa présence économique, politique et militaire dans la région caspienne et dans toute la Transcaucasie.

      La mort de Nadir chah, conséquence d'un coup d'État, nuisit définitivement au commerce anglais dans les provinces caspiennes. Les comptoirs anglais furent fermés, les bateaux construits pour la flotte persane brûlés. Désormais, l'Angleterre concentra ses efforts au sud de la Perse à partir duquel la Compagnie anglaise des Indes Orientales tenta de pénétrer à l'intérieur du pays jusqu'à la Caspienne et les régions riveraines afin d'étendre sa sphère d'influence. Dans la deuxième moitié du 18e siècle, les autorités persanes accordèrent aux marchands anglais plusieurs privilèges commerciaux : construire de nouvelles factoreries, mener certaines activités commerciales exonérées de taxes, etc.

      Ainsi, dans la région caspienne, l'Angleterre sortit perdante de sa rivalité avec la Russie. Elle se concentra de nouveau sur le territoire du golfe Persique d'où elle pouvait avoir un accès direct à la Caspienne en évitant le territoire russe.

      

      

      

      

      


B. L'activation de la politique caucasienne sous Catherine II

      

      Une nouvelle étape dans la politique orientale russe commença avec l'avènement au trône de la Grande Catherine (1762-1796). La Russie venait de sortir de la guerre de sept ans (1756-1762) contre la Prusse avec un grand déficit budgétaire. Pour le combler, le gouvernement de Catherine II plaçait beaucoup d'espoir dans le commerce extérieur avec les pays caspiens. Il élabora toute une série de mesures pour le développement de ce secteur. Plusieurs compagnies spécialisées dans le commerce avec la Perse et le Chirvan furent créées. Comme ses prédécesseurs, elle renforça la ligne fortifiée méridionale passant le long du Terek.

      L'importance stratégique du Caucase devint plus évidente pendant la première guerre russo-turque (1768-1774) où la Russie, pour la première fois, ouvrit un second front contre les Turcs. Désormais, attaquer l'Empire ottoman sur les deux fronts (européen et oriental) devint la règle 146  et la Transcaucasie se transforma en théâtre permanent des guerres russo-turques. Le Traité de paix de Kutchuk Kaïnardji (1774) donna aux Russes accès à la mer Noire. Cependant, les acquisitions territoriales n'étaient pas si importantes par rapport à l'octroi du droit pour la Russie de défendre « ses coreligionnaires se trouvant sous le pouvoir de la Porte » 147 . La défaite dans cette guerre russo-turque, entre autres, ébranla considérablement l'influence turque dans la région caspienne.

      Après sa victoire triomphante dans cette guerre, Catherine II renforça ses positions au Kouban et au Caucase du Nord. Dans un premier temps, elle intégra la plus grande partie des territoires des Montagnards, sous forme de protectorat. Soulignons que les Montagnards, ainsi que les peuples au-delà de la chaîne du Caucase, percevaient le protectorat russe comme une forme d'alliance politique dirigée contre des ennemis communs. Dans leur esprit, ils étaient désireux de garder ou d'acquérir leur autonomie voire l'indépendance politique en contrepartie de la reconnaissance de la souveraineté russe. Chaque fois que la Russie tentait de négliger ces facteurs, la situation devenait complexe et prenait souvent une tournure sanglante. Cette situation n'a pas perdu son actualité jusqu'à nos jours.

      Fidèle admiratrice des auteurs des Lumières, Catherine II tenta de justifier la présence russe au Caucase par une mission civilisatrice de la Russie dans la région qui « n'avait connu que la barbarie asiatique » 148 . Malgré les efforts entrepris, la Russie, néanmoins, restait encore modérée dans ses ambitions en Transcaucasie. En 1770, le Sénat russe décida de fermer son consulat en Azerbaïdjan. Cela se répercuta sur la situation aussi bien des marchands russes que du commerce qui se dégrada, notamment, dans la région de Bakou.

      À la fin du 18e siècle, l'industrie manufacturière russe était en plein essor. Elle était basée, entre autres, sur la matière première provenant de la région caspienne. Ainsi, en 1800, la Russie disposait de 186 manufactures qui fonctionnaient avec la soie importée des pays orientaux 149 . Outre cela, son intérêt par rapport au pétrole de Bakou grandissait en permanence. Le gouvernement tsariste supprima même la taxe sur l'importation du pétrole 150 . Ces circonstances incitèrent la Russie à étendre son hégémonie sur le sud-ouest de la Caspienne afin de s'emparer du monopole sur le commerce international.

      L'Empire continua l'étude de la mer Caspienne entamée par Pierre le Grand. En 1764-65, le général I. Tokmatchev fit son voyage d'exploration. Sur la base de ses travaux, l'hydrographe et cartographe A. Nagaev, auteur de l'Atlas de la mer Baltique (1752), créa une carte plus précise de la Caspienne en 1796.

      Dans les années 70 du 18e siècle, le consul russe D. Skilitchi, parmi les mesures destinées au développement du commerce russe dans la région caspienne, proposa d'écarter des opérations commerciales entre la Russie et la Perse les marchands n'ayant pas d'origines russes 151 . Ceci ne concernait pas les commerçants des peuples indigènes dont la situation dans les villes russes n'était néanmoins pas la meilleure. Il suffit de dire que les marchands russes jouissaient du droit de libre commerce sur le territoire persan, tandis que leurs homologues locaux en étaient privés sur le sol russe. Par ailleurs, cela s'inscrivait dans le cadre de la politique coloniale de l'Empire russe où ne pouvaient exister de relations d'égal à égal.

      Sur le reste du territoire persan, les marchands russes ne réussirent pas à concurrencer les Anglais. Ils finirent par concentrer leurs activités commerciales essentiellement sur le territoire de l'actuel Azerbaïdjan. Ce fait valorisait davantage le rôle politique et économique de ce dernier pour l'Empire russe. Cet intérêt persistera jusqu'à la fin du 20e siècle.

      La prospérité du commerce russe dépendait de la stabilité de la situation politique dans la région, y compris la partie russe de la Caspienne. En 1773 éclata l'insurrection populaire de Pougatchev dans les bassins de la Volga et de l'Iaïk, contre laquelle Catherine II envoya son armée 152 . L'Azerbaïdjan était soumis à des luttes intestines qui avaient leur répercussion négative sur les activités commerciales et sur la sécurité des marchands russes. Pour cette raison, en 1781, le gouvernement tsariste décida d'envoyer une expédition navale au sud de la mer sous le commandement de M. Voïnovitch.

      L'expédition n'atteignit pas son but, à savoir, la création d'un centre (opornaja točka) commercial russe. Mais elle aboutit à la conclusion d'un accord commercial avec la Perse qui exonérait les marchands russes des impôts. Après cet échec, l'Empire russe commença à miser davantage sur les moyens pacifiques (économiques et diplomatiques) pour renforcer ses positions et propager son influence. Il était toujours conscient que la religion commune des peuples du Daghestan et de l'Azerbaïdjan avec celle de la Turquie et de la Perse demandait des approches variées et prudentes.

      Catherine II était désireuse de réaliser l'idée de Pierre le Grand de transformer la mer Caspienne en « lac intérieur » de la Russie. Outre cela, selon le projet du responsable impérial de la politique orientale G. Potemkine, le gouvernement tsariste prévoyait la création au nord de l'Azerbaïdjan d'un État tampon du nom d'Albanie. À ce moment, le khanat de Kouba, dirigé par Fathali-khan, se distinguait parmi d'autres khanats musulmans. Il avait l'ambition de réunir ces derniers sous son règne provoquant ainsi le mécontentement de ses voisins. Pour leur faire face, en 1775, Fathali-khan s'adressa à la Russie et demanda son aide militaire. Saint-Pétersbourg entreprit une courte campagne et sauva le khan de Kouba obtenant, en contrepartie, les clefs de Derbent. Pour ne pas détériorer ses relations avec la Porte, la Russie s'arrêta là et refusa à Fathali-khan la prise du khanat sous son protectorat. En réalité, elle ne faisait que gagner du temps.

      Le développement des relations russo-géorgiennes dès le 18e siècle révéla toute la complexité de la diplomatie russe. En 1783, l'Empire russe conclut le Traité de Guéorguievsk avec le roi géorgien Irakli II qui avait de grandes ambitions impériales de créer la « Grande Géorgie ». Conformément au Traité, la Russie réservait à la Géorgie le rôle de leader en Transcaucasie. À l'instar du khan de Kouba, Ibrahim khan du Karabakh demanda également le protectorat de l'Empire par l'intermédiaire de Irakli II. La tsarine russe ne se montra pas pressée de prendre une décision en espérant « soumettre les intérêts des khans azéris [musulmans – G.G.] aux intérêts de la Géorgie et à la décision sur la question arménienne » 153 . Catherine II poursuivait la création d'un État chrétien arméno-géorgien sur les territoires du nord-est de la Perse, y compris le Karabakh, et sur la partie asiatique de la Turquie 154 .

      Selon le traité, la Géorgie, en confiant sa politique extérieure à l'Empire russe et en devenant de facto dépendante de lui, gardait néanmoins son autonomie intérieure et restait un État souverain 155 . Les droits des Géorgiens devenaient équivalents à ceux des sujets russes. Pendant la conclusion du Traité de Guéorguievsk, la tsarine russe demanda qu'on ne nomme pas les Géorgiens sujets russes, mais alliés 156 . En dépit de tout cela, le traité signé, selon son caractère, était « foedus non aequum, c'est-à-dire une union inégale » 157 . L'histoire ultérieure montra le prix important de la protection russe de la Géorgie : la perte définitive de toute forme d'indépendance et d'autonomie avant la ruine fatale.

      À partir de 1783, l'Empire russe commença à se préparer pour une campagne militaire contre la Perse en Transcaucasie dont le commandement fut confié à Souvorov. Une escadrille militaire fut créée à l'embouchure de la Volga prête à intervenir à tout moment. En outre, plusieurs bateaux militaires russes se trouvaient en permanence dans les ports de Bakou, d'Astrabad et d'Enzeli pour « assurer » la sécurité des marchands russes. En fin de compte, cette nouvelle campagne n'eut pas lieu à cause de la guerre russo-turque de 1787-1791 et des troubles au Kouban où Souvorov fut transféré 158 . Toutefois, en 1784, la ville de Makhatchkala passa définitivement sous domination russe.

      Une fois la guerre russo-turque terminée (1791), lors de la prise de Bakou, l'Empire se tourna de nouveau vers la Caspienne. Les navires de guerre russes apportèrent leur aide militaire à Cheikh-Ali khan de Kouba. Ce dernier, en continuant la politique de rapprochement de la Russie de Fathali-khan, renouvela la demande de protectorat auprès de Saint-Pétersbourg (1793) tout en demeurant dans l'incertitude comme son prédécesseur. Deux ans plus tard, le Conseil d'État russe examina également la question de la prise en protectorat du khanat de Bakou. Selon la requête formulée, le khan devait être reconnu par le gouvernement impérial qui déterminait également la politique extérieure du khanat, le port devait accueillir une présence permanente des navires de guerre russes, etc. Mais Catherine II tarda à satisfaire cette demande.

      Cependant, l'expectative russe ne signifiait pas un renoncement à la stratégie d'avancer vers la Caspienne. De nouveaux préparatifs pour une autre campagne commencèrent en 1796 sous le commandement de V. Zoubov 159 . Les actions militaires furent couronnées par la prise définitive de la ville de Derbent (1796), après des luttes sanglantes. Un mois après, les troupes russes entrèrent pacifiquement à Bakou. Mais la mort de Catherine II interrompit cette progression. Son fils, Paul I (1796-1801), renonça à la politique expansionniste de sa mère en Transcaucasie et retira les forces russes de Géorgie et d'Azerbaïdjan en ruinant le crédit de la Russie auprès des khans et des populations prorusses.

      Ainsi, les dernières décennies du 18e siècle furent des années de luttes acharnées et de marchandages entre la Russie et la Perse pour le Daghestan et l'Azerbaïdjan sans égards pour les petits fiefs en faisant partie et quasi indépendants du pouvoir du chah. La tsarine russe et le chah persan considéraient la prise de contrôle sur le Caucase oriental comme vitale pour leur prestige royal 160 . Un troisième acteur, l'Empire ottoman, tenta également d'intervenir dans ce partage des territoires caspiens, notamment, par la voie diplomatique. Néanmoins, il n'obtint pas de réels succès. La Sublime Porte tenta vainement d'instrumentaliser le facteur religieux dans la lutte contre la Russie.

      Le fait que la Russie continuait à considérer, malgré tout, la Perse comme une alliée contre son rival séculaire la Turquie, rendait difficile toute démarche d'Istanbul concernant cette région. Cependant, le renforcement de l'orientation prorusse des dirigeants et chefs locaux inquiétait aussi bien la Perse que la Turquie. Par exemple, la demande d'un protectorat russe des dirigeants de Taliche, de Bakou et de Kouba 161 .

      


C. Les premières tentatives d'exploration de la côte turkmène et le début du rattachement des steppes kazakhes

      

      Les informations sur les premiers contacts russo-turkmènes sont très maigres. Vraisemblablement, les anciens Rous connaissaient déjà les Turkmènes. Ainsi, dans la Chronique de Nestor, on mentionne le nom d'un peuple touranien du nom de turkmène 162 . Aux 11e et 12e siècles, la presqu'île Manguychlak devint une des escales préférées des bateaux qui ne voulaient pas traverser la Caspienne du sud au nord 163 . Puis, les caravanes marchandes continuaient leur route jusqu'au Khârezm ou la basse Volga.

      L'Asie centrale était morcelée en plusieurs khanats en rivalité permanente. Les plus importants d'entre eux étaient la Horde des Kazakhs, de Valkh, de Khiva et de Boukhara. Les tribus turkmènes étaient écartelées entre la domination de leurs puissants voisins (Khiva, Boukhara, la Perse), mais restaient malgré tout indépendantes. Des échanges d'ambassades relativement réguliers se produisaient entre ces derniers et la Moscovie. Les différends frontaliers, les relations commerciales, les problèmes liés à la situation des prisonniers, etc., étaient au centre des questions discutées. En ce qui concernait les tribus turkmènes, depuis le 16e siècle, elles participaient plus ou moins activement au commerce entre la Russie et le Khiva 164 . À la fin du 17e siècle, une partie des Turkmènes de Manguychlak devint volontairement sujets russes et se déplaça dans la province d'Astrakhan. Plus tard ils s'installèrent dans les steppes nogaïs 165 . De nos jours, quelques 13 000 descendants de cette migration habitent encore dans la région de Stavropol.

      L'Asie centrale n'a pas échappé non plus à la vision géopolitique comme géostratégique de l'Empire russe. Un des buts de la création d'une flotte puissante sur la Caspienne était de commercer, dans un premier temps, avec l'Asie centrale et l'Afghanistan, ensuite avec les Indes.

      C'est Pierre le Grand qui s'intéressa le premier à la côte orientale de la Caspienne peuplée par les Turkmènes. Un certain commerçant turkmène, Hodja Népess, fit savoir au tsar, par l'intermédiaire des marchands d'Astrakhan, qu'il disposait d'importantes informations susceptibles d'éveiller l'intérêt du souverain russe. Il s'agissait de l'existence de gisements d'or situés sur les rives d'Amou-Daria. Selon le marchand turkmène, depuis très longtemps, ce fleuve se jetait dans la Caspienne 166 . Cependant, la construction du barrage par les habitants du Khiva avait détourné son lit vers la mer d'Aral. Entre autres, il proposa au tsar de restaurer l'ancien lit et, par conséquent, de créer un accès direct vers cette région soi-disant aurifère 167 .

      Pour étudier de près cette question, le tsar envoya au Khiva une expédition avec le prince circassien Alexandre Békovitch-Tcherkasski à sa tête. Ce dernier séjourna deux fois dans la région (1715, 1717) en empruntant deux routes différentes : maritime (d'Astrakhan à Krasnovodsk) et terrestre (de Gourev à Khiva). Le but était d'étudier et d'explorer la côte turkmène de la Caspienne, de collecter des renseignements sur le terrain, d'établir des relations de bon voisinage avec les populations locales et d'envisager la construction de forteresses. Le tsar prévoyait également l'envoi d'une « ambassade commerciale » en Inde afin de « découvrir une voie fluviale dans cette direction » 168 . Dans ses études sur la mer, Békovitch-Tcherkasski établit que l'Amou-Daria se jetait dans la mer d'Aral et non pas dans la Caspienne.

      La construction de deux forts sur la rive orientale, notamment le futur Krasnovodsk, provoqua la colère du khan de Khiva qui considérait ces territoires comme partie intégrante de ses possessions traditionnelles. Dès le début, les méthodes employées représentaient une sorte de mélange entre intimidation et offres de services aux khans locaux 169 . Békovitch-Tcherkasski fut soupçonné de fins expansionnistes et tué par ordre du khan (1717). La même année, une autre expédition fut envoyée à Khiva et à Boukhara. Elle fut dirigée par Florio Beneveni chargé également de missions diplomatiques. Pour résumer, les premières tentatives d'exploration de la région se sont achevées sans grands succès perceptibles. Néanmoins, Pierre le Grand entra dans l'histoire russe comme le premier tsar qui envisagea l'idée de la conquête militaro-politique de l'Asie centrale.

      À partir de la fin du 18e siècle, l'importance de la côte orientale caspienne dans les échanges russo-persans augmente. Les richesses des sous-sols turkmènes, notamment en pétrole, en sel et en soufre, attiraient de plus en plus l'intérêt de la Russie. Les terres turkmènes représentaient davantage un passage obligé entre l'Asie Centrale et l'Europe. Il existait deux voies commerciales : maritime (entre Astrakhan et la presqu'île de Manguychlak) et terrestre (de la côte septentrionale caspienne au Khiva et à Boukhara via Merv). Jusqu'au début du 19e siècle, une partie considérable des échanges commerciaux entre la Russie, d'un côté, et l'Asie centrale et l'Iran du nord-est, de l'autre, passait par le Manguychlak. Ainsi, les Turkmènes et leur territoire étaient impliqués dans le commerce russo-persan et russo-centrasiatique. Leur rôle n'était pas négligeable compte tenu de la longue interdiction d'accès aux marchés centrasiatiques pour les non musulmans 170 .

      En 1745, 1767, 1798, 1802 et 1811, les Turkmènes de Manguychlak recherchèrent, à maintes reprises, le protectorat de la Russie en l'invitant à commercer dans leur pays et à construire des fortifications afin de faire face à la Perse et au Khiva 171 . Après avoir échoué dans son implantation à Astrabad (1781), à son retour, l'expédition de M. Voïnovitch séjourna à Krasnovodsk et étudia la côte turkmène.

      Quant aux terres kazakhes, sous Pierre le Grand leur rattachement devint une préoccupation officielle de l'Empire russe 172 . Des relations plus ou moins intenses se nouèrent déjà avec les Kazakhs après la conquête du khanat d'Astrakhan et de Sibérie qui avoisinaient les steppes occupées par ces tribus nomades. Ainsi, la première ambassade kazakhe apparut à Moscou en 1594 173 . Les premiers traités « sous forme de promesse d'allégeance » entre la Russie les chefs kazakhs et karakalpaks furent signés à l'aube du 18e siècle, entre 1700 et 1705 174 . Ces faits historiques représentaient une preuve suffisante pour l'historiographie russe et soviétique de rattachement volontaire des tribus nomades à l'État russe.

      Les luttes intestines entre les hordes entravaient toute tentative de créer un État centralisé, ce qui représentait un terrain propice pour l'agressivité et les ambitions expansionnistes de leurs voisins immédiats. En 1731, le premier khanat kazakh, la Petite Horde, fut intégré à l'Empire russe. C'est à partir de cette date que la Russie commença à s'introduire progressivement dans l'espace kazakh, réservant un rôle important à la ville d'Orenbourg fondée aussitôt (1735).

      Après la dissolution de l'URSS, la question du rattachement du Kazakhstan à l'Empire russe suscitera des débats sous l'angle de la révision de l'histoire nationale passée. Le rattachement des territoires kazakhs se déroulait sous plusieurs formes et représentait un mélange allant du libre consentement à la conquête et l'asservissement. Certes, le « rattachement volontaire » non seulement des Kazakhs, mais également d'autres peuples de l'espace russe fut dicté par les difficultés, en premier lieu politiques, que les pays en question subissaient. Les leaders nationaux, en prêtant leurs serments de fidélité, furent souvent contraints de placer leurs souverainetés sous le protectorat d'un pays tiers. Et l'Empire russe profita largement de ces circonstances et des possibilités offertes pour s'élargir. La fragmentation des tribus kazakhes et l'absence d'unité politique, en fin de compte, facilitèrent la conquête définitive des steppes centrasiatiques.

      La politique de Catherine II vis-à-vis de l'aire des Kazakhs devint ouvertement expansionniste et discrédita beaucoup la politique de ses prédécesseurs. En dépit de la longue période de conquête de ce vaste espace, elle ne rencontra pas l'opposition et l'ingérence d'une troisième force d'occupation comme cela a été le cas au Caucase.

      

      

      CONCLUSION

      

      Après la mort de Pierre le Grand, l'Angleterre prit une série de mesures pour favoriser son expansion économique et politique directe dans la région. Pour des raisons politiques, le gouvernement tsariste accorda aux Anglais un droit de passage par le territoire russe. Douze ans après avoir vu ses intérêts politiques et économiques menacés, il supprima ce droit. En fin de compte, la Couronne britannique ne réussit pas à s'imposer dans la région caspienne et se retira vers le sud de la Perse.

      La politique russe au Caucase s'activa de nouveau sous Catherine II. Le renforcement des positions impériales militaires et économiques en Transcaucasie a été mis à l'ordre du jour de la politique étrangère de l'État russe qui aspirait à créer une zone tampon entre lui, d'une part, et la Turquie et la Perse, de l'autre. À l'issue de la première guerre russo-turque, Saint-Pétersbourg se dota du droit de défendre la cause des chrétiens se trouvant sous le pouvoir de l'Empire ottoman. L'hostilité vis-à-vis de ce dernier, qui menaçait en permanence l'Empire russe et la Perse, créait une alliance stratégique naturelle entre ces deux parties.

      Un certain nombre de traités de protectorat furent signés avec les Montagnards du Caucase, ce qui « justifia » le rattachement ou l'annexion de leurs terres par l'Empire russe. Influencée par les Lumières, Catherine II exploita largement la thèse de la mission civilisatrice de la Russie pour les peuples asiatiques ce qui n'était d'ailleurs qu'en partie justifié.

      Finalement, la politique caspienne russe fut couronnée par le rattachement de certains territoires à l'Empire selon le schéma traditionnel sous la forme du protectorat, interprété aussitôt par l'Empire russe comme un rattachement volontaire. La puissance russe était souvent perçue par ces populations comme un contrepoids aux forces présentes dans la région et hostiles à leur égard. La Géorgie et les khanats musulmans caspiens furent particulièrement visés. Après la dissolution de l'Union soviétique, ces événements vieux de deux siècles apparaîtront de nouveau, mais seront traités sous un angle différent et conformément aux réalités géopolitiques de la fin du 20e siècle.

      Depuis Pierre le Grand, l'Empire russe a tourné son regard sur l'Asie centrale et les Indes. Pour cela, il songea à incorporer, en premier lieu, les steppes des nomades kazakhs et la rive orientale de la Caspienne. Tout au long du 18e siècle, le processus de rattachement des terres kazakhes à l'Empire russe, dont les initiateurs furent tantôt les Russes tantôt des Kazakhs, s'est réalisé plutôt par des méthodes pacifiques. Les multiples expéditions avaient pour but d'étudier le terrain pour une expansion ultérieure. Le même schéma existait également pour les tribus centrasiatiques, notamment kazakhes et turkmènes : le protectorat, plutôt volontaire, suivi d'un rattachement inconditionnel de la part de l'Empire. L'absence de formations étatiques fortes et de la présence de puissances tierces facilita largement la réalisation des projets expansionnistes. Sous Catherine II, la progression russe dans les profondeurs des steppes devint une politique d'État qui discrédita tout le travail diplomatique de ses prédécesseurs dans ce domaine.

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


§ 2. La victoire géopolitique de l'Empire russe au Caucase (19e–20e siècles)

      

      

      Comme déjà évoqué, la particularité de la colonisation russe réside dans une extension territoriale immédiate sur le compte des territoires limitrophes. En conséquence, la Russie s'est soudée avec ses colonies constituant une sorte d'osmose entre elles 175 . Dans la mesure où l'État russe s'élargissait, la plupart des régions antérieurement colonisées se transformèrent en métropole pour les nouvelles régions conquises. Ce phénomène est appelé par A. Woeikof la « transfusion graduelle de la métropole dans les colonies » 176 . Dans ce contexte, P. Béhar distingue quatre cercles de colonisation russe : le premier avec la conquête de Kazan, d'Astrakhan, de la Sibérie et de l'Extrême-Orient ; le deuxième avec celle de l'Ukraine et de la Biélorussie ; le troisième touche le Caucase et l'Asie centrale (monde turco-mongol) ; le quatrième atteint des pays satellites (Europe de l'Est, Mongolie, Afghanistan). La décomposition de l'Empire se fit par le détachement progressif de ces cercles du dernier jusqu'au premier 177 .

      La Transcaucasie fit partie du troisième cercle de la colonisation. Le début du 19e siècle fut marqué par le franchissement russe de la chaîne du Grand Caucase qui déplaça la frontière géopolitique de la Russie qui « se sentait l'absolue nécessité de briser les barrières qui l'enfermaient et l'étouffaient » 178 . Ce déplacement géopolitique lui ouvrit de nouveaux horizons géostratégiques et marqua une nouvelle étape dans l'histoire de toute la région. Désormais, le triangle des puissances –Russie, Turquie, Perse – réglera le sort de la région. Les peuples autochtones seront contraints de manœuvrer, avec des succès variables, entre ces trois acteurs.

      


A. – La réalisation du rêve de Pierre le Grand

      

      Avec l'arrivée au trône d'Alexandre I (1801-1825), la diplomatie russe relança le processus de « protection » des khanats musulmans laissé à l'abandon par son prédécesseur. L'Empire ne voulait plus se contenter de la vassalité des formations étatiques transcaucasiennes, notamment, après les guerres victorieuses contre les Turcs et les Persans. C'est la raison pour laquelle il élabora des projets d'annexions des territoires entres les mers Noire et Caspienne, « première étape vers un contrôle des Détroits » 179 . La nouvelle politique en construction visant ces terres eut des dimensions politique, économique et militaire.

      En 1801, le tsar annexa d'abord la Géorgie en utilisant habilement l'occasion qui s'était présentée 180 . Par cette annexion tacite et pacifique, une nouvelle étape commença dans la politique caucasienne de la Russie. Jusqu'à la fin du 18e siècle, la conquête de la Géorgie n'entrait pas dans le champ des intérêts de la politique étrangère russe. Les terres peuplées par les Géorgiens étaient traitées sous l'angle des relations avec la Perse et la Turquie. Même après le Traité de Guéorguievsk, l'intérêt de l'Empire russe pour la Géorgie demeurait mitigé contrairement aux projets concernant les provinces caspiennes dont la conquête occupait les esprits de plusieurs tsars russes et qui n'aboutirent pas aux résultats escomptés. Dans ce contexte géopolitique, la requête de protection d'Irakli II à la Grande Catherine signifiera, deux décennies plus tard, l'annexion pure et simple dans la lecture impériale. Elle représenta une aubaine inattendue par son importance exclusive, « quelque chose de légendaire qui arrive une fois en un millénaire », selon l'expression de Z. Avalov 181 . À cet égard, l'auteur écrit : « Ainsi, en fin de compte, cette acquisition gratuite [de la Géorgie – G.G.] couvrait largement les dépenses infructueuses des temps passés : le coût des entreprises persanes de Pierre et de Catherine. Les politiciens russes ne frappaient pas à la bonne porte. Mais quand devant eux tout près s'ouvrit inopinément une autre porte et après avoir mesuré les perspectives attrayantes qui étaient à leur portée, ils saisirent prestement cette opportunité en empruntant cette ouverture et renversèrent le maître trop confiant au passage. Gênés, à un moment, ils pensèrent même reculer, mais finalement, ils préférèrent rester, cette fois pour toujours » 182 .

      À mi-chemin entre les deux mers, la domination géostratégique russe devint incontestable. Elle détermina le sort des territoires situés entre la Caspienne et la mer Noire et ouvrit du côté du Caucase la voie en direction de l'Asie centrale. La diplomatie russe réussit à trouver des intérêts communs entre les khanats caspiens de Bakou, de Kouba, de Derbent et de Taliche dans les questions de politique étrangère et de commerce bilatéral. Pour cela, le gouvernement tsariste favorisa la création d'une sorte de fédération entre les khanats en question afin de faire face à la Perse et de faciliter l'annexion ultérieure de ces territoires. Les démarches entreprises par lui aboutirent à la conclusion d'un accord collectif signé en 1802, à Guéorguievsk. Les khans déclarèrent que désormais une « paix durable, éternelle et inébranlable et une union d'amitié » s'établissaient entre leurs territoires sous la tutelle de la Russie 183 . Cet accord renforça les positions russes dans la région à la veille des séries de guerres avec les Turcs et les Persans pour l'hégémonie en Transcaucasie.

      Or, la Russie, la Perse et la Turquie n'étaient pas les seuls pays intéressés par la région caspienne. La France, l'Allemagne et surtout la Grande-Bretagne tentaient également d'y assurer leur domination. La formation en 1805 de la troisième coalition anti-napoléonienne avec la participation des Empires russe et britannique contraignit la Couronne à s'abstenir d'actions directes en Perse contre la Russie. Cette dernière profita largement de cette opportunité, activa ses opérations militaires dans la région et incorpora les khanats de Karabakh et de Cheki (1805) ainsi que de Kouba et de Bakou (1806).

      La Perse, quant à elle, essayait de manœuvrer entre les puissances européennes. Le nombre des accords conclus avec la seule Grande-Bretagne, désireuse depuis très longtemps de s'ancrer dans cette région stratégique, en témoignent : 1801, 1809, 1812, 1814. L'article 4 du Traité de 1801, en particulier, prévoyait l'octroi de l'aide britannique à la Perse en cas de conflit armé. En effet, cela incita le chah à détériorer ses relations avec le tsar. Le Traité signé avec la France (1807) poussa également les dirigeants persans à renoncer à la conclusion de la paix avec la Russie 184 . En 1810, les Britanniques soutenaient les Persans contre les Russes allant jusqu'à la participation directe d'officiers anglais dans les combats armés et à la nouvelle tentation de créer une flotte sur la Caspienne 185 .

      Après la victoire écrasante contre l'armée d'Abbas-Mirza à Lenkoran pendant l'été 1813, la Russie obligea la Perse à signer le Traité de Gulistan après une décennie de guerre (1804-1813). Selon celui-ci, l'Empire russe conservait tous les territoires acquis de facto au moment de la signature, à savoir, le Daghestan, la Géorgie, l'Imérétie, la Gourie, l'Abkhazie, la Mingrélie et les khanats du Karabakh, de Gandja, de Cheki, de Kouba, de Bakou, de Derbent, de Chirvan et de Taliche. C'est pourquoi, pour Saint-Pétersbourg, ce fut plutôt un succès diplomatique que militaire et ce qui lui vaudra une guerre avec la Turquie.

      Le Traité de Gulistan jeta également la base juridique de la coopération économique entre la Russie et la Perse. Les marchands russes et persans recevaient le droit de libre circulation et de libre échange dans les deux États. Les premiers étaient exonérés de différentes taxes intérieures sur le marché persan. La ville d'Astrakhan redevint la plaque tournante du commerce caspien. En avril 1819, un Département Asiatique du Ministère des affaires étrangères fut créé.

      Conformément au Traité, seule la Russie avait le droit de posséder une flotte navale dans la Caspienne. Un des résultats du Traité fut la détermination ferme du tsar de faire du Caucase une partie intégrante de l'Empire russe et de le transformer en plusieurs provinces russes parmi d'autres sans forcément demander l'avis de nouveaux sujets dont une partie, en particulier les musulmans, n'était pas très enthousiaste pour un tel développement des événements. M. Atkin estime que cette étape de l'expansion russe au Caucase Oriental était le produit d'un concours de circonstances, d'un accident plutôt qu'un plan soigneusement élaboré 186 .

      Parallèlement, un « Acte séparé » fut signé selon lequel la Perse obtenait le droit de révision des conditions du Traité de paix. Soutenue par l'Angleterre, elle tenta, à maintes reprises, de profiter ultérieurement de ce droit, mais les résultats furent nuls. Les problèmes irrésolus et les offenses persanes aboutirent à une nouvelle guerre russo-persane en 1826-1828 que mena Nicolas Ier (1825-1855).

      En 1828, l'Arménie Orientale (les khanats de Nakhitchevan et d'Erevan) fut définitivement rattachée à l'Empire russe. Ce changement géopolitique de grande importance fut fixé juridiquement dans le Traité de Turkmentchaï (près de Tabriz) du 12 février de 1828 qui annula le traité précédent de 1813. Cette nouvelle ligne frontière russo-persane restera en vigueur 163 ans et disparaîtra avec la dissolution de l'URSS (1991). Les Traités bilatéraux ultérieurs ne toucheront pas la question de la frontière commune hormis la frontière maritime sur la Caspienne. La guerre de 1826-1828 était également la dernière guerre russo-persane.

      Le Traité était composé de 16 articles dont le huitième concernait le statut de la mer Caspienne. Dans le domaine militaire, la Russie gardait le droit exclusif de posséder la flotte navale. Quant à la navigation commerciale, le droit de libre circulation fut maintenu pour les pavillons russes comme persans. Ainsi, la mer se trouvait sous la domination des deux États, une situation qui durera également 163 ans.

      

      Les populations, notamment arméniennes, ayant soutenu l'Empire russe pendant la guerre, obtinrent le droit de se déplacer et de s'installer sur les territoires attachés à la Russie qui, dans leur majorité, étaient d'anciennes terres arméniennes. Cela s'inscrivait parfaitement dans la pratique russe de « constitution d'un glacis humain sur ses marches » 187 . En conséquence, il se produisit une modification sensible du paysage ethnique de la région. Afin de renforcer sa présence dans la région, le gouvernement tsariste élabora des projets de peuplement russe, principalement, pour le compte des « outsiders » de l'Empire : la cosaquerie difficilement gérée par le Centre, les vieux croyants et sectateurs, les couches sociales pauvres et marginales (les gueux), les révolutionnaires exilés 188 .

      Les sujets russes, vivant en territoire persan, obtinrent également des droits et des privilèges spéciaux, les lois persanes ne leur étaient pas applicables. Selon les chercheurs russes L. Koulaguina et E. Dounaeva, « c'était un des premiers traités inégaux conclus entre la Perse et les États européens qui posa la première pierre d'un régime défaitiste dans le pays » 189 .

      En dépit de ces deux guerres russo-persanes, la Russie cherchait à normaliser ses relations politiques et surtout économiques avec la Perse. La nécessité de coopération économique était également dictée par le développement de l'économie persane plongée dans une sorte d'isolement à cause des guerres et des conflits avec la Turquie (1821-1823), l'Afghanistan (1813-1818, 1823), entre la Russie et la Turquie (1821-1823) et de l'altération des relations avec l'Angleterre (1819-1823) qui réduisit drastiquement les importations des marchandises turques et anglaises en Perse. Ce fut la raison pour laquelle les relations commerciales entre les deux pays se rétablirent entre les deux guerres et voire durant encore la seconde guerre 190 . Elle gardait toujours ses ambitions d'être un maillon indispensable dans le commerce entre Europe et Asie. Le développement économique était indissociable des aspirations du tsarisme à la nouvelle colonisation et à une domination politique ultérieure.

      Le Traité de Turkmentchaï, entre autres, comprenait un Acte spécial sur le commerce qui ouvrait de nouveaux horizons pour le développement du commerce bilatéral. La Russie obtint le droit de nommer des consuls et des agents commerciaux partout où elle pouvait avoir

      des intérêts. L'Empire exportait essentiellement en Perse les tissus, les métaux, le cuir, les fourrures, les pigments, la verrerie, le sucre, etc. Il importait en grande quantité la soie grège, le coton, les colorants des tissus, le riz, les épices, le poisson, le caviar ainsi que le pétrole et le sel en provenance de Bakou, etc. Cet Acte spécial sur le commerce ne perdit pas de son importance jusqu'à la Première Guerre mondiale.

      Les succès successifs de la Russie en Transcaucasie étaient également conditionnés par le fait que les puissances régionales musulmanes (la Turquie, la Perse, l'Afghanistan) ne réussirent jamais à former une coalition contre l'Empire des tsars à cause de profondes contradictions et de rivalités acharnées qui conduisaient souvent à des guerres entre elles. La Russie utilisa habilement toutes ces circonstances dans sa politique régionale expansionniste ; lors des conflits militaires elle s'était toujours opposée tantôt à la Turquie ottomane tantôt à la Perse des Qadjar.

      À partir de 1828, la Turquie et la Perse furent de facto et de jure évincées de la Transcaucasie. Quant à cette dernière, elle devint partie intégrante de l'Empire russe « encore noble, non bourgeois », selon l'expression de l'historien marxiste M. Pokrovski 191 . Les différents territoires faisant partie de cette vaste région virent leurs statuts de sujets du droit international passer au niveau de la politique intérieure de l'Empire russe. Cette situation durera plus de 160 ans excepté une courte période transitoire due à la troisième révolution russe d'octobre 1917. La mainmise sur la Transcaucasie facilita ultérieurement la soumission définitive des Montagnards du Caucase.

      Les succès politico-militaires de la Russie altérèrent davantage les relations bilatérales anglo-russes. L'Angleterre s'inquiétait de l'éventualité de la poussée russe vers l'Asie occidentale et de la conquête de l'Inde par une nouvelle puissance européenne, cette fois par la Russie 192 . En 1833, cette dernière avait notamment reçu le droit exclusif de contrôler les détroits du Bosphore et des Dardanelles (Traité russo-turc d'Ounkiar-Iskelessi). Dans les années suivantes, cette rivalité anglo-russe se concrétisa en Afghanistan, autour de la ville afghane de Herat (1838), et en Transcaucasie, en général. Plus tard, afin de défendre le nord de la Perse et les intérêts russes de l'agression des forces ennemies, la Russie stationna une brigade de Cosaques dans cette région selon un accord spécial avec le gouvernement persan 193 .

      En 1845, fut créée la vice-royauté du Caucase. Bakou et Elisavetpol (actuel Gandja) devinrent chefs-lieux de deux des cinq gouvernements transcaucasiens. Quant au Daghestan, il ne devint une région (oblast) qu'en mai 1860.

      L'avancée de l'Empire russe en Transcaucasie avait des dessous idéologiques « bien formulés » qui, plus tard, seront repris par l'historiographie soviétique : soutien et salut des chrétiens de Transcaucasie, lutte contre le pillage et l'esclavage, réalisation de la « mission civilisatrice » et introduction des méthodes de gouvernement dites « européennes » parmi les peuples aborigènes, etc. Cependant, ce qui était, sous certaines réserves, bénéfique pour les chrétiens, représentait une tragédie pour une partie des peuples montagnards.

      À partir des années 1830, cette image de la Russie « libératrice et protectrice » commença à se ternir non seulement chez les chrétiens de Transcaucasie, mais également chez les intellectuels progressistes russes. Dans la conscience de ces derniers, on observait une certaine repentance pour la politique caucasienne de l'autocratie russe.

      La politique de russification des populations allogènes de l'Empire fut poursuivie par Nicolas I. Elle se réalisa dans tous les domaines : éducation, administration, religion, vie politique et culturelle. De plus, dès la fin du 18e siècle, la noblesse locale avait commencé à s'intégrer dans la noblesse russe. C'est un phénomène qui s'intensifia plus particulièrement au début du 19e siècle. Le niveau d'intégration des élites autochtones différencia la Transcaucasie des colonies classiques stricto sensu.

      Le célèbre triple principe formulé par le Ministre de l'Éducation d'alors Serge Ouvarov « Orthodoxie, autocratie, esprit national » (Pravoslavie, samoderjavie, narodnost) servit de fondement pour l'État russe 194 . Ce fut également une justification idéologique pour la réalisation de la politique intérieure impériale 195 . Dans ses ambitions et pratiques, le gouvernement tsariste plaça désormais l'ethnie russe et l'orthodoxie au-dessus des autres peuples de l'Empire multinational.

      Sous Alexandre III (1881-1894), la politique de russification devint officielle et plus intense. Le tsar réalisa une importante réforme administrative dont les dessous politiques furent l'abolition de la distinction qui « séparait la Russie propre des marches frontières » 196 . En conséquence, la vice-royauté du Caucase fut supprimée, ce qui provoqua des agitations en Transcaucasie. Dans la région de Bakou, les jeunes arméniens et musulmans, soutenus par l'Église et la Mosquée, revendiquèrent l'autonomie cultuelle voire l'indépendance.

      Il est à noter que la politique impériale de russification vis-à-vis des musulmans fut plus marquée de « subtilité et de tolérance » que celle à l'égard des populations chrétiennes. De plus, le gouvernement, pour ses propres intérêts, tenta à maintes reprises d'instrumentaliser les contradictions interethniques en opposant constamment les Arméniens aux Tatars (comme, par exemple, en 1905 à Bakou) et cela tout au long de la cohabitation dans le cadre de l'État russe, puis soviétique.

      


B. – La renaissance de l'importance commerciale et militaire de la Caspienne

      

      Après la découverte de la voie maritime de l'Inde, la mer Caspienne n'avait pas perdu de son importance d'antan dans la sphère du commerce entre l'Europe et l'Inde. L'ouverture en 1823 sous encouragement de l'Angleterre par un marchand arménien, sujet persan, d'une nouvelle voie intercontinentale via Trabzon – Erzeroum – Tabriz marginalisa davantage la voie caspienne et inquiéta le gouvernement tsariste 197 . Ce dernier s'efforçait de revaloriser son ancienne voie commerciale en faisant des investissements directs et indirects. Néanmoins, il fallut attendre les années 1880 pour voir une vraie renaissance de l'importance commerciale de la Caspienne.

      À partir des années 1850, le gouvernement tsariste étudia scrupuleusement la mer Caspienne et ses côtes à l'aide de ses forces navales. En 1857, le bateau Kouba, équipé spécialement pour réaliser ce type d'études, fit naufrage près du cap Choulan. À la suite de cette catastrophe, 22 membres de l'expédition, les appareils astronomiques et les résultats de deux années de travail disparurent 198 .

      En dépit de cela, les travaux de recherche scientifique, indispensables aussi bien pour l'exploitation des richesses naturelles que pour l'ancrage durable dans la région, ne s'interrompirent pas. Une attention particulière a été accordée à la côte occidentale, notamment, à la presqu'île d'Apchéron. En 1860, un nouvel atlas composé de 22 cartes de la mer Caspienne et des territoires proches fut prêt. Des travaux d'aménagement des territoires pour la sécurité de la navigation furent entrepris incluant l'équipement et la rénovation des anciens phares et la construction de nouveaux. Tout cela avait également une importance militaire et stratégique 199 .

      Dès avant la guerre de Crimée, le gouvernement tsariste encouragea la création des sociétés dont les activités étaient liées au commerce avec les pays voisins de l'Orient. En 1849-1850 fut créée la compagnie de navigation Mercure qui a été fusionnée, sept ans plus tard, avec une autre compagnie similaire, la Rousalotchka (1856). Par la suite, on créa la célèbre société de transport Caucase et Mercure (1868), l'œuvre d'entrepreneurs tels que Nobel, Kokorev, Novoselski, Brylkine, Troubnikov, Alennikov et autres 200 . Les bateaux de ces compagnies sillonnaient les eaux de la Volga et de la Caspienne et assuraient la liaison entre les ports russes et ceux situés au nord de la Perse, ainsi qu'au sud-est de la mer Caspienne où se trouvaient quelques points de peuplement turkmènes. En 1856 fut entériné le Statut de la Compagnie russe de navigation à vapeur et de commerce qui joua un rôle important dans le développement des relations commerciales de la Russie. Enfin, la Flotte Volontaire, créée par souscription, de 1876 à 1878, et régie par le Ministère de la Marine, partagea également le trafic caspien 201 .

      La même année furent déposés les statuts de la Compagnie commerciale transcaspienne qui avait le droit de créer des usines et des manufactures aussi bien pour le traitement des matières premières extraites de la région que pour les exportations et les importations des marchandises en Russie, en Perse et en Asie centrale. Il s'agissait d'achats de coton, de laine, de la garance et de ventes de fer, d'acier, de cuivre et de produits manufacturés.

      Depuis 1817, la foire de Nijni Novgorod, située sur la Volga, jouait un grand rôle dans le commerce russe international. C'était un centre important du commerce russo-asiatique, le plus grand complexe commercial de l'Europe, qui absorbait les 4/5 des marchandises orientales importées par la Russie 202 . Son « précurseur » était la foire de Makarev, fondée en 1524. Durant les 17e-18e siècles s'y forgèrent les relations commerciales avec la Chine, la Perse et l'Asie Centrale. Le choix de l'endroit – à l'emplacement d'un ancien monastère détruit par le khan de Kazan – fut fait lors de la rencontre des marchands russes avec la mission commerciale du chah Abbas I, composée de marchands persans et arméniens 203 .

      Les commerçants asiatiques avaient toujours plus de privilèges que leurs confrères européens, ce qui démontre l'importance pour la Russie du commerce avec les pays caspiens ainsi qu'avec leurs voisins. Les marchands arméniens originaires de Transcaucasie et de Perse jouèrent un rôle particulier dans le commerce russo-persan en le monopolisant petit à petit. Avec le temps, une partie d'entre eux devinrent des sujets russes. Au 19e siècle, la fonction principale de la foire de Nijni Novgorod consistait en l'approvisionnement des marchés persans par la production industrielle russe, et en retour des manufactures russes des régions centrales – par des matières premières provenant de l'Orient 204 .

      Le développement de l'industrie locale, du réseau des chemins de fer, de l'exploration des ressources minières attira également les masses ouvrières russes. Par la construction des voies ferrées, la région sortit de l'isolement et entra peu à peu dans le marché impérial. Les plus importantes furent celles de Rostov-sur-le-Don – Bakou et de Bakou – Batoum financé par les Rothschild. Ce dernier chemin de fer inaugura, depuis 1883, l'entrée de la Russie dans le marché mondial des hydrocarbures par la voie maritime 205 . Les effectifs des cheminots étaient composés essentiellement de Slaves. En 1908, le nombre de ces derniers fut estimé à environ 20 000 206 .

      Le gouvernement tsariste continua à développer les infrastructures maritimes. Pour cela, Vassili Kokorev (1817-1889), entrepreneur et mécène russe, se mit à la construction de la route Volga-Don 207  pour réaliser enfin le projet inachevé de Pierre le Grand.

      Les objectifs militaro-stratégiques supposaient également la possession de bases navales à proximité de la nouvelle frontière russo-persane. C'est pour cette raison qu'une station maritime apparut sur l'île de Sara, à proximité de Lenkoran, transférée en 1842-1843 sur l'île d'Achouradeh dans le golfe d'Astrabad, afin de protéger la côte persane des invasions des tribus turkmènes.

      Au 19e siècle, la plupart des bateaux de la Caspienne ont été construits à Astrakhan. Le manque de bois aux alentours de Bakou entravait le développement de la construction navale dans cette ville. Depuis 1860, Bakou était devenu une ville gouvernementale. Le climat favorable, l'emplacement, les atouts du site et la présence des « feux pétroliers naturels » amenèrent Bakou à devenir peu à peu le port principal de la Caspienne. S'y ajoutèrent son importance militaire et commerciale considérable.

      La question de transférer la principale base maritime de la flotte caspienne d'Astrakhan à Bakou fut mise à l'ordre du jour et eut lieu en 1867. La proximité des gisements pétroliers et des raffineries n'a pas joué le dernier rôle dans cette prise de décision. Si en 1862, la flotte caspienne disposait de 175 bateaux tous types confondus 208 , 22 ans plus tard, elle en comptait déjà 1945 209 . Des classes et une école de navigation maritimes s'ouvrirent aussitôt. Les infrastructures portuaires apparurent successivement : usine mécanique, ateliers de réparation des bateaux, appontements, quais maritimes et pétroliers, docks, etc. Ainsi, en deux décennies, l'importance de la flotte caspienne était de nouveau en hausse. On ne voyait toujours pas de pavillon étranger sur la mer.

      Depuis les années 1880, vingt ans après le transfert de la capitale du Gouvernement de Chemakha (1860), Bakou se trouvait au centre du boom pétrolier mondial. En 1889, 37 % des exportations de pétrole au monde provenaient de Bakou. Dans le domaine des huiles de graissage, on consommait 7,3 millions de pouds d'huiles de graissage contre 15 milles pouds exportés par les États-Unis (1898) 210 . En 1900, à Bakou, on extrayait 601,2 millions de pouds de « perle noire du Caucase » 211  soit 50,6 % de la production mondiale 212  ou encore 95 % de la production russe 213 . C'est également dans les années 1880 que les bateaux (dans un premier temps militaires) commencèrent à utiliser le combustible à base de pétrole. Pour ce qui est de la construction de la première raffinerie et de première usine pétrolières aux alentours de Bakou, elles apparurent bien avant : respectivement en 1859 et 1863 214 .

      C'est à cette période que la région de Bakou devint progressivement une des plus importantes zones pétrolifères exploitables et cela grâce à l'impulsion des grands investisseurs de capitaux internationaux, russes et arméniens 215 . En effet, à la fin du 19e siècle, la population de l'Azerbaïdjan comprenait une majorité de Tatars (Turcs azéris) et d'Arméniens. En général, la classe moyenne dans la population urbaine de la Transcaucasie était composée d'Arméniens 216 . Les Russes étaient principalement présents dans l'administration, ainsi que dans le commerce, mais faiblement à la campagne.L'explosion de l'industrie pétrolière attira des dizaines de milliers d'immigrants en Apchéron. En conséquence, Bakou devint la deuxième ville de la Transcaucasie après Tiflis.

      L'exploitation du naphte resta le monopole de l'État jusqu'en 1872. En dépit de toutes ses richesses naturelles, l'Empire russe demeurait toujours un État très dépendant des investissements provenant de l'Europe Occidentale. C'est pourquoi il favorisa et encouragea l'arrivée de capitaux occidentaux dans son secteur pétrolier, en premier lieu, en région caspienne et en mer Noire (Bakou, Batoum, Groznyï). Parmi les gros investisseurs on trouve les frères Alfred, Émile et Ludwig Nobel (Société anonyme d'exploitation du naphte des frères Nobel, fondée en 1879), Rothschild (Société industrielle et commerciale de la Caspienne et de la mer Noire fondée en 1886) et autres. Dans la dernière décennie du siècle, le pays comptait 6 compagnies anglaises, 3 françaises, 2 belges, 2 allemandes et une grecque 217 . Les entrepreneurs occidentaux, notamment anglais, s'occupèrent également de l'acheminement du pétrole de Bakou vers les marchés européens.

      Petit à petit, les sociétés arméniennes (Mirzoev, Mantachev, Ter Goukassov, Lianozov, Avetissov, Aramiants, Tatevossian, Maïlov) et russes (Chibaev, Toumaïev) trouvèrent une place stable sur le marché pétrolier caspien. En effet, les Arméniens et les Russes constituèrent l'élite financière de l'industrie pétrolière de Bakou et symbolisaient, aux yeux de la population musulmane locale le capitalisme étranger exploiteur. L'apparition de quelques entrepreneurs tatars (Soultanov, Taguiev, Naguiev, Assadoulaev, Moukhtarov) ne changea pas cette répartition, leur part demeura modeste. Par exemple, parmi les 51 concessions de terrains accordées lors des premières enchères seules 5 furent acquises par les Tatars 218 . En 1900, les Arméniens possédaient un tiers des entreprises industrielles du gouvernement de Bakou contre 18 % aux Tatars 219 .

      Le développement des industries, la mise en valeur des richesses naturelles et l'arrivée des capitaux aussi bien russes impériaux qu'étrangers changèrent radicalement la structure économique et sociale de l'Azerbaïdjan. Une bourgeoisie et un prolétariat locaux naquirent. Le capital financier azéri demeurait modeste dans le secteur de l'industrie pétrolière, tandis que celui des Arméniens et d'autres nationalités se développait dans ce domaine 220 .

      Cependant, en 1893, l'Empire reprit le contrôle du marché pétrolier en interdisant aux étrangers d'extraire le pétrole. Cela entrait dans le cadre de la nouvelle politique économique impériale qui imposait que les « ressources naturelles russes doivent être exploitées par de « vrais » Russes et avec l'aide de l'argent russe » 221 . Selon le décret du Ministre impérial des Finances S. Witte 222 , « toute affaire exercée pour le compte d'un étranger doit s'effectuer avec un prête-nom russe » 223 . En 1898, la Russie devint le premier pays producteur de pétrole au monde 224 .

      


C. – La région caspienne occidentale et méridionale à travers les trois révolutions russes

      

      Les deux dernières décennies du 20e siècle furent marquées par l'agonie de l'Empire russe et par une dégradation des relations interethniques, conséquence de la politique nationale impériale qui, semblait-il, avait « harmonisé » ces rapports. Pendant la première révolution russe (1905-1907), la vice-royauté du Caucase fut restaurée.

      Au début du 20e siècle, il se produisit également un certain dynamisme dans la conscience nationale du peuple azéri qui, dans son histoire, n'avait jamais été réuni au sein d'un seul État. En 1905, la jeune bourgeoisie azérie fonda un parti constitutionnel musulman qui se prononça pour une autonomie locale et pour l'arrêt de l'immigration russe 225 . Les protestations sociales aboutirent, en fin de compte, à des accrochages sanglants entre Azéris (Tatars) et Arméniens. Les raisons de l'explosion de la violence entre les deux communautés furent multiples : différences culturelles et religieuses, inégalité sociale entre les ouvriers et paysans musulmans, d'une part, et les marchands, les entrepreneurs citadins arméniens, de l'autre, etc. 226  Selon les observations des voyageurs contemporains, les « Tatars avaient beaucoup de haine envers les Arméniens, plus qu'envers les Russes » 227 .

      La capitale impériale russe utilisa les antagonismes arméno-tatars à ses propres fins politiques. Ce fut en effet le premier conflit interethnique dans la mouvance du mouvement révolutionnaire dirigé contre la monarchie russe. À cette période, les relations russo-arméniennes étaient très tendues, ce qui incita le gouvernement tsariste à laisser dégénérer la situation pour punir les Arméniens 228 . Le conflit arméno-tatar représenta une sorte de catalyseur pour la consolidation de la communauté musulmane de l'Azerbaïdjan. Il fit naître, pour la première fois, la solidarité musulmane qui dépassait des intérêts locaux restreints 229 . Il fut également le prélude à d'autres affrontements interethniques armés, notamment après le démembrement de l'Empire russe et, plus tard, à l'époque soviétique et post-soviétique.

      Le mouvement révolutionnaire en Transcaucasie fut la première révolution en Orient qui eut un impact sur le déclenchement de mouvements similaires dans les pays voisins : en Perse (1905-1912) et dans l'Empire ottoman (1908) 230 . À cause des troubles liées à cet événement, plusieurs usines furent fermées et les ouvriers chassés. Plusieurs milliers d'entre eux d'origine persane travaillaient dans l'Empire russe, notamment à Bakou. De retour chez eux, ils jouèrent un rôle important dans la diffusion des idées révolutionnaires, notamment dans le mouvement constitutionnel de la Révolution persane (1905-1911), avec la collaboration active des Arméniens et des Tatars transcaucasiens 231 .

      Pendant ces années, les navires militaires russes naviguaient librement le long des côtes persanes et débarquaient des troupes afin de protéger les intérêts russes en Perse : les sujets, les représentations commerciales, les établissements douaniers, etc. Lors des émeutes de 1911-1912 à Taliche, à Enzeli et à Recht, la marine russe utilisa également l'artillerie pour porter des coups sur ces territoires persans 232 . Tout cela témoigne de l'hégémonie russe incontestable sur la Caspienne. Les Russes se sentaient maîtres de la mer et se réservaient le droit d'intervenir afin de défendre leurs intérêts géostratégiques. Cependant, la situation était différente dans l'arrière pays persan où la Russie n'avait pratiquement pas de leviers de pression et d'influence.

      La situation géographique et géopolitique de la Caspienne ne laissait aucune chance aux tiers d'y pénétrer et de faire concurrence à l'Empire russe. Avant la Première Guerre mondiale, toutes les tentatives de l'Allemagne de s'implanter dans la région se heurtèrent à la résistance des Russes, de même qu'à celle des Anglais, et échouèrent 233 . Encore en 1903 Lord Ellenbore déclara à la Chambre des Lords qu'il préférait plutôt voir la Russie à Constantinople que la flotte militaire allemande au bord du golfe Persique 234 .

      Le prestige international de la Russie était en baisse à cause d'un nombre d'événements datant du début du 20e siècle : la défaite dans la guerre russo-japonaise, la Première révolution russe et le recul dans les Balkans. Ceux-ci conjugués avec l'état arriéré de l'économie russe, avec la dépendance financière de l'Empire vis-à-vis des pays occidentaux et avec les activités agressives de Berlin contraignirent la Russie à signer un accord avec l'Angleterre (le 31 août 1907) imposant la division des sphères d'influence en Perse séparées d'une zone neutre 235 . La Perse était sur le point de perdre sa souveraineté et de devenir un pays colonisé.

      L'accord stipula que les provinces septentrionales et les villes persanes les plus riches (Téhéran, Ispahan, Tabriz, Meched) passeraient sous l'influence russe tandis que l'Angleterre prit le contrôle du sud de la Perse avec le golf Persique. La Russie renonça à l'Afghanistan, reconnaissant l'existence des intérêts spéciaux britanniques dans ce pays comme au Tibet 236 . La conclusion de l'accord apporta un préjudice à l'image des Anglais perçus par les révolutionnaires libéraux persans comme des « défenseurs de la liberté et de la démocratie » 237 . Ainsi, les régions méridionales de la Perse étaient reconnues comme la sphère absolue d'influence britannique. Bien que ces territoires soient majoritairement désertiques, leur attribution officielle à la Couronne britannique fut considérée comme une victoire de la diplomatie anglaise qui songeait essentiellement à la sécurité des Indes.

      Officiellement, la Perse ne prit pas part à la Première Guerre mondiale. Cependant, cette neutralité fut théorique : au début de 1915, une partie considérable du territoire persan était occupée par les troupes turques et allemandes. Au début, la population persane « accueillit les Ottomans en libérateurs, considérants Russes et Anglais comme des ennemis héréditaires » 238 . Les agents du service de renseignement allemand exerçaient une propagande antirusse sur le territoire persan, dans la steppe turkmène et en Afghanistan. Alarmés par les actions expansionnistes de l'Allemagne, en 1915, la Russie et l'Angleterre révisèrent l'accord de 1907 en faveur de cette dernière. La nouvelle entente stipula, en particulier, la liquidation de la zone neutre en Perse.

      Dans sa lutte contre la Russie, l'Allemagne tachait d'utiliser la Turquie. Cette dernière, à son tour, cherchait un appui parmi les populations musulmanes du Caucase russe : les Adjars géorgiens islamisés, les peuples daghestanais et les Turcs azéris.

      Pendant la Première Guerre mondiale, la mer Caspienne fut épargnée des actions militaires armées. La flotte caspienne, à la différence de celles des mers Noire et Baltique, ne participa pas à ce type d'actions. Or, la présence de la flotte russe sur place était un facteur de dissuasion face au risque de pénétration d'autres forces dans la région. La principale tâche de la flotte était le transport de marchandises commerciales et militaires nécessaires aux besoins économiques et militaires de l'Empire. À la veille de la Première Guerre mondiale, plus de 60% des échanges internationaux de la Perse se faisaient avec la Russie 239 . Ayant sous sa domination la plus importante région pétrolifère de l'époque, située sur la presqu'île d'Apchéron, l'Empire russe réussit à convertir la flotte navale impériale à l'utilisation de combustibles moins coûteux à base de pétrole. Ceci augmenta davantage l'importance de Bakou.

      L'année 1917 en Russie commença par la révolution de Février dite « bourgeoise démocratique » qui aboutit à l'abdication du dernier des tsars Romanov. Les Musulmans transcaucasiens furent plutôt favorables à la Révolution de Février et à la formation du gouvernement provisoire. Le 9 mars 1917, ce dernier créa le Comité spécial de Transcaucasie ou Ozakom. Tout en constituant le groupe le plus nombreux de la Transcaucasie, les Musulmans étaient très faiblement représentés dans les Soviets, nouveaux organes du pouvoir. La plupart des places furent occupées par des Russes et des Arméniens, notamment à Bakou. La révolution leur donna l'espoir d'une émancipation nationale. Lors de la première Conférence des Musulmans du Caucase, qui eut lieu en avril 1917, le parti Moussavat se prononça en faveur d'une autonomie dans le cadre d'une future Fédération russe. Ainsi, les Musulmans essayaient de concilier leurs aspirations nationales avec les intérêts de la Russie 240 .

      Après la Révolution russe de Février, on observa un regain d'activités militaires de l'armée ottomane en Transcaucasie sous le même prétexte traditionnel : défendre les populations musulmanes des territoires, après l'évacuation des troupes russes, et aider les Azéris, leurs frères de race, à se libérer des Russes 241 .

      En avril, l'indépendance d'une République éphémère de Transcaucasie fut déclarée, dont les dirigeants Géorgiens pensaient naïvement qu'en se coupant des Russes ils pouvaient obtenir la faveur des Turcs et de meilleures conditions de paix. La Turquie, quant à elle, encourageait la prise de distance de la Transcaucasie vis-à-vis de la Russie afin de renforcer ses positions géopolitiques dans la région. Elle songeait également obtenir de nouveaux territoires par rapport au Traité de Brest-Litovsk. De surcroît, en s'emparant de Bakou, les Turcs se trouveraient en mesure de réanimer et de réaliser le vaste projet consistant en l'unification des turcophones sous tutelle de la Turquie.

      À la veille de la Révolution d'Octobre, une grande partie du territoire persan était occupée par les détachements militaires russes et anglais qui, cette fois, se faisaient passer pour des « libérateurs » 242 . Les régions occidentales restaient encore, mais pour peu de temps, sous la domination des troupes turco-allemandes. Ainsi, les Allemands étaient définitivement évincés de l'essentiel du territoire persan. Contrairement à ce qui se passa pendant la Première Guerre mondiale, la flotte caspienne se retrouva impliquée dans le tourbillon des événements lors de la troisième Révolution russe de l'automne 1917.

      En mars de 1918, la première organisation du pouvoir des Soviets dite la Commune de Bakou où Arméniens et Russes étaient majoritaires, s'établit dans la ville. La Commune bolchevique de Bakou ne durera pas longtemps : bientôt elle chuta et ses dirigeants furent fusillés dans le désert de Kara Koum au Turkménistan. Le 28 mai 1918, la République Démocratique d'Azerbaïdjan fut proclamée. Sa capitale provisoire fut Elisavetpol, car Bakou se trouvait sous la gouvernance du Soviet contrôlé par les Russes et les Arméniens 243 .

      C'est la première fois dans l'histoire du Caucase qu'une formation politique apparaît sous le nom d'Azerbaïdjan qui englobe les régions historiques d'Arran (Albanie) et de Chirvan 244 . Par conséquent, le terme Azéri devint usuel et désigna désormais les représentants du peuple caucasien appelé différemment Tatars du Caucase, Musulmans transcaucasiens, Turcs caucasiens. L'Occident salua ce changement géopolitique, car il était préférable d'avoir comme partie à des négociations un État jeune plutôt que la Russie, de surcroît devenue soviétique. Surtout que les Bolcheviks menèrent d'emblée une politique consistant à évincer les compagnies étrangères de leurs territoires. Paradoxalement, malgré cet encouragement, les puissances ne se montrèrent pas pressées pour reconnaître officiellement l'indépendance des trois républiques transcaucasiennes issues de l'Empire russe démantelé.

      Profitant de la désintégration de la Russie tsariste et encouragé par les résultats du Traité de Brest-Litovsk (1917), l'Empire ottoman pensa désormais à prendre sous sa tutelle les populations musulmanes de Transcaucasie voire au-delà de la Caspienne. Pour la réalisation de ce rêve touranien, Istanbul avait le soutien des Allemands qui, visant depuis un certain temps les champs pétrolifères de Bakou, firent clairement savoir à Enver Pacha « qu'ils ne verraient pas d'un mauvais œil une percée ottomane dans la région » 245 .

      En brisant la résistance des Arméniens et des Géorgiens, l'Armée de l'Islam constituée de soldats turcs et d'irréguliers azéris s'empara de Bakou en massacrant une partie de la population arménienne. Pour ne pas perdre le naphte de Bakou, Moscou proposa même aux Allemands de leur céder le quart du pétrole extrait sur l'Apchéron si ces derniers empêchaient l'occupation de Bakou par les Turcs 246 . Cependant, la marge de manœuvre des Allemands était assez limitée, de plus ils craignaient de voir les Anglais sur l'Apchéron. Aussitôt, les Turcs et les Allemands se substituèrent aux Britanniques sous le commandement du général major W. M. Thomson conformément à l'armistice de Moudros (octobre 1918). Ainsi, en une courte période, le jeune pays connut deux occupations étrangère : ottomane et anglaise.

      Les Anglais, à leur tour, ne restèrent pas longtemps et, à partir de 1919, commencèrent l'évacuation de leurs troupes en dépit des demandes des Azéris et des Géorgiens. La politique de non interventionnisme direct militaire des Britanniques consista à limiter son aide en armes, en ravitaillement et en concours logistique. Londres réalisait bien l'importance du contrôle du pétrole d'Apchéron. Mais le seul contrôle ne suffisait pas, car il fallait également dominer la ligne de chemin de fer Bakou – Batoum pour transporter le naphte. Ce fut une des raisons pour lesquelles l'Angleterre ne renonça pas au développement du commerce avec la Russie soviétique et considéra le Caucase dans la sphère d'influence de cette dernière en dépit de sa présence à Bakou 247 . À ce propos, le chef du cabinet britannique de coalition Lloyd George déclara même : « Nous commerçons bien avec les cannibales » 248 .

      Pour l'administration britannique, c'était à la Conférence de paix de débattre et de prendre la décision sur le principe d'autodétermination des peuples. En fin de compte, elle échouera dans cette tâche. Cependant, Thomson plaça le Nakhitchevan, une région majoritairement peuplée de Musulmans et litigieuse avec l'Arménie, sous la gouvernance arménienne afin d'empêcher les Turcs de l'utiliser comme corridor pour rejoindre les Turcs Azéris 249 .

      La Russie bolchevique ne reconnut pas la République d'Azerbaïdjan à la différence de la Géorgie et de l'Arménie. L'intérêt économique et géopolitique du territoire azerbaïdjanais pour Moscou fut plus important que celui de ses voisines. Inquiets et alarmés de l'échec de l'extension de la révolution en Europe, les Bolcheviks canalisèrent leurs efforts pour prendre le contrôle sur d'importants centres économiques dont Bakou 250 . La République d'Azerbaïdjan n'était pas marquée par une politique ouvertement anti-russe. Les dirigeants azéris avaient une attitude ambivalente vis-à-vis de leur voisine septentrionale. Akhoundzada exprimait ainsi le dilemme azéri : d'une part, un attachement profond à l'héritage culturel national, d'une autre, l'intérêt pour la Russie en tant que moyen de réaliser des changements nécessaires 251 .

      

      

      

      La République d'Azerbaïdjan n'aura qu'une brève période d'indépendance (23 mois) à cause de sa soviétisation en 1921. D'ailleurs, elle était condamnée comme l'indépendance de ses deux autres voisines compte tenu des circonstances et de l'entourage géopolitiques qui s'étaient établis dans la région.

      

      

      CONCLUSION

      

      Le 19e siècle en Transcaucasie commença par une nouvelle poussée de l'Empire russe, cette fois plus déterminé pour aller jusqu'à l'incorporation de toute la région en moins de trois décennies. L'expansion russe s'est déroulée sous différentes formes, du rattachement volontaire à la soumission militaire. Elle était bénéfique pour les uns et tragique pour les autres, et se solda par une politique de russification officielle au dernier quart du 19e siècle sous Alexandre III.

      Le Traité de Turkmentchaï mit fin aux guerres russo-persanes pour les khanats transcaucasiens en évinçant la Perse pour toujours de sa zone d'influence séculaire. Pour la première fois on voit le statut de la Caspienne vaguement figurer dans un traité qui donna à l'Empire russe l'exclusivité d'y posséder une flotte. Pendant le 19e et le début du 20e siècle, la présence de la flotte militaire russe sur la Caspienne conditionna, entre autres, l'hégémonie de la Russie dans cette région stratégique.

      L'avancée russe et l'annexion des territoires transcaucasiens étaient dictées par les intérêts politiques, économiques, militaires et stratégiques de l'Empire. En Transcaucasie, ce dernier poursuivit tout d'abord des intérêts stratégiques qui s'imbriqueront aussitôt avec des enjeux économiques (ressources minières, pétrole, routes commerciales, etc.). C'est à la fin du 19e siècle que Bakou connut le premier boom pétrolier du monde qui aura encore un écho un siècle plus tard en générant un nouveau « Grand Jeu ».

      Le fait que la Transcaucasie fut conquise sur la Perse et l'Empire ottoman, avec l'étroite collaboration d'une partie de la population autochtone, fit la particularité de sa colonisation par rapport à celle du Caucase du Nord ou de l'Asie centrale. Sans la présence russe, le sort des chrétiens de Transcaucasie serait incertain. Le rattachement définitif du Caucase était un des maillons de la politique coloniale de l'Empire russe. Ce processus n'était pas partout accepté de bon gré. C'est pour cette raison qu'un mouvement puissant de résistance, notamment chez les Montagnards, naquit contre les méthodes brutales des autorités tsaristes et des féodaux locaux.

      Le 20e siècle commença par une altération des rapports interethniques en Azerbaïdjan à l'instigation du pouvoir tsariste. Les révolutions russes contribuèrent à la constitution d'une conscience nationale azérie et à consolidation de la communauté musulmane locale. La constitution identitaire azérie ne fut, en effet, possible que dans le cadre de l'Empire russe. Le mouvement national se solda par la proclamation d'une première courte indépendance éphémère du peuple azéri sur les décombres de l'Empire russe. Intégré au sein de la Turquie ou de la Perse, le rêve des Azéris n'aurait pas pu sans doute être réalisé.

      Le mouvement révolutionnaire en Transcaucasie du début du 20e siècle fut le premier dans son genre en Orient. Les idées révolutionnaires furent ensuite propagées en Perse où se croisèrent les intentions expansionnistes de l'Allemagne, de la Russie et de l'Angleterre. Pour contenir cette première, les empires russe et britannique se rapprochèrent et, en effet, partagèrent le pays en deux secteurs d'influence séparés par une zone neutre. Ainsi, la Russie conserva ses positions dominantes dans les provinces septentrionales de la Perse.

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


§ 3. L'exploration et la conquête durable de la côte caspienne orientale

      

      

      Depuis Pierre le Grand, le tsarisme caressait l'idée de s'étendre dans la direction de l'Asie centrale qui pouvait assurer de nouvelles conquêtes territoriales et des bénéfices supplémentaires provenant du commerce. Le rêve séculaire des tsars russes ne put se réaliser que durant le 19e siècle.

      


A. – De la domination maritime à la domination terrestre

      

      Au 19e siècle, les relations commerciales et politiques russo-turkmènes s'intensifièrent. Les premiers envoyés des Turkmènes de Manguychlak (notamment les Iomouds) apparurent à Saint-Pétersbourg en 1802 et furent reçus par le tsar Alexandre Ier. Leurs demandes furent formulées autour de quatre axes :

      la protection politique du tsar ;

      l'aide économique ;

      la construction de forteresses afin de protéger les caravanes marchandes des attaques des tribus kazakhs et de Khiva ;

      la création des comptoirs russes le long de la côte sud-ouest 252 .

      Alexandre I saisit vite l'opportunité de satisfaire la demande de protection des Turkmènes et envoya quelques expéditions afin d'étudier le terrain. Le littoral turkmène devint aussitôt un centre d'échanges commerciaux russo-turkmènes qui attirait également d'autres tribus de l'arrière pays. On vit apparaître quelques marchands locaux dans les villes russes, notamment à Astrakhan.

      Après la conclusion du Traité de paix et d'amitié perpétuelle de Gulistan (1813), la Russie tenta de relancer le processus de rapprochement avec les Turkmènes en envoyant chez eux le marchand arménien de Derbent Ivan Petrov (Mouratov) qui était spécialisé dans le commerce avec Astrabad. Il rentra de sa mission au Caucase avec la délégation des Turkmènes-iomuds avec Kiat khan à leur tête 253 . Hostile aux autorités persanes, ce dernier, en se plaçant sous la protection russe, rêvait de dominer les différentes tribus turkmènes. Le séjour des Turkmènes coïncida avec un autre événement politique important – les négociations russo-persanes. C'est pourquoi aucun accord ne fut conclu.

      Six ans plus tard (1819), les ambitions hégémoniques de Kiat khan l'amenèrent de nouveau au Caucase, à Tiflis, pour rencontrer le général Ermolov. Cette fois, les souhaits du khan coïncidèrent avec les projets géopolitiques de l'Empire à long terme dans cette région. Dans les années suivantes, de nouvelles expéditions russes partirent vers la côte est de la Caspienne pour étudier la possibilité de construire des forts et des comptoirs avec la perspective d'avancer en profondeur en Asie centrale.

      Comme on l'a déjà évoqué, après la conclusion du Traité de paix et d'amitié de Turkmentchaï (1828), les positions de la Russie sur la Caspienne furent encore davantage renforcées. L'Empire se tourna de nouveau vers la côte turkmène en envoyant des expéditions successives par la mer. Aussitôt, les Russes commencèrent à évincer les Persans des marchés situés au sud-est de la Caspienne avec le concours des tribus côtières turkmènes. Les succès de la Russie furent accompagnés par l'importante diminution du prestige anglais dans la région. C'est pourquoi le gouvernement britannique canalisa ses efforts sur les khanats centrasiatiques et sur l'Afghanistan qui constituaient une zone intermédiaire entre la Russie et les colonies asiatiques de l'Angleterre. Rappelons qu'à cette période, la Russie rêvait encore d'atteindre les Indes. Plusieurs projets de l'état-major tsariste furent conçus et établis à ce propos 254 .

      En 1836, l'expédition « commerciale et scientifique » de G. Kareline apparut dans les eaux turkmènes dans le but de « décrire l'état du pays du point de vue physique, politique, socio-économique et autres… » et de définir la possibilité et les perspectives d'une expansion commerciale et économique dans la région Transcaspienne, y compris au nord-est de la Perse. G. Kareline rentra à Pétersbourg avec la lettre préparée par les Turkmène-iomouds et adressée au tsar dans laquelle ils demandaient la protection de ce dernier contre la Perse et le Khiva 255 . Il était accompagné du fils de Kiat khan, converti à l'orthodoxie à Tiflis 256 , qui fut reçu par Nicolas I (1825-1855) en 1837. Ainsi, comme auparavant les tribus kazakhes des steppes, certaines tribus turkmènes, qui nomadisaient à Oustiourt et au Manguychlak devinrent volontairement les sujets de l'Empire russe 257 . On observa également un accroissement des dispositions prorusses chez une partie des Turkmènes qui nomadisaient au sud-ouest de la Caspienne. Ceci préparera le terrain pour une colonisation ultérieure du Turkménistan et de toute l'Asie centrale.

      En 1840, l'Empire ouvrit un trafic permanent dans les eaux turkmènes. Deux ans plus tard (1842), la première base navale apparut sur l'île d'Achouradeh suivie par l'ouverture du consulat russe à Astrabad (1846). L'objectif officiel était d'assurer la sécurité du commerce maritime le long de la côte aussi bien turkmène que persane (Astrabad), et la protection des marchands et des pêcheurs. L'Empire se préparait à passer de la domination maritime à la domination terrestre, surtout que le pillage des caravanes sur le continent se poursuivait toujours. C'était un bon prétexte pour avancer et s'ancrer durablement sur la côte orientale de la Caspienne 258 . La présence militaire russe dans le golfe d'Astrabad fut mal appréciée par l'Angleterre qui demanda le départ des bateaux russes.

      Après la défaite dans la guerre de Crimée (1853-1856), le gouvernement tsariste, une fois de plus, fut contraint de renoncer momentanément à sa politique active dans les Balkans et au Proche-Orient et de se concentrer sur l'Extrême-Orient et la région centrasiatique. L'Empire fut particulièrement intéressé par les khanats de Boukhara, de Kokand et de Khiva qui, à cette époque, selon G. Sokoloff, ne représentaient « qu'un pâle reflet d'une splendeur passée » 259 . De longue date, il avait déjà établi des relations commerciales avec ces formations étatiques.

      Pour l'industrie capitaliste russe naissante, l'Asie centrale constituait un débouché potentiel pour les produits russes ainsi qu'un marché de matières premières, notamment pour le coton. Autrement dit, l'Empire tsariste, en mal chronique de développement intensif et face à la récession et aux difficultés économiques, poursuivait sa politique séculaire de développement extensif sur le compte de nouveaux territoires. L'aspect économique fut un des volets de l'avancée, mais pas le principal. D'une certaine manière, en s'activant en Asie centrale, l'Empire tentait également de reconstituer son prestige politique et militaire en mal d'affirmation envers l'Europe.

      Cependant, les intérêts hégémoniques et coloniaux de la Russie se heurtèrent à ceux d'un rival puissant, l'Angleterre. Après avoir terminé la soumission de l'Inde au milieu du 19e siècle, cette dernière aspirait à étendre son influence sur l'Asie centrale. La présence militaire anglaise en Perse et en Afghanistan était un fait accompli. Les agents de la Couronne étaient particulièrement actifs en Asie centrale et tentaient d'empêcher l'expansion russe. La rivalité russo-anglaise avait non seulement une dimension économique, mais également politique. Elle devint particulièrement antagoniste après la guerre de Crimée. Les marchands et les fabricants russes, de leur côté, s'inquiétèrent de l'expansion politique et économique anglaise. Ils incitèrent le gouvernement tsariste à activer sa politique dans la direction centrasiatique. En conséquence, cette politique devint plus agressive.

      Compte tenu des intérêts et des attentes des fabricants et des entrepreneurs russes, le gouvernement tsariste envoya en 1858 des missions politico-commerciales en Perse et dans les pays d'Asie centrale. Elles furent dirigées par N. Khanykov, N. Ignatev et Tch. Valikhanov. Les buts officiels de ces missions furent différents : l'orientaliste N. Khanykov fut à la tête d'une expédition scientifique, le colonel N. Ignatev conduisit une ambassade diplomatique, le lieutenant Tch. Valikhanov se présenta comme marchand musulman. Les trois missions avaient pour but l'étude aussi bien de la situation économique et politique des pays voisins centrasiatiques, que de leurs capacités à fournir les matières premières pour l'économie russe en plein essor et à consommer les marchandises produites par l'Empire.

      Dans les années 1860, une fois la conquête du Caucase terminée, le gouvernement tsariste envoya une partie de ses forces militaires, déployées au Daghestan, s'emparer des terres transcaspiennes. Ainsi, en 1869, le détachement militaire russe de Stoletov débarqua dans le golfe de Krasnovodsk et fonda la ville la plus importante de la côte turkmène portant le même nom. La fondation de Krasnovodsk permit à l'Empire russe d'avancer dans les steppes turkmènes et de faire pression sur le khanat de Khiva.

      Il se produisit également un changement dans la vision géopolitique de l'Empire qui commença à renoncer petit à petit à l'idée d'une intervention économique en Inde où l'Angleterre ne lui laissait pas de chance d'organiser un quelconque voisinage. La Russie se consacra désormais à la domination de l'arrière pays persan et à la conquête définitive de l'Asie centrale. Cela était une tâche beaucoup plus réalisable à cause de la proximité géographique et de la faiblesse de l'influence anglaise. Ainsi, l'Empire s'investissait progressivement dans la vie politique de la région Transcaspienne.

      La conquête du Turkestan devait commencer du côté de la Caspienne – Aral et de la Sibérie. Initialement, les Russes envisagèrent d'occuper d'abord le Turkménistan compte tenu la proximité du Caucase déjà conquis quoique les deux régions soient séparées par la Caspienne. Finalement, la Transcaspienne fut soumise, presque en dernier, avant le Pamir.

      À la différence des cent précédentes années, à cette période, la colonisation et le rattachement des terres kazakhes septentrionales et méridionales à l'Empire russe, par des méthodes plutôt belliqueuses, arrivèrent à leur terme. Relativement vite, dans les années 1860, la Russie étendit également son influence sur le nord du Kirghizistan, les oasis de Tachkent (1865) et de Samarkand (1868). De l'abolition du servage (1861) à la première Guerre mondiale, des centaines de milliers de colons russes, ukrainiens et allemands s'installèrent dans les vastes étendues steppiques où auparavant les pasteurs kazakhs nomadisaient. Ces derniers furent évincés petit à petit de leurs pâturages traditionnels. En conséquence, il se produisit une dégradation de leur situation économique.

      En 1865, le gouvernement tsariste publia le Règlement provisoire de gestion de la région de Turkestan. Deux ans plus tard (1867), le Comité des ministres entérina la décision de création du Gouvernement général du Turkestan (siège à Tachkent) dont la région Transcaspienne fera partie en 1897. En 1868, ce fut le tour de l'émirat de Boukhara de tomber. En 1871, les Russes débouchèrent sur la rivière Atrek, frontalière avec la Perse.

      Sous l'autorité de Kaufman, premier gouverneur général de la région, le tsarisme entreprit de considérables changements administratifs et économiques. La politique culturelle, notamment en ce qui concernait l'instruction, élaborée par Kaufman, était remarquable et entra dans l'histoire sous le nom de « politique de la non-ingérence ou de l'ignorance » 260 . En 1870, le ministre impérial de l'Instruction publique D. Tolstoï mit en place un nouveau système d'instruction destiné aux peuples allogènes de la Crimée, de la Volga, de l'Oural et de la Sibérie dont le but final était « leur russification et leur fusion avec le peuple russe ». L'Empire tenta de l'appliquer automatiquement sur le Turkestan également, mais Kaufman insista sur la nécessité de s'abstenir de supprimer par la force l'école islamique traditionnelle qui était opposée aux Russes. Son dépérissement serait plus utile et profitable pour l'Empire 261 . Ainsi, il se prononça pour la création d'écoles parallèles modernes susceptibles d'attirer les autochtones musulmans. Ajoutons aussi que les Turkmènes comme les Kirghizes et Kazakhs n'avaient pas été trop exposés à l'influence de l'islam à la différence des Ouzbèks ou des Tadjiks majoritairement sédentaires.

      

      

      

      

      


B. – L'interposition de l'Empire orthodoxe entre les mondes turc et persan

      

      Après le rattachement du khanat de Khiva (1873), l'Empire russe créa la région Transcaspienne (mars 1874) composée de deux unités administratives, Manguychlak et Krasnovodsk, qui se trouvaient sous la gérance du gouverneur militaire du Daghestan et du chef de l'état-major du commandant de l'Armée caucasienne. Du point de vue géopolitique, l'Empire concevait le territoire turkmène comme un espace continuant la Transcaucasie, une sorte d'appendice de cette dernière. Le nom choisi pour la nouvelle entité administrative – Transcaspienne – en fut une preuve. C'est également pour cette raison que l'état-major de l'armée russe intégra plusieurs représentants des peuples caucasiens dans les troupes russes stationnées au Turkménistan.

      Le 12 janvier 1881, l'aoul Achkhabad fut pris par les Russes ce qui correspondit à une première étape sur la route des Indes pour ceux qui étaient obsédés par cette idée séculaire lancinante 262 . Ce fut le premier pas à la suite d'une opération militaire contre Guéok-Tepe (1881), la plus grande bataille de la conquête russe de l'Asie centrale. Une Convention spéciale russo-persane (Traité d'Ahal, le 9 décembre 1881) de délimitation du territoire situé à l'Est de la Caspienne fut conclue sans toutefois fixer des limites dans la Caspienne. Avant cette conclusion, c'étaient les attaques (alamans) chaotiques des tribus turkmènes qui définissaient la bande frontalière conventionnelle. La Convention négligea une fois de plus les intérêts des peuples autochtones, en l'occurrence des Turkmènes, qui se retrouvèrent désormais divisés, à l'instar des Azéris, entre deux empires : russe et persan. L'Empire russe était enclin à considérer sous sa domination les territoires jusqu'à la rivière Atrek, frontalière avec la Perse. Cependant, cette circonstance n'empêchait pas les Russes de « violer », en 1873, la ligne de frontière établie de facto et de s'approcher du Gorguen.

      Ainsi, en conséquence des accords russo-persans, les Turkmènes, en grande partie nomades, se retrouvèrent divisés par la nouvelle ligne frontalière. La division aura son impact négatif sur le développement culturel, politique et économique de l'ethnie turkmène. Les deux parties d'un seul peuple s'éloignaient davantage sur les plans aussi bien socio-économique que culturel. À la différence de leurs compatriotes du nord, les Turkmènes iraniens gardaient une certaine autonomie sous la tutelle de la Perse. Cependant, la situation changera sous l'influence de la Révolution d'Octobre, rendant leur destin dramatique.

      Les tribus turkmènes n'étaient pas dans la mesure de résister à l'administration militaire et à l'expansion du capitalisme russe. Ce dernier s'empara, notamment, de l'île Tcheleken où étaient concentrées les réserves pétrolières du pays. Cependant, dans les steppes turkmènes, des opérations de guerre furent déployées entre l'armée tsariste et les populations autochtones.

      Ainsi, comme toutes les frontières ayant rapport aux colonies, celles entre l'Empire russe et la Perse ne tenaient compte, ni l'une, ni l'autre, des facteurs ethniques, économiques et culturels. Depuis des siècles, ce territoire représentait une frontière culturelle entre les mondes turc et persan. L'influence culturelle de la Perse sédentaire dépassait largement cette frontière politiquement instable qui « justifiait » les prétentions séculaires persanes sur ces terres. Dans la seconde moitié du 19e siècle, une troisième puissance, l'Empire orthodoxe, s'interposa et « viola les sphères d'intérêts géopolitiques purement locales, régionales » 263 .

      En 1883, un accord secret fut signé donnant le droit à la Russie d'occuper le territoire du Khorassan si la sécurité du fonctionnement du chemin de fer Transcaspien était menacée. Malgré cet accord, la nouvelle frontière demeurait toujours mal définie. La Perse n'était pas en mesure de s'opposer militairement à l'avancée russe bien qu'elle considérât les territoires au nord du Khorassan comme les siens. Tout au long du 19e siècle, elle s'était bien affaiblie et faisait difficilement face aux attaques des tribus turkmènes nomades. Dans ce contexte, l'avancée russe était susceptible d'arranger la Perse mais jusqu'à une certaine limite. Dans des circonstances politiques données, elle se contenta de négociations secrètes avec l'Angleterre, de protestations diplomatiques et de proposition d'actions communes pour réprimer les tribus turkmènes rebelles 264 . La Russie, pour sa part, était intéressée par une telle « neutralité » de Téhéran.

      En 1884, Merv fut rattaché à l'Empire russe, ce qui rompit définitivement l'équilibre géopolitique en Asie centrale et compliqua davantage les relations diplomatiques avec la Couronne britannique. Irrité et voyant ses intérêts en Afghanistan menacés, le gouvernement anglais déclara clairement qu'une expédition russe contre Pendjeh et la prise de Herat auraient été considérées « comme l'équivalent d'une déclaration de guerre » 265 . Le 18 mars 1885, la prise de la vallée de Kouchka, sur la route d'Herat, acheva l'annexion de tout le territoire turkmène par l'Empire russe. Le général Skobelev a écrit dans la Rousskaïa starina : « Le cours des événements indique que le moment approche où l'Indoukouche, frontière naturelle des Indes, formera la frontière de la Russie en Asie et où Herat sera probablement incorporé à la Russie. Dans ce cas l'Angleterre se trouvera obligée d'occuper Kaboul et Kandahar » 266 .

      En signant l'armistice russo-afghan (le 10 septembre 1885), les empires russe et britannique évitèrent l'opposition militaire ultérieure. À partir de cette date, l'administration de la région Transcaspienne devint pratiquement autonome dans presque tous les domaines. Le pouvoir militaire ainsi que civil était concentré dans les mains du gouverneur bien que, formellement, il fût encore subordonné au commandant en chef des troupes stationnées dans le Caucase. Le Traité anglo-russe de Pamir (1895) fixa définitivement la ligne de séparation entre les empires russe et anglais en Asie centrale.

      Le développement des relations capitalistes en Russie nécessitait la présence de nouveaux débouchés pour la production excédentaire russe, notamment, en matières textiles et alimentaires (sucre, etc.). À cause de la concurrence, les marchés du Vieux continent étaient inaccessibles pour la Russie. En raison de la proximité géographique de l'Asie centrale et de la possibilité de créer de nouvelles voies commerciales bon marché, cette région semblait bien attrayante.

      Comme on l'a rappelé précédemment, sous Pierre le Grand on élaborait des projets de construction des voies de communication entre la Russie et l'Asie centrale qui n'étaient pas voués à se réaliser en leur temps. La nécessité de posséder un réseau de transport sûr et porteur sur le plan économique se posait de nouveau depuis les années 1850. Les analystes tsaristes de l'époque voyaient dans le développement des échanges via la Caspienne un des piliers de l'expansion économique russe, surtout à cause de l'absence des voies ferrées. Pour cela ils proposaient même de privatiser les flottes des mers Caspienne (depuis les années 1840) et d'Aral (depuis les années 1850). À ce propos, en 1869, la Société d'assistance à l'industrie et au commerce russe édita un recueil spécial en faisant un appel en ce sens auprès du gouvernement 267 .

      Ce fut en 1856 que le commandant en chef de l'armée et le gouverneur du Caucase A. Bariatinski présenta au tsar Alexandre II le projet de construction du chemin de fer reliant la Caspienne (à partir du port de Krasnovodsk) à la mer d'Aral via Oustiourt. L'argumentation politique et économique de Bariatinski était claire : la construction d'une liaison ferroviaire entre la Caspienne et l'Aral était en mesure de remplacer les voies des caravanes existantes plaçant ainsi le commerce des pays riverains et une partie du transit entre l'Asie et l'Europe sous contrôle russe. Sans cela, il fallait étudier les questions liées à l'organisation de la navigation fluviale dans les profondeurs de l'Asie centrale par le Syr-Daria. Ces mesures étaient susceptibles de renforcer l'influence politique russe dans la région.

      Le projet semblait plus attirant notamment après la prise du port persan Bouchir par les Anglais, qui caressaient toujours la même idée : prendre le contrôle de la Perse et soumettre les territoires situés autour de la Caspienne et frontaliers avec la Russie. Selon le gouverneur, « en hissant le pavillon britannique sur la mer Caspienne, il [le gouvernement anglais – G.G.] nous [l'Empire russe – G.G.] mettra dans une situation critique au Daghestan et en Transcaucasie, ainsi que dans les steppes transcaspiennes » 268 . La menace britannique venait du côté de la Caspienne méridionale et de l'Afghanistan. Les militaires russes de haut rang proposaient même de transférer les troupes à Astrabad en cas d'avancée des forces anglaises dans la direction de Herat 269 .

      À cette date, la Russie n'était pas encore politiquement ni économiquement prête à entreprendre un projet aussi vaste. Le gouvernement impérial donna la préférence à une politique expectative et s'abstint de démarches à propos de l'Inde susceptibles de provoquer le mécontentement de l'Angleterre. En même temps, il ne pouvait être indifférent à l'expansion commerciale anglaise et ne pas entreprendre de mesures afin de la contenir. C'est pourquoi, la proposition du gouverneur du Caucase ne fut pas rejetée entièrement, mais simplement ajournée. La décision de l'Empire de conquérir l'Asie centrale et de s'y implanter durablement était ferme et définitive.

      Pour le développement de la navigation et des échanges commerciaux, certains spécialistes proposaient de détourner le lit de l'Amou-Daria vers la mer Caspienne en pensant faussement que le lit asséché d'une rivière sortant du lac Sarykamyche était l'ancien lit de l'Amou-Daria 270 . Après la prise de la ville de Krasnovodsk (1869), on proposa également la construction d'une voie ferrée liant la baie de Krasnovodsk à l'Amou-Daria qui valoriserait l'importance de la voie commerciale Volga-Caspienne. En 1881, pour des raisons militaro-stratégiques (la campagne d'Akhal-Teke), bien que la nécessité économique ait été mûre depuis quelque temps, le gouvernement impérial construisit la première ligne du chemin de fer liant la côte caspienne aux régions intérieures du Turkménistan.

      La construction du chemin de fer Transcaspien (1881-1889), le « plus long transcontinental du monde à son achèvement » 271 , eut un impact bénéfique sur le développement de tout le Turkestan, y compris le nord-est de la Perse. La région entra sur le marché international et les importations et les exportations s'intensifièrent. En 1882, le Comité de bourse de la foire de Nijni Novgorod élabora une série de mesures afin de canaliser le commerce entre le nord-est de la Perse et la Russie par le nouveau chemin de fer. Ce type de mesures portait un coup important aux marchands et au commerce anglais dans la région 272 .

      Deux ans après la prise de Merv (1886), le chemin de fer Transcaspien atteignait déjà la ville et sera prolongé jusqu'à Samarkand (1888) et Kouchka. Ainsi, la longueur totale des voies ferrées de Turkestan, du port turkmène Ozoun-Ada (golfe de Mikhaïlov) sur la rive orientale caspienne à la ville ouzbèk d'Andijan, atteignit 2 368 verstes 273 . En 1896, un tronçon arriva à Krasnovodsk qui transforma la ville en un « important point sur la route reliait l'Europe à l'Asie » 274 . Même les Anglais pouvaient envier la rapidité et l'échelle de la colonisation russe des nouveaux territoires.

      Ainsi, le Transcaspien eut une importance stratégique. Il accéléra le processus aussi bien d'intégration économique du Turkestan à la Russie, que de colonisation ultérieure, notamment, par le biais de la mise en valeur des terres non irriguées qui attira des milliers de nouveaux colons russes. L'intérêt militaire de la construction ferroviaire fut également non négligeable, notamment pour le déplacement des troupes. L'importance pour la Russie du Transcaspien et de l'Asie centrale en général fut soulignée une fois de plus par Alexandre III peu avant sa mort : « Il faut être utopiste pour supposer que je ferai la guerre dans un but qui ne répondrait pas aux sacrifices consentis. L'avenir de la Russie en Asie centrale est marqué par la Providence, et son accomplissement est assuré, même sans moyens violents » 275 .

      Dans ces circonstances, la gouvernance de la région de la rive occidentale montra vite ses inconvénients et ses limites. En 1890, la région Transcaspienne fut séparée du Caucase et placée directement sous l'autorité du Ministre de la Guerre. À la fin du siècle, elle, comme le Semiretchie, fut rattachée au gouvernement général du Turkestan.

      Les Turkmènes ne s'investirent pas dans la première révolution russe, hormis quelques manifestations de cheminots de Kizyl-Arvat. Ils furent néanmoins influencés par le djadidisme 276  ouzbèk. La réforme de Stolypine déclencha une nouvelle vague de colons russes vers les périphéries de l'Empire, y compris l'Asie centrale, la colonie la plus « coloniale », selon l'expression de H. Carrère d'Encausse. La colonisation dépassa le « seuil tolérable » pour les populations autochtones en provoquant des révoltes nationales contre la présence russe 277 .

      En 1916, les tribus turkmènes entreprirent des attaques contre Khiva, chef -lieu d'un protectorat russe, qui s'achèveront dans de violentes représailles. Dans ces conditions défavorables, le décret rendu par Nicolas II prévoyant la mobilisation de la population mâle de dix-huit à quarante-cinq ans dans des bataillons de travailleurs versa de l'huile sur le feu. Des émeutes antirusses et anti-gouvernementales se répandirent dans toute l'Asie centrale en provoquant le massacre de plus de trois mille colons, fonctionnaires et soldats russes 278 .

      Le nombre de victimes autochtones fut beaucoup plus élevé. Dans la région Transcaspienne, une partie des tribus trouva un compromis avec les autorités tsaristes. Les autres prirent le chemin du combat ou trouvèrent refuge en Perse et en Afghanistan. C'était le début du mouvement antirusse, puis anti-bolchevique. Sur la vague de la Révolution de Février, le gouvernement provisoire, pour la première fois, se prononça pour l'autonomie du Turkestan. Ce projet suscita de vifs débats lors du 1er Congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats du Turkestan (7-15 avril 1917). L'idée fut farouchement critiquée par les Bolcheviks qui estimaient que les musulmans locaux n'étaient pas encore assez développés culturellement pour obtenir une autonomie 279 .

      


C. – Le caractère de la colonisation russe

      

      A. Woeikof distingua trois types de possessions outre-mer des puissances européennes du début du 20e siècle :

      les exploitations (le nombre d'Européens sédentaires est très réduit) ;

      les colonies (peuplées majoritairement d'Européens) ;

      les possessions intermédiaires entre les deux premières.

      

      Selon lui, le Turkestan russe fait partie du dernier type : les indigènes sont majoritaires, mais les colons européens, encore peu nombreux mais sédentarisés, font partie du paysage local, sont implantés dans les villes comme à la campagne et leurs communautés ont tendance à s'accroître 280 .

      Dès le début de la colonisation des territoires transcaspiens, le gouvernement tsariste se heurta aux difficultés liées à l'annexion des nouveaux territoires par une force militaire brutale. Très vite, la politique de conquête devint plus prudente et plus « diplomatique ». Les prétentions de la Perse sur les terres turkmènes et la pression des khanats de Khiva et de Boukhara poussèrent une partie des anciens des tribus turkmènes à devenir volontairement les sujets du tsar Blanc 281 . Ce fut le général Komarov qui convainquit quatre khans et vingt-quatre chefs de grandes familles turkmènes de demander la citoyenneté russe 282 . Seulement, les Turkmènes ne considéraient pas leur rattachement et assujettissement à la Russie comme une soumission totale, mais comme une sorte de vassalité avec conservation de certains droits et traditions. En 1850, on estima qu'environ 115 000 Turkmènes furent assujettis à leur demande 283 .

      Par opposition aux autres régions d'Asie centrale, la conquête russe de l'aire turkmène se heurta à certaines particularités locales. Contrairement à leurs voisins turcophones, la plupart des Turkmènes étaient nomades et ne possédaient pas de « noyaux sédentaires et agricoles solides » 284 . L'espace géopolitique de peuplement turkmène était très étendu avec des limites floues. Il se présentait sous forme d'oasis dispersés typiques. Seule une partie des Turkmènes était sédentarisé dans ces oasis peu nombreux composés de kibitkas qui se déplaçaient en fonction des saisons. Enfin, le peuple turkmène fut divisé en plusieurs tribus (Iomoudes, Tekke, Tokhtamyches, Otamyches, Saryks, Salores) dont les territoires furent contrôlés par la Perse, par les khanats de Khiva et de Boukhara, par des chefs et clans locaux en constante guerre les uns avec les autres.

      La particularité de la conquête du Turkménistan repose sur une farouche opposition armée de quelques tribus turkmènes aux Russes, avec un certain succès, à la différence de leurs voisins turcophones. La résistance turkmène coûta la vie de quelque 26 500 personnes 285  dont plus de la moitié périrent à Guéok-Tepe. Selon le géographe russe A. Woeikof, la fierté et le sentiment de liberté des Turcomans (Turkmènes) suscitèrent malgré tout une sympathie de la part des officiers russes et ils réussirent même à tirer beaucoup d'avantages de la conquête russe 286 . C'est sans doute parce qu'ils étaient bons guerriers que seuls les Turkmènes furent autorisés à être recrutés dans l'armée russe parmi les peuples centrasiatiques 287 . En effet, parmi les turcophones centrasiatiques, les Turkmènes représentaient l'« élément le plus conservateur et ont affirmé leur identité dans la persistance d'un comportement agressif et conflictuel avec leurs voisins sédentaires » 288 .

      Le gouvernement tsariste au Turkménistan avait un caractère militaro-colonial et capitaliste. Autrement dit, l'occupation russe était « conçue comme une exploitation aussi systématique que possible des richesses et se fondait sur l'assujettissement des indigènes, tenus par quelques fonctionnaires et une poignée de soldats » 289 . L'Empire russe s'investit pleinement dans la colonisation postérieure des terres transcaspiennes après celles de la Transcaucasie et du Kazakhstan. Après la défaite militaire en Crimée, le gouvernement impérial, poussé par le clan des « va-t'en-guerre » des dirigeants militaires et de l'aristocratie, chercha des compensations pour restaurer le prestige de l'Empire, notamment face aux puissances coloniales occidentales 290 .

      Cependant, les Russes s'efforçaient d'être prudents en ce qui concernait les habitudes et coutumes ancestrales locales. La nécessité de conserver l'ordre traditionnel turkmènes établi fut soulignée par plusieurs auteurs militaires : « Tout changement et transformation de l'ordre et des coutumes par l'introduction des lois russes dans ce nouveau territoire est complètement superflu du point de vue de l'obtention de bons résultats, car ce que ce peuple primitif apprécie le plus dans les vainqueurs est la justice et la permission de conserver ses coutumes séculaires » 291 . De surcroît, devant le choix entre la domination anglaise ou russe, les turcophones donnaient la préférence plutôt aux Russes avec lesquels ils se sentaient plus d'affinités. Par rapport à l'Angleterre, les relations commerciales avec la Russie étaient plus intenses et durables. Enfin, la composante touranienne représentait une des parties constituantes de l'ethnie russe qui facilitait la communication. Ces facteurs favorisèrent la relative assimilation avec les Russes, « tandis que la civilisation anglo-saxonne restait pour eux à une hauteur absolument inaccessible » 292 .

      La création du département Transcaspien facilita la pénétration du capital russe et étranger dans la région qui, en premier lieu, devait servir de base à la création de l'outil de production des matières premières pour l'industrie russe. Les terres turkmènes entrèrent peu à peu dans le système économique de l'Empire, qui contribua au développement économique et culturel des tribus turkmènes, notamment après la construction du chemin de fer reliant la région au reste de l'Empire. Les industriels russes (Maroutine, Dourasov et autres), ainsi qu'étrangers (Les frères Nobel) furent particulièrement intéressés par les richesses poissonneuses, pétrolières (île Tcheleken) et minières de ces territoires, et par la production du coton. À la fin du 19e siècle, l'Asie centrale satisfaisait déjà près des 2/5ème des besoins russes en coton 293 . La domination au Turkménistan contribua au renforcement des liens russo-centrasiatiques, notamment, dans le domaine du commerce.

      En ce qui concernait les Kazakhs, ils furent largement poussés en avant par les intellectuels formés en Russie qui inaugurèrent une « politique de collaboration constructive qui devait établir l'égalité entre occupants et occupés » 294 . Cette politique a donné des fruits jusqu'à l'afflux massif des paysans russes et ukrainiens, qui débuta de la dernière décennie du 19e siècle jusqu'à la Première Guerre mondiale.

      Comme pour la plupart des anciennes républiques soviétiques, la science historique kazakhstanaise s'interroge beaucoup sur la question du rattachement à la Russie et de son « imminence» 295 . Si aux époques impériale et soviétique on parlait principalement des côtés positifs et progressifs de cet événement politique ancien, à la période post-soviétique, au contraire, on révèle souvent ses effets négatifs. Les Kazakhs se sont constitués en nation pendant la période d'histoire commune avec la Russie. La question qui se pose est la suivante : Les Kazakhs pourraient-ils exister de nos jours en tant que peuple autonome avec un si vaste territoire et avec notamment un voisinage aussi redoutable que la Chine ? Tomber sous la domination chinoise, signifierait le partage du destin des Ouïgours ou encore des Tibétains. À notre sens, il faut traiter sous cet angle les côtés positifs du rattachement/colonisation des steppes kazakhes. Certes, l'Empire russe ne se souciait pas spécialement des problèmes de préservation de l'ethnie kazakhe, on peut même dire le contraire, mais les faiblesses et les spécificités de sa politique orientale aboutirent inconsciemment à de tels résultats.

      

      

      CONCLUSION

      

      La domination sur le Caucase et la Caspienne facilita la conquête et la colonisation du Turkestan. D'une suprématie maritime, l'Empire russe passa à la domination terrestre. L'aire des Turkmènes, considérée comme une région marginale parmi l'ensemble des intérêts géopolitiques russes de cette époque, fut la dernière province centrasiatique à être soumise à l'autorité du tsar. Par sa conquête, l'Empire russe acheva son avancée en Asie centrale. Une partie importante des tribus turkmènes se placèrent volontairement sous la tutelle du tsar à l'exemple des tribus kazakhes qui avaient effectué cette démarche dès 1667.

      L'élargissement des possessions de l'Empire russe sur le compte de la Transcaucasie et de l'Asie centrale devint une question internationale. En effet, la présence anglaise en Inde arrêta l'avance russe à la frontière méridionale de l'Asie centrale avec la Perse et l'Afghanistan. À la différence de la Transcaucasie, qui fut arrachée à la Perse, l'Asie centrale fut conquise par des guerres plutôt coloniales contre les autochtones. Ainsi l'Empire orthodoxe s'interposa entre les mondes turc et persan qui ont partagé cette vaste région durant des siècles. À la fin du 19e siècle, suite à la conquête de la Transcaspienne, il se produit également une division définitive de l'ethnie turkmène entre l'Empire russe et la Perse qui condamna à l'assimilation forcée les Turkmènes sujets persans/iraniens.

      En dépit de toutes les contradictions existantes du processus de rattachement/ colonisation des terres kazakhes, il ne s'avère pas objectif de présenter le développement des relations bilatérales comme une chaîne de tragédies pour l'ethnie kazakhe et pour sa culture nomade. Dans tout développement social, il existe rarement des résultats exclusivement négatifs. Le bilan représente toujours une combinaison de conséquences et de faits aussi bien positifs que négatifs.

      Avec l'achèvement de la conquête des rives occidentale et orientale de la Caspienne à la fin du 19e siècle, l'importance commerciale de la voie maritime Volga-Caspienne connut un nouvel essor. La construction des chemins de fer et d'autres infrastructures favorisèrent l'intégration économique au marché impérial des provinces acquises.

      Pour l'Empire russe, l'annexion de l'Asie centrale ne provoqua pas de sérieuses complications militaires indésirables, sans doute à cause de l'expérience mouvementée acquise pendant la conquête du Caucase. Une fois de plus dans son histoire, la Russie se déplaça et se concentra sur l'Asie pour compenser sa défaite en Europe ou pour satisfaire ses besoins d'expansion qui devenaient impossible en direction européenne. La Russie fit de nouveau la preuve de sa vocation d'Empire eurasiatique après avoir incorporé d'immenses territoires en Asie centrale et au-delà de la Sibérie.

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


CHAPITRE III
APRÈS OCTOBRE 1917 : UNE NOUVELLE PAGE DE L'HISTOIRE DE LA RÉGION

      

      

      

      En conséquence de la Première Guerre mondiale, des révolutions russes et des mouvements de libération nationale, l'Empire russe se désintégra. Le renversement du gouvernement provisoire et le triomphe de la révolution prolétarienne d'octobre 1917 se répercutèrent presque immédiatement sur les périphéries de l'Empire et sur les territoires voisins.

      

      


§ 1. Les républiques caspiennes – partie intégrante de l'Union soviétique

      

      

      Dans l'histoire de la région, les trois républiques soviétiques apparues représentaient des formations étatiques nouvelles. Azéris, Kazakhs et Turkmènes eurent la possibilité de former des États nationaux sans toutefois constituer préalablement des nations au sens strict du terme. Certes, ils avaient leurs spécificités nationales, leurs traditions et leurs mœurs bien ancrées, mais ils n'avaient jamais été réunis dans des États nationaux. Le degré de leur unification différait également. Comme le nota M. Égretaud, dans le cas de plusieurs républiques d'Union soviétique, la « revendication de l'indépendance par un peuple, parfaitement légitime, précède son unification nationale, tout en la provoquant » 296 . C'est la Révolution d'Octobre qui offrit la possibilité de réaliser leurs rêves nationaux dans les plus brefs délais historiques. En d'autres termes, les nations en question « sont nées avec le régime socialiste » et, dans une certaine mesure, « grâce à lui » 297 . La « prise de conscience d'une individualité culturelle dans un empire multiconfessionnel » est également née avec l'imposition des Russes lors de la seconde moitié du 19e siècle 298 .

      Le choc causé par la Révolution bolchevique fit naître un mouvement de pensée dite eurasienne avec pour objet la Russie et son entourage proche dans lequel les territoires situés autour de la Caspienne avaient une place centrale. Les intellectuels fondateurs de ce courant de pensée se demandaient comment ménager l'avenir de leur patrie perdue après le bouleversement d'Octobre et la Guerre civile qui s'en suivit.

      


A. – La naissance de la pensée eurasienne

      

      Le mouvement eurasiste naquit à Sofia par la parution de l'ouvrage programmatique La sortie vers l'Orient (1921). Dès sa naissance, l'eurasisme fut une conception patriotique basée sur l'Idée nationale russe, sur l'orthodoxie et sur un pouvoir d'État fort. On peut dire que l'eurasisme est le fruit des discussions et des débats entre occidentalistes et slavophiles. Né au sein de la première vague de l'émigration russe dans les années 1920-30, les eurasistes élaborèrent un discours politique basé sur la conception selon laquelle la culture russe n'est pas un phénomène européen. Selon leur doctrine, entre Occident et Orient, il existe un troisième continent appelé « Eurasie » qui s'identifie avec le territoire de l'Empire russe puis de l'Union soviétique.

      Cependant, les eurasistes russes de l'émigration redonnent un sens géopolitique au terme géographique « Eurasie » en introduisant la notion de « Russie-Eurasie ». Celle-ci se distingue par sa culture originale, fruit de la symbiose unique des cultures slave, turque et finno-ougrienne. Ainsi, ils cherchent à isoler la Russie de l'Europe comme de l'Asie. Les eurasistes s'attachent à expliquer « scientifiquement » l'unicité de l'espace russe dans les limites de l'ancien Empire. De nombreuses études furent réalisées pour tirer les arguments nécessaires afin de justifier le premier postulat de la nouvelle doctrine. À cette fin, ils engagèrent une révision de l'histoire des peuples de Russie. Dans ce contexte, un recours à leurs domaines scientifiques initiaux – l'histoire, la géographie, l'ethnographie, la linguistique, l'ethnopsychologie – se révéla indispensable 299 .

      Dans ce contexte, une nouvelle approche fut élaborée concernant les périphéries asiatiques de l'Empire russe, notamment l'Asie centrale, et sur leur place dans le système des relations entre la Russie et l'Orient. C'était la première tentative d'interprétation et de valorisation du rôle et de l'importance du joug mongol dans l'histoire russe. Les eurasistes furent également les premiers qui considéraient le monde nomadique turc comme un des composants non seulement de l'histoire de la Russie, mais également de l'ethnie russe proprement dite. Ils iront jusqu'à l'exaltation du joug mongol en revisitant la thèse enracinée dans la science historique russe selon laquelle le joug mongol était une catastrophe pour la Russie. Ainsi, les eurasistes démontrèrent assidûment que les invasions mongoles ne représentaient pas un désastre subversif. Le résonnement était simple : si la Russie avait été envahie par les occidentaux ou les barbares turcs, le peuple russe n'aurait plus existé. À l'opposé, les Tatars se montrèrent tolérants par rapport aux autres cultures et religions. Grâce à cette tolérance, les Russes ont pu conserver leur identité, leur croyance, donc leur esprit national.

      Enfin, ce sont les terres passées sous la dominance de la Horde d'Or qui par la suite sont devenues le noyau de l'empire continental russe. Loin de constituer l'idéologie officielle de la Russie, l'eurasisme permit d'élaborer une « nouvelle grille de lecture de l'histoire russe : les khans mongols ne sont désormais plus anonymes » 300 . Malgré les slogans et les appels criants des eurasistes concernant le facteur touranien dans la culture de la Russie-Eurasie, on ne trouve bizarrement dans leurs œuvres aucune adresse aux grands penseurs centrasiatiques d'origine turque et persane. La seule référence touranienne est sans doute Gengis Khan.

      G. Vernadski estima que le peuple russe a reçu deux héritages historiques riches : l'un avait byzantin, venant de l'Europe et couronné par la création d'un État orthodoxe, et l'autre mongol, venant de l'Asie, qui donna naissance à l'État eurasien 301 . La culture eurasienne est la synthèse du byzantinisme et des cultures orientales (en premier lieu touranienne) pénétrées des steppes. Il interprète toute l'histoire de la Russie-Eurasie comme la lutte de la Forêt (des Slaves sédentaires habitant dans la zone forestière) contre la Steppe (des nomades venant de l'Altaï). Comme le remarqua N. Berdiaev, l'eurocentrisme a été remplacé par un autre centrisme, l'asiocentrisme, opposé au premier 302 .

      

      

      L'élément orthodoxe russe joua également un rôle fondamental dans la philosophie eurasiste. C'est pourquoi les idées des premiers eurasistes sont orientées vers un État orthodoxe puissant. Pour trouver une idéologie basée sur la « vérité absolue », les eurasistes se tournent vers la religion. En tant que confession, l'orthodoxie, la « seule confession pure et suprême », est placée au-dessus des autres religions existantes dans l'Eurasie. Le reste (catholicisme et protestantisme) est de l'hérésie ou bien du paganisme (islam, bouddhisme, brahmanisme, etc.). Mais, avec le temps, le paganisme peut se développer et se transformer en orthodoxie : « Le paganisme est l'orthodoxie potentielle » 303 . Pour P. Savitski, le fondateur de l'école géopolitique russe, les « Eurasiens sont orthodoxes » 304 . Tout cela n'est rien d'autres qu'un « fondamentalisme orthodoxe » 305 .

      Les intellectuels de l'émigration, qui partageaient les idées eurasistes, s'unirent sur la thèse majeure de l'eurasisme : la Russe ne fait pas partie de l'Europe et représente une civilisation originale, à part entière, ni occidentale ni sous-développée ou arriérée, longtemps ignorée par le régime monarchique (tsariste) qui prenait toujours le cap de l'occidentalisation. Dans cette optique, la critique de la civilisation romano-germanique avec ses ambitions de s'imposer aux autres cultures en tant que système universel occupe une place centrale dans les réflexions des eurasistes. L'européanisation est considérée comme le « mal absolu pour tout autre peuple non romano-germanique » 306 . Autrement dit, la Russie a sa propre voie de développement qui diffère sensiblement de celle de l'Occident. Ces voies sont séparées depuis longtemps et remontent au grand schisme de 1054, où l'église orthodoxe rompit ses liens avec la latinité. Ainsi, pour la civilisation eurasienne, aucune fusion ne peut exister avec le monde occidental. En revanche, les eurasistes firent valoir les facteurs historiques, géographiques et les liens ethnoculturels de la Russie avec ses voisins orientaux. Selon eux, la nouvelle idée eurasienne est appelée à « souder » les peuples habitant l'espace eurasien depuis l'antiquité.

      

      

      Selon la vision eurasiste, l'unité culturelle est la conséquence de l'entité géographique. L'histoire et l'espace sont deux catégories dissociées qui créent ensemble le lieu du développement, la topogenèse (mestorazvitie), une des idées clés de l'eurasisme. Chaque peuple a son modèle de développement, son temps et se réalise dans son espace géographique. Aucun « lieu de développement » ne peut prétendre devenir universel, encore moins obligatoire, pour les autres.

      Les observations des eurasistes amènent à la conclusion selon laquelle toute l'histoire de l'Eurasie est marquée par des tendances d'unification politique et culturelle et par des tentatives successives pour créer un État commun eurasien sous les drapeaux turcs, mongols et russes. Unifier l'Eurasie signifiait dominer à la fois la Steppe et la Forêt. Les Mongols avec Gengis Khan à leur tête réussirent à le réaliser et transmettre ce « monopole » à la Moscovie. Ainsi, durant des siècles, la Russie se chargea de la conquête et de la pacification successive des territoires eurasiens. Cette unification de l'espace eurasien supposait un pouvoir central fort, une idée chère à tous les eurasistes. L'Empire mongol servit d'exemple parfait d'un État puissant centralisé pour l'Empire russe. C'est pourquoi Troubetskoï méprisait la démocratie 307 , invention des occidentaux. Il admira la domination tataro-mongole et salua, dans une certaine mesure, les régimes à parti unique : la Russie soviétique et l'Italie fasciste. Il en découle que l'idéal des eurasistes n'est pas l'État classique dans le sens occidental, mais l'Empire. Selon l'expression de P. Savitski, l'eurasisme est une théorie de l'« impérialisme sain » 308 . Ainsi, comme le souligne M. Laruelle, le « perspective finale du mouvement reste la justification de l'Empire » 309 .

      En exil, les eurasistes soulignèrent l'importance particulière de la Révolution russe, car avec la création de l'Union soviétique les Bolcheviks restaurèrent l'Eurasie dans ses frontières et adoptèrent la politique de confrontation avec l'Occident. La position pro-bolchevique des eurasistes se manifesta clairement après la parution à Paris du journal L'Eurasie (1926). Sur les pages de ce journal, les eurasistes reconnurent malgré tout l'URSS comme une forme historique de développement de la Russie. Cependant, les sympathies n'étaient pas réciproques. L'idéologie communiste ne tolérait aucun pluralisme, aucune

      

      coexistance avec des idées autres que marxistes. Ainsi, les idées de l'eurasisme restèrent non exploitées.

      L'eurasisme classique était plein de contradictions. Les premiers eurasistes russes ne réussirent pas à « synthétiser » l'Europe et l'Asie, l'Ouest et l'Est. Le temps montra que la thèse de l'existence de la nation eurasienne unie (superethnie chez L. Goumiliov, le peuple soviétique en ex-URSS), qui était à la base de l'eurasisme, n'était qu'une théorie idéaliste et romantique. Au début des années 1930, le schisme, les divergences d'opinions politiques et les répressions à l'égard du mouvement furent à l'origine de la marginalisation, voire de la quasi-disparition de la scène historique de cette idée socio-philosophique. N. Troubetskoï constata même que le « destin de l'eurasisme est l'histoire d'un échec spirituel ». L'eurasisme a disparu pour renaître avec le processus de démembrement de l'Union soviétique sous la forme de différents courants néo-eurasistes où la voix des « composants asiatiques » de l'Eurasie sera enfin entendue.

      


B. – L'Azerbaïdjan : une république particulièrement visée par le Centre soviétique

      

      Dès leur soviétisation, l'Azerbaïdjan, l'Arménie et la Géorgie devinrent des républiques fédérées, d'apparence souveraines. Selon les indications et sous la pression de Moscou, ils créèrent ensemble la République Soviétique Fédérative Socialiste de Transcaucasie (le 12 mars 1922), qui disparut en 1936. En décembre 1922, cette Fédération participa à la création de l'URSS au même titre que l'Ukraine, la Biélorussie et la Fédération de Russie.

      Le territoire azerbaïdjanais était particulièrement visé par le centre soviétique par rapport à ses deux voisines l'Arménie et la Géorgie. Une série d'atouts conditionna l'intérêt élevé de Moscou envers l'Azerbaïdjan.

      Premièrement, son appartenance au monde musulman ouvrait des horizons pour la diffusion des idées communistes parmi les coreligionnaires de l'Orient. Autrement dit, les Azéris devaient servir d'« agents de l'aggiornamento de l'islam soviétique » 310 . Cette idée était très chère aux Bolcheviks obsédés par la Révolution mondiale. Ce ne fut pas par hasard que Bakou fut choisi comme lieu du 1er Congrès des peuples d'Orient (1er-8 septembre, 1920). La majorité des délégués des 38 pays participants vinrent de Turquie et de Perse, ce qui démontrait bien les futures cibles à viser.

      Deuxièmement, être « frères de race » des Turcs, sur qui les Soviets plaçaient beaucoup d'espoirs dans l'exportation de la révolution, représentait un autre atout. En 1919, à Bakou, fut créé le Parti communiste de Turquie n'ayant de « communiste que le nom » 311 . En réalité, il servait aux Kémalistes d'important instrument de rapprochement avec Moscou et de camouflage des idées pan-turkistes.

      Enfin, les immenses richesses des sous-sols en pétrole valorisaient également l'importance primordiale du territoire azerbaïdjanais pour la Russie soviétique. Grâce à ces avantages incontestables, l'Azerbaïdjan soviétisé arriva à obtenir le soutien de Moscou pour élargir les limites de son territoire fraîchement définies au détriment de l'Arménie. Il s'agit du Nakhitchevan et du Haut-Karabakh. Ces territoires, acquis sur la vague de la naissance de l'Union soviétique, seront remis en cause avec l'agonie de cette dernière à la fin du 20e siècle. Ainsi, l'Azerbaïdjan, « fenêtre ouverte sur la révolution dans l'Orient musulman » 312 , devint, « par la force des choses, un carrefour majeur d'idées et de manières de voir » 313 . Il profita largement du rôle qui lui était attribué par Moscou.

      Une fois l'Azerbaïdjan soviétisé, le centre soviétique commença à mettre en place un mécanisme de contrôle, notamment, par la politique des cadres. Ainsi, en 1925, le nombre de communistes d'origine russe en Transcaucasie s'élevait à 10 245 dont 7 795 en Azerbaïdjan, 2 255 en Géorgie et 195 en Arménie. Seuls 43 % (47 % en 1923) des membres du parti communiste (« force dirigeante et guidante ») d'Azerbaïdjan étaient des cadres « nationaux » contre 93 % en Arménie et 71 % en Géorgie 314 . Ce phénomène était dû à l'afflux de cadres communistes non originaires d'Azerbaïdjan, notamment d'origine russe et arménienne 315 . Le but poursuivi était d'assurer l'enracinement de l'ordre et des lois soviétiques dans cette région multiethnique et stratégique au détriment des intérêts purement nationaux d'un seul groupe ethnique. On peut se demander si, dans un certain sens, cela ne représentait pas pour les

      

      Azéris le prix à payer pour l'incorporation des territoires historiques arméniens à l'Azerbaïdjan, sous les bons auspices de Moscou.

      Pendant les années de répression stalinienne, l'Azerbaïdjan subit le même sort que ses républiques sœurs. Moscou utilisa habilement la lutte contre le trotskisme pour liquider les nationalistes locaux. Plusieurs personnes furent accusées de liens avec le parti Moussavat qui avait été à l'origine de la République Démocratique d'Azerbaïdjan (1918-1920). À la veille de la Seconde Guerre mondiale, on ne trouvait au pouvoir aucun communiste indigène qui ait participé à la soviétisation du pays 316 . Pour éviter les purges, environ 50 à 60 000 Azéris partirent pour l'Iran entre 1936 et 1938. Parmi eux un certain nombre d'agents soviétiques s'infiltra en Azerbaïdjan iranien pour jouer ultérieurement un rôle important dans le mouvement indépendantiste azéri dans la première moitié des années 1940.

      Pendant la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne nazie projetait également, parmi ses objectifs majeurs, l'occupation du Caucase (régions de Groznyï et de Bakou) notamment pour ses richesses en pétrole, primordiales à la poursuite de la guerre. L'armée allemande fut arrêtée devant le piémont du Caucase. De même, sa tentative de couper l'acheminement du pétrole par la Volga échoua après la défaite écrasante de Stalingrad. Lors des cinq années de la Grande Guerre patriotique, l'Azerbaïdjan produisit 70 à 75 % du pétrole soviétique et de 85 à 90 % des huiles de graissage et du kérosène pour les avions 317 . La production du pétrole culmina en 1943 avec 23 millions de tonnes 318 .

      En 1944, en pleine guerre, Staline fit des amendements constitutionnels donnant notamment le droit aux Républiques soviétiques d'entrer en relations directes avec les pays étrangers. Par ces mesures, Staline désirait vainement obtenir des sièges supplémentaires à l'ONU. En fin de compte, cela ne concerna que l'Ukraine et la Biélorussie, et n'aura presque aucun impact sur les républiques caspiennes.

      Après la Seconde Guerre mondiale, les principales activités de prospection et d'exploration de pétrole furent déplacées dans la moyenne Volga, l'Oural et la Sibérie à la suite de la découverte de nouveaux champs pétrolifères 319 . Le coût d'extraction était de surcroît moins élevé dans ces régions. En conséquence, l'importance du pétrole azerbaïdjanais

      dans l'économie soviétique devint plus que négligeable à la fin du règne de Brejnev. La production de naphte azerbaïdjanais diminua jusqu'à une proportion de 8,8 % au milieu des années 1960 320  et de 2 % en 1992 (2,5 % en 1990) 321 . La Caspienne attirait désormais l'attention des bureaucrates du Kremlin plutôt pour l'esturgeon qui nécessitait des mesures de préservation de l'environnement au détriment du développement du secteur pétrolier.

      


C. – Les républiques caspiennes centrasiatiques sous le régime soviétique

      

      Le pouvoir bolchevique préparait une invasion vers le sud sur deux fronts : en Transcaucasie et au Turkestan. Le rôle-clé fut réservé à la flotte navale Volga-Caspienne sous le commandement de Raskolnikov.

      Une partie des Turkmènes s'inquiétèrent des retentissements de la Révolution d'Octobre sur leur territoire. Certains d'entre eux coopérèrent avec les socialistes révolutionnaires russes dans la lutte contre l'instauration du pouvoir communiste au Turkménistan, en particulier à Achkhabad où le pouvoir était passé dans les mains des commissaires du peuple et de la Garde Rouge fraîchement constituée (décembre 1917).

      Les Britanniques débarquèrent dans le port de Krasnovodsk comme à Bakou et dans les ports persans. L'importance de la rive turkmène qui ouvrait la route vers l'Asie centrale était également non négligeable. Le général anglais Malleson formula ainsi les buts stratégiques à atteindre : « S'assurer le chemin de fer d'Asie centrale et, s'il est possible, toute la navigation sur la mer Caspienne » 322 . La Couronne poursuivait deux buts majeurs : empêcher les Turcs et les Allemands d'avancer et de menacer l'Empire des Indes et éloigner les Russes de la région, notamment des puits pétroliers indispensables pour la flotte britannique qui était passée du charbon au pétrole depuis 1912 323 .

      En février 1920, les basmatchs 324  et les forces interventionnistes furent chassés du Turkménistan par l'Armée Rouge sous le commandement de Frounze 325 . Le Turkménistan devint une République autonome au sein de la RSFSR. Les accrochages turkméno-ouzbèks,

      

      notamment à Khiva, empêchèrent les opposants du régime bolchevique d'organiser une résistance commune. L'accord commun de 1924 fut retardé. Le dernier combat entre les Bolcheviks et les Turkmènes dirigés par Junaid Khan eut lieu en 1927. Après la défaite, ce dernier avec ses partisans s'exila en Afghanistan en se résignant ainsi à la soviétisation définitive du Turkménistan.

      L'émancipation des « Turkmènes russes » et la création d'une formation étatique portant le nom des Turkmènes amena le gouvernement persan à écraser toute manifestation du nationalisme turkmène et à affirmer une fois pour toute sa domination. Pendant la période de la domination anglaise, un mouvement autonomiste surgit au Turkménistan du Sud dont le leader Osman Akhund aspirait à créer un État turkmène indépendant. Une Assemblée constituante devait définir et négocier avec les autorités persanes les frontières du futur État turkmène. En 1924, sur 200 000 m², fut proclamée la République du Turkménistan du Sud.

      En l'absence d'aide extérieure, la république autoproclamée ne put résister à l'avancée de l'armée régulière iranienne et tomba deux ans plus tard. Les leaders des indépendantistes, Osman Akhund y compris, se réfugièrent en URSS et furent arrêtés par les Bolcheviks. Téhéran déploya des répressions sévères à l'encontre des activistes turkmènes. Ils furent arrêtés et traités comme des criminels de guerre. Les écoles d'enseignement en langue turkmène furent fermées. Le farsi devint obligatoire pour la population turcophone. Le gouvernement imposa même l'interdiction de porter les vêtements nationaux 326 .

      En 1924, les Turkmènes du Nord se réunirent en un État souverain sous le nom de République socialiste soviétique de Turkménie, après avoir fait partie du Turkestan depuis 1921 sous la forme d'une région autonome. Ce fut la première formation étatique de l'histoire qui réunit les Turkmènes. En août 1920, fut également créée la première structure nationale du peuple kazakh : la République autonome kirghize qui, en 1925, reçut la dénomination « kazakhe ». En 1936, elle se transforma en une république fédérée.

      Dès la création de l'URSS, les trois républiques caspiennes, comme d'ailleurs les autres sujets de l'Union, étaient dépendantes de la Russie. Pour sortir de leur état arriéré et de leur extrême pauvreté, elles avaient besoin d'énormes investissements que seul Moscou était capable d'accorder. Dans les années 1920-1930, une partie considérable des budgets des républiques soviétiques centrasiatiques fut couverte par des subventions venant du budget de la Fédération de Russie (RSFSR). Par exemple, entre 1924 et 1929, 46,5 à 79,9 % de leurs dépenses étaient payées par la Russie 327 . Sous le régime soviétique, l'Asie centrale connut sans aucun doute une progression économique et culturelle spectaculaire. Or, le prix payé était cher.

      L'incorporation des terres turkmènes à l'Empire russe, leur soviétisation ultérieure accélérée par l'arrivée de populations dites russophones, fit naître sur le sol turkmène les premières institutions étatiques de type « européen ». Elles détruisirent l'élite nationale traditionnelle sans toutefois réussir à éradiquer complètement les particularités tribales. Elles firent désormais partie de cette nouvelle forme d'État, à caractéristique unitaire immédiate, qui sera marqué par une constance « enviable » même à l'époque post-soviétique.

      Sous l'influence russe, des changements profonds se produisirent dans la « société ethnique des Turkmènes ». Selon le chercheur turkmène Ch. Kadyrov, elle n'est qu'une fédération de tribus apparentées dans lesquelles, lors du développement historique, se sont formées d'importantes différences sur le plan social et psychologique. Parmi les composants de cette société, l'auteur distingue les Turkmènes européanisés ou les Euroturkmènes 328 .

      En effet, il ne s'agit pas d'une influence européenne directe. C'est l'influence russe qui a été perçue comme européenne. Les jeunes Turkmènes issus des élites tribales s'initièrent à la culture européenne proprement dite via la culture et les centres universitaires russes (Saint-Pétersbourg, Kazan, Orenbourg, Tachkent). Ces écoles russes et russo-turkmènes du pays où « se forgèrent » non seulement les enfants des notables locaux, mais également ceux d'une échelle hiérarchique plus basse, jouèrent le plus grand rôle dans la formation des Euroturkmènes.

      Le pouvoir de Moscou s'appuya, en premier lieu, sur ces éléments de la société turkmène pour réaliser la soviétisation du Turkménistan. Les représentants de cette génération de Turkmènes, éduqués dans les établissements scolaires et universitaires de la Russie tsariste, deviendront les cibles « privilégiés » des purges staliniennes. La nouvelle génération des Euroturkmènes se forma après la révolution d'Octobre sur la base idéologique bolchevique et communiste. Comme dans la plupart des républiques, la russification des cadres dirigeants fut très progressive. Les faibles tentatives d'émancipation nationale furent condamnées à l'échec, comme, par exemple, en 1958 quand le Premier secrétaire du Parti communiste fut accusé d'indigénisation du gouvernement turkmène 329 .

      Malgré une certaine réussite dans la réunion des différentes tribus turkmènes en une seule « nation socialiste », le tribalisme est toujours présent dans la société turkmène. Au début même du 21e siècle, les spécialistes turkmènes sont enclins à considérer chaque tribu turkmène « comme une sous-population par rapport à la nation en général » 330 .

      À l'ère soviétique, la République, à l'instar de l'Ouzbékistan voisin, devint un des fournisseurs principaux de coton. Le choix forcé de la monoculture démontra la pérennité du système économique impérial tsariste qui considérait les colonies d'abord comme une source de matières premières. Le contenu de cette structure économique restait le même tandis que sa forme subit des changements considérables voire spectaculaires et souvent positifs. Les contreparties (développement industriel, campagne d'alphabétisation, augmentation rapide du niveau de vie, irrigation des terres vierges (certes, au détriment de l'environnement), etc.) servaient d'arguments devant justifier le choix.

      La sédentarisation forcée, la collectivisation, la famine et les répressions des années d'avant la Seconde Guerre mondiale laissèrent leurs empreintes dans la mémoire collective kazakhe. Les années de collectivisation de Staline furent à l'origine de la mort de 1,5 millions de Kazakhs. Selon J.-P. Roux, le recul démographique de l'ethnie kazakhe entre 1924 et 1939 s'élève à 869 000 hommes ce qui donne une décroissance absolue de 1 500 000 personnes 331 . Entre 1930 et 1932, quelque 1,3 millions de personnes quittèrent le pays pour l'étranger afin d'éviter les répressions. En conséquence, si en 1930 la république recensait 5 873 000 habitants, après trois ans ce chiffre baissa jusqu'à 2 493 000 332 . V. Fourniau avance le chiffre de trois millions pour la même période 333 . Il faut ajouter également dans ce décompte les morts pendant la famine des années 1930. Il convient néanmoins de prendre ces chiffres avec beaucoup de précautions.

      Il faut également souligner que les mesures répressives n'étaient pas exclusivement dirigées contre l'ethnie kazakhe. Tous les peuples habitant la république subirent le même sort, y compris les Russes et les Ukrainiens, comme, d'ailleurs, dans tous les autres sujets de l'Union.

      La russification à large échelle des territoires kazakhstanais changea sensiblement la géographie humaine de la deuxième plus grande république soviétique. En conséquence, l'usage de la langue kazakhe devint de moins en moins important de la part des Kazakhs eux-mêmes. Par exemple, à la veille de l'indépendance (1989), environ 30 % des Kazakhs ne maîtrisaient plus leur langue nationale 334 .

      Les 17-18 décembre 1986 à Alma-Ata et dans quelques autres grandes villes eurent lieu des manifestations de jeunes sous le slogan « le Kazakhstan aux Kazakhs » 335 . Elles se produisirent à la suite de la décision du Plénum du Comité central du Parti communiste du Kazakhstan qui nomma un certain Kolbine, d'origine russe, Premier secrétaire de la République. Cette nomination par Gorbatchev rompit la tradition en plaçant deux Russes à la tête d'une république nationale 336 . En effet, pendant plus de 40 ans au cours de la période soviétique, le Kazakhstan fit exception, car parmi les 21 dirigeants du Kazakhstan seul trois ont été d'origine kazakhe. Ces manifestations qui devenaient possibles sur la vague de la perestroïka furent sévèrement réprimées 337 . Cette réaction violente élaborée spécialement par le KGB et le Ministère des affaires intérieures ouvrit une liste des manifestations brutalement sanctionnées sous le régime de Gorbatchev. En fin de compte, les accusations de « nationalisme kazakh » du Politburo du PCUS qui justifiaient les actions de Moscou, furent ultérieurement reconnues comme erronées. C'est une « repentance » sans précédent dans l'histoire du Parti communiste.

      En ce qui concerne les Turkmènes de Sud, les autorités iraniennes menèrent une politique d'assimilation vis-à-vis des minorités nationales de confession musulmane. Les Turkmènes, à l'instar des Azéris, ont été privés du droit d'avoir leurs écoles nationales, d'étudier leur langue maternelle, etc. Le cas des Turkmènes sunnites était aggravé de surcroît par la différence confessionnelle avec les Iraniens chiites. Toute manifestation de l'identité nationale turcique fut sévèrement réprimée. La région subit un afflux de migrants persans qui visait l'iranisation de la région. Dans le cadre de cette politique d'État d'assimilation progressive, les terres fertiles appartenant auparavant aux Turkmènes furent redistribuées aux colons persans.

      La politique d'assimilation et de répression contre toute velléité nationaliste turkmène continua sous le régime islamique. Les premiers accrochages entre les Turkmènes et la Garde révolutionnaire eurent lieu le 11 février 1978. En janvier 1979, des intellectuels turkmènes créèrent le Village Council Center et le Centre Culturel Turkmène avec pour objectif de restaurer la propriété foncière appartenant aux Turkmènes et expropriée pendant la Révolution blanche en Iran 338 . Ce nouvel éveil national turkmène se solda de nouveau par un échec. Après une semaine d'affrontement armé entre le Comité révolutionnaire et les Turkmènes, le 8 février la résistance de ces derniers fut écrasée, plusieurs leaders assassinés et les autres arrêtés ou forcés à s'exiler. La Garde révolutionnaire prit les bâtiments du Village Council Center et du Centre Culturel Turkmène et toute activité nationaliste fut interdite. La vie culturelle turkmène (traditions, noces, folklore) fut réduite à néant. La révolution islamique conserva voire institutionnalisa la dominance exclusive de la culture persane pour toutes les minorités nationales, notamment pour les musulmans.

      

      

      CONCLUSION

      

      En 1917, l'Empire russe se désintégra. La région caspienne vit apparaître de nouvelles formations étatiques qui feront vite partie de l'Union soviétique pour s'émanciper avec son implosion. Pour la première fois dans leur histoire, Azéris, Kazakhs et Turkmènes se réunirent dans leurs propres États nationaux. À l'instar de leurs compatriotes soviétiques, les Turkmènes du Sud tentèrent de déployer un mouvement autonomiste qui se solda par de violentes répressions de la part des autorités iraniennes.

      Pris par la diffusion des idées et des mouvements révolutionnaires, les Bolcheviks fondèrent leurs espoirs en l'Azerbaïdjan qui devait servir d'exemple aux autres peuples d'Orient, notamment la Turquie. En contrepartie, l'Azerbaïdjan obtint un élargissement sensible de son territoire aux dépens de l'Arménie, ce qui déclenchera des hostilités violentes entre les deux pays après l'effondrement de l'URSS. La présence du pétrole constitua un autre atout de la république soviétique. Si pendant la Seconde Guerre mondiale, la part du pétrole azerbaïdjanais représentait les ¾ de la production soviétique, à la veille de la chute de l'URSS, cette part était devenue minime.

      La période soviétique marqua l'histoire des républiques caspiennes, d'une part, par la brutalité et les imperfections du système communiste, de l'autre, par ses opportunités uniques d'épanouissement culturel et de progression économique. Il est impossible de calculer la juste proportion des avantages et des inconvénients. Les peuples soviétiques, unifiés pour quelques décennies par une idéologie commune, ont partagé avec les Russes le même destin historique dans le cadre de l'Union soviétique.

      L'influence russe perçue comme européenne changea d'une manière spectaculaire le mode de vie des Kazakhs et des Turkmènes sans toutefois réussir à briser le tribalisme ancestral existant. La géographie humaine subit également des changements considérables, notamment au Kazakhstan.

      Enfin, sur la vague de la révolution, on voit apparaître l'eurasisme, un mouvement intellectuel de l'émigration russe. Les eurasistes essayèrent de comprendre le passé lointain et récent de leur patrie ainsi que d'ébaucher son futur. Ils tentèrent d'expliquer et de justifier les prétentions de la Russie sur ses périphéries, notamment asiatiques. Pour la première fois dans l'historiographie russe on valorisa le joug mongol et tenta de démontrer scientifiquement que le monde nomadique turc représente une partie intégrante aussi bien de l'histoire que de l'ethnie russe. Les ambitions et les tentatives des eurasistes de faire de leur idéologie la philosophie officielle de la Russie soviétique ne furent pas couronnées de succès.

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


§ 2. La restructuration des relations russo-/soviéto-iraniennes

      

      Après la victoire de la révolution d'Octobre, les Bolcheviks annulèrent toutes les alliances qui avaient entraîné la Russie dans la guerre et évacuèrent les troupes russes du territoire persan restant néanmoins dans l'attente de la « révolution mondiale » qui devait s'y produire.

      


A. – Les tentatives d'exportation de la révolution socialiste

      

      Pour son plein « épanouissement », la révolution russe ressentait le besoin de sortir de ses frontières, de s'étendre et de devenir universelle. Les Bolcheviks canalisèrent alors leurs efforts révolutionnaires en direction de l'Orient, en visant plus particulièrement la Turquie et la Perse. Cette dernière était prise dans un mouvement de libération contre les Anglais et pouvait donc être exposée facilement à l'importation de la révolution socialiste avec le soutien de l'Armée Rouge réputée être le « défenseur » des peuples et des classes opprimées. Compte tenu du fait que la Perse ne disposait plus d'une armée apte aux combats, le concours militaire de l'Armée Rouge pouvait être très à propos. La seule division prête à combattre était celle des Cosaques forte de quelque 10 mille fusils et sabres 339 . Ainsi, selon les dirigeants « rouges », un front oriental de la révolution mondiale pourrait être ouvert sur le territoire persan.

      Le 4 juin 1920, une éphémère République soviétique socialiste de Gilân apparut au nord de la Perse 340 . En mai de la même année, le port d'Enzeli fut pris par le corps expéditionnaire russe dont les objectifs principaux étaient de prêter secours à la République de Gilân, d'obliger les Anglais à se retirer et de chasser les Blancs qui y avaient trouvé refuge. Le journal Pravda titra même solennellement : « Mer Caspienne – mer soviétique » 341 .

      Moscou voulait suivre de près le développement de la situation politique en Perse et soutenir les communistes persans dans l'exportation de la révolution malgré les déclarations officielles qui prônaient que son objectif était le désarmement des bateaux Blancs emmenés par Denikine à Enzeli. « Le nettoyage de la Caspienne de la flotte de la garde-blanche doit être effectué à tout prix », écrit Lénine sur le projet de directive préparée par Trotski 342 . Le leader communiste se tenait au courant très régulièrement du déroulement des négociations russo-persanes. Les Bolcheviks suivirent deux objectifs principaux : la déstabilisation du régime du chah et la soviétisation de la Perse. Lénine donna même des ordres spéciaux à S. Kirov, le Premier secrétaire du parti communiste d'Azerbaïdjan d'alors, pour contrôler la « non-ingérence russe » dans le conflit armé interpersan. Les Bolcheviks essayaient également de prêter secours aux forces persanes anti-anglaises. Pour dissimuler ses vraies intentions et expliquer la présence prolongée du corps expéditionnaire sur le littoral persan, Moscou donna l'ordre de changer les pavillons russes en pavillon de la RSS d'Azerbaïdjan 343 .

      En fin de compte, la Russie soviétique fut très déçue, car le nouveau gouvernement de la République de Gilân n'avait aucun ministre (commissaire du peuple) communiste. Cela signifiait qu'en réalité, selon M. Persits, la nature de la République de Gilân était bourgeoise démocratique et non pas socialiste. Cela priva, pour une courte période, le régime du chah du monopole de gouvernance en Perse. Apparemment les désignations « soviétique socialiste » et « commissaire du peuple » devaient servir à obtenir l'aide et le soutien des Bolcheviks à leur profit sans trop s'investir dans la cause de ces derniers 344 .

      L'intervention soviétique affecta tout le mouvement révolutionnaire en Perse et compromit l'Armée Rouge et le nouveau régime politique en Russie, ce qui était, par ailleurs, prévisible. À la veille de la conclusion du Traité d'amitié et de coopération, la Russie fut obligée d'annoncer l'évacuation de ses troupes et de sa flotte militaire. Ce recul signifia l'abandon de l'ambition de parvenir à la révolution mondiale et confirma l'hypothèse d'Ordjonikidze et de Raskolnikov selon laquelle la révolution sociale ne pouvait pas avoir de succès en Perse 345 . Ainsi, le premier État soviétique du monde fut contraint de garder le flambeau de la révolution au sein de la « forteresse menacée » de tous côtés jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. En fin de compte, cette momification dans la révolution 346  lui sera fatale à la fin des années 1980.

      

      En février 1921, un nouveau gouvernement dirigé par Seid Zia s'établit en Perse. Le Premier ministre était connu pour ses dispositions pro-anglaises. Cependant, compte tenu du fait que le nord de son pays était touché par le mouvement révolutionnaire, il était contraint de négocier avec la Russie soviétique et d'accepter les conditions des Bolcheviks. Le 26 février 1921, au lendemain de l'abrogation du traité anglo-persan de 1919, un Traité d'amitié et de coopération entre la RSFSR et la Perse fut signé à Moscou. Il ressemblait plutôt à un manifeste politique définissant les orientations générales du développement des relations politico-économiques bilatérales.

      Le Traité annula tous les accords précédents conclus entre les deux pays, notamment, le Traité de Turkmentchaï et son Acte spécial. Par cette nouvelle entente, la Russie soviétique annula également (art. 2) tous les traités et les accords paraphés entre le gouvernement de la Russie tsariste et les pays tiers qui « faisaient bon marché des droits du peuple persan » : l'accord russo-anglais de 1907 qui définissait les sphères d'influence des deux puissances en Perse ainsi que son annexe secrète de 1915 et l'accord russo-allemand de 1911 qui transformait la Perse en une colonie des puissances impérialistes. Le traité souligna formellement le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures (art. 4).

      Le Traité (art. 8) renonça au remboursement de tous les prêts accordés à la Perse par le gouvernement tsariste en dépit de la situation économique difficile de la Russie soviétique, sans doute, pour « précipiter » la révolution mondiale. La dette persane à la Russie en 1917 était évaluée à 67,5 millions de roubles-or sans compter les intérêts 347 .

      Conformément au traité, la Russie bolchevique perdit tous ses droits exclusifs concernant aussi bien la mer Caspienne que le nord de la Perse. La libre navigation fut accordée aux deux parties. Ainsi, le Traité fixa pour la première fois l'égalité des pavillons sur la Caspienne (art. 11). Néanmoins, Moscou réussit à mettre l'accent sur les questions sécuritaires (art. 7). Ainsi, les parties contractantes signèrent le Traité de neutralité et de non usage de la force qui devrait empêcher l'entrée d'une des parties dans des alliances et des coalitions hostiles susceptibles de créer une menace réelle sur les eaux territoriales caspiennes.

      La Russie se réserva de droit de faire avancer ses troupes dans l'intérieur de la Perse en cas de menaces réelles pour sa sécurité nationale par une tierce puissance qui interviendrait dans le territoire persan (articles 5 ; 6). L'article 6 énonce particulièrement : « dans le cas où une tierce puissance tenterait de poursuivre une politique d'usurpation par une intervention armée en Perse ou voudrait se servir du territoire persan comme base d'opérations militaires contre la Russie …, celle-ci aurait le droit de faire avancer ses troupes dans l'intérieur du pays pour mener les opérations militaires nécessitées par sa défense » 348 . En se basant sur ces deux articles, lors de la Seconde Guerre mondiale, le 25 août 1941, l'URSS introduisit ses troupes armées dans le nord de l'Iran. Elle joua de cette clause pour endiguer les projets impérialistes des puissances tierces comme, par exemple, ceux de la Couronne britannique en 1951-52.

      La Russie soviétique transféra, sans contrepartie, les infrastructures et les biens immobiliers (sauf les bâtiments destinés à héberger les représentations diplomatiques russes) comme les routes stratégiques Enzeli – Téhéran, Qazvin – Hamadan, les chemins de fer Djoulfa – Tabriz, Sofian – lac d'Ourmiah, toutes les lignes téléphoniques et télégraphiques, construits par le gouvernement tsariste sur le territoire persan. Le port d'Enzeli avec toutes ses infrastructures (magasins, centrale électrique, etc.) fut également cédé à la Perse. Au-delà de la cession des biens mobiliers et immobiliers, le gouvernement bolchevique annula toutes les concessions (pétrolières, minières, etc.) par l'article 12. Mais il souligna aussitôt que ces biens ne pouvaient pas être cédés aux tiers (art. 13). Ainsi, la Russie limita la pénétration des compagnies étrangères en Perse, notamment, dans le domaine pétrolier. Les négociations entamées entre la compagnie pétrolière américaine Standard oil et le gouvernement persan étaient à l'origine de la pression russe sur les dirigeants persans.

      L'article 20 accorda le droit à Téhéran d'exporter sa production via le territoire russe, tandis que les importations en provenance de l'Europe et destinées à la Perse furent interdites. À l'inverse, le marché de cette dernière était ouvert aux exportations russes. Les marchands persans furent contraints d'acheter les marchandises soviétiques avec les recettes provenant des exportations réalisées via la Russie. Cela provoqua le mécontentement de ces derniers qui boycottèrent les produits russes dans les provinces septentrionales de la Perse. Une convention spéciale de commerce russo-persan ad hoc devrait traiter les questions pratiques d'exportation et d'importation (article 19).

      Les manufactures russes fonctionnèrent durant des décennies avec le coton persan. Le territoire du pays servait également de débouché aux produits russes. Le premier traité commercial soviéto-persan fut conclu le 3 juillet 1924 à Téhéran. En dépit du refus de Médjlis de le ratifier, une représentation commerciale soviétique s'établit dans la capitale iranienne. Parallèlement, de nouvelles sociétés mixtes de commerce soviéto-iraniennes apparurent.

      Enfin, l'article 16 établit l'égalité des rapports entre les citoyens persans et russes sur les territoires des deux pays en supprimant ainsi les clauses capitulaires du Traité de Turkmentchaï.

      Le Traité russo-persan de 1921 contient une approche géopolitique très précise qui n'est avantageuse que pour les deux parties – la Russie et la Perse – et cela en dépit de toutes les concessions de cette dernière, et qui se font sentir encore de nos jours. En effet, il est évident que le Traité ignore totalement les intérêts aussi bien politiques qu'économiques des pays tiers, car le bassin est divisé en zones d'influence exclusive des deux pays riverains de l'époque. Autrement dit, l'accès des autres États à la mer est interdit à cause de l'établissement de ce régime fermé particulier où l'Iran se trouve volontairement dans une situation discriminée.

      Il existe une opinion selon laquelle l'Iran ne bénéficiait même pas de la moitié des droits que ce traité russo-persan ainsi que les autres qui suivront lui accordaient 349 . La flotte iranienne entretenue sur les eaux caspiennes n'était pas importante. De surcroît, le service de réparation de ses bateaux se trouvait sous monopole russe. En effet, la Perse accepta ses pertes territoriales tout en renonçant à ses zones d'influence séculaires, en contrepartie de droits, de « garanties de la paix illusoires » 350  et de l'existence dans les limites de ses frontières redéfinies, ainsi que de l'aide militaire en cas d'agression de pays tiers. Selon l'historien azerbaïdjanais R. Mamedov, « de deux maux l'Iran choisit le moindre » 351 . Dans les années 1920-1930, à maintes reprises, la Russie soviétique prêta son concours diplomatique à Téhéran, en défendant les intérêts iraniens dans les organisations internationales comme la Ligue des Nations.

      

      

      

      

      

      


B. – Les efforts continus pour la sécurisation du flanc méridional

      

      Les souvenirs de la Guerre civile (1918-1921), accompagnée d'une intervention étrangère étaient encore frais dans les mémoires des dirigeants soviétiques. C'est pourquoi l'URSS impliquait toutes ses forces pour pacifier les territoires voisins, notamment son flanc méridional. En l'absence de révolution mondiale, le soutien des nationalistes « bourgeois » des pays riverains devint très vite la politique officielle de l'Union soviétique. Néanmoins, l'objectif de la révolution mondiale n'était pas abandonné, mais « ajourné ». Elle n'était plus imminente, mais restait nécessaire 352 . Le nombre de traités avec la Turquie (d'amitié et de neutralité, 1925) et l'Afghanistan de neutralité et de non-agression mutuelle, 1926) en témoignent.

      Après la destitution de la dynastie des Qadjar (1926), l'URSS garda le territoire iranien au centre de ses intérêts géopolitiques et peina à endiguer les projets impérialistes de l'Angleterre. C'était également l'objectif du nouveau monarque iranien Riza Pehlevi (1926-1941). À ces fins, Moscou apporta sa contribution au renforcement de la capacité défensive de l'Iran : formation de cadres militaires pour l'armée, notamment d'aviateurs, livraison de divers équipements militaires pour les troupes armées iraniennes, etc.

      Dès le début de la Révolution d'Octobre, les pays occidentaux se sont souciés de créer des coalitions et des blocs anti-bolchéviques. Pour cela ils ont élaboré plusieurs programmes contre l'empire des Soviets qui faisaient partie de la stratégie d'endiguement (containment) élaborée plus nettement après la Seconde Guerre mondiale. L'Iran, ayant une frontière commune avec l'URSS de 2500 kilomètres de long et côtoyant les républiques soviétiques méridionales considérées comme les maillons les plus vulnérables de l'URSS, occupait une place particulière dans ces projets. Il était considéré comme une tête de pont pour la réalisation de la politique anti-soviétique, un « garde-fou devant l'avancée des Russes communistes vers le golfe Persique » 353 . C'est pourquoi l'Occident aspira à empêcher tout rapprochement soviéto-iranien.

      En dépit de toutes ces circonstances, le 1er octobre 1927, fut conclu le Traité de sécurité et de neutralité entre l'URSS et l'Iran dirigé par Reza chah. En ce dernier, la « Perse s'imagina avoir trouvé un second Kemal » 354 . Avant sa conclusion, le gouvernement iranien ferma le Comité d'aide aux réfugiés russes en Iran et d'autres organisation de l'« émigration blanche » sur le territoire iranien, ce qui était une des conditions des « relations amicales ». Pour empêcher dans le futur la formation et les activités des organisations hostiles à l'égard aussi bien de la Russie que de l'Iran, les Bolcheviks fixèrent cette disposition dans le traité (art. 4). Ainsi, ils essayaient d'éloigner de leurs frontières les foyers de résistance anti-soviétique et de neutraliser l'implication directe et indirecte de son voisinage proche dans une agression éventuelle. Les questions liées à la sécurité de la mer furent définies dans l'article 3.

      Le Traité de sécurité et de neutralité confirma que celui de 1921 restait la base des relations bilatérales, notamment avec ses articles 5 et 6 donnant aux Soviétiques le droit d'introduire leurs troupes sur le territoire iranien sous certaines conditions. L'histoire cependant montrera que les clauses des traités ne constituaient pas un obstacle incontournable pour l'Iran pour devenir membre du pacte de Bagdad (1955) et donner son accord à un pays étranger, en l'occurrence aux États-Unis, de posséder sur son territoire des bases de missiles.

      La question des concessions pétrolières se trouva au centre des préoccupations de l'Angleterre, de l'Iran, de l'URSS et des États-Unis. Une fois l'accord anglo-persan de 1919 remis en cause, les Britanniques se penchèrent sur un nouveau partage de l'Iran avec la Russie, comme en 1907, espérant reprendre le contrôle de la partie méridionale du pays. Cette fois Moscou renonça à collaborer en canalisant ses efforts sur l'évincement de la Couronne de la région. Cependant, parler de la marginalisation ou du recul de Londres en l'Iran était encore prématuré. Quant aux États-Unis, leur marge de manœuvre en Iran, à cette période, était assez restreinte.

      Malgré les différends existants et les bouleversements politiques en Russie et en Iran, les volumes du commerce bilatéral restaient encore considérables. En 1925, la part de l'Iran dans les importations soviétiques provenant de l'Asie était de plus de 63 %, tandis que celle de l'URSS dans le commerce extérieur iranien était environ d'un tiers. C'est seulement en 1939 que l'Allemagne dépassa les Soviets 355 .

      Il existe également d'autres accords bilatéraux intermédiaires qui réglementèrent certains régimes sur la Caspienne (cf infra partie II, chapitre II, § voir le § 1).

      

      

      

      

      


C. – Du rapprochement redoutable irano-germanique à la Révolution islamique

      

      Dans les années 1930, la doctrine de la « troisième force » pour contrebalancer la Russie et l'Angleterre a guidé la conception principale de la politique étrangère iranienne 356 . C'est également la crainte de l'idéologie communiste qui poussa Téhéran à chercher des alliés fiables. En fin de compte, le choix s'est arrêté sur l'Allemagne. Reza chah, un anticommuniste convaincu, souhaitait utiliser les Allemands pour minimiser la domination anglaise dans la vie politique et pour affaiblir l'importance économique de Moscou pour son pays.

      Un an après la signature du Traité de commerce irano-allemand (1937), Reza chah refusa de prolonger le traité analogue avec l'Union soviétique. Le 18 octobre 1939, Téhéran signa avec Berlin un Protocole secret qui fit de l'Iran un des principaux fournisseurs de matières premières pour l'industrie de guerre allemande. La part de l'Allemagne atteignit 45% du commerce extérieur de l'Iran, tandis que celle de la Russie diminuait drastiquement 357 . Berlin reçut certains monopoles dans le domaine de l'industrie, du chemin de fer, etc. L'Italie, son alliée, s'engagea dans la construction de la flotte navale conformément à la demande du gouvernement persan. Par cet acte, Téhéran souhaitait assurer sa sécurité nationale sur la Caspienne et le golfe Persique 358 . Il semble que la collaboration étroite avec Berlin ait représenté le stimulant décisif pour que le chah impose aux missions diplomatiques étrangères du pays l'utilisation du nom « Iran » pour la dénomination officielle du pays ce qui faisait une référence évidente à la race aryenne.

      C'est à cette époque que l'Iran commença à cultiver ses ambitions de devenir une puissance régionale. En 1937, les négociations de plusieurs années avec les dirigeants de la Turquie, de l'Irak et de l'Afghanistan aboutirent à la conclusion à Téhéran du Pacte de Saadabad. La signature de ce pacte fut perçue par Moscou comme une partie d'une politique impérialiste globale qui se proposait d'encercler l'Union soviétique.

      Pendant la Seconde Guerre mondiale, la politique contradictoire du chah et le refus de coopérer avec les Alliés se terminèrent par l'intervention des troupes soviétiques et anglaises en Iran, deux mois après le début de la guerre germano-soviétique (le 25 août 1941). Le 16 septembre 1941, Reza chah abdiqua le trône pour son fils. Par un traité tripartite du 29 janvier 1942, Moscou et Londres s'engagèrent à respecter formellement l'intégrité territoriale et les droits souverains de l'Iran. Cette intervention soviéto-anglaise rappela un événement vieux de 35 ans : le partage de la Perse en zones d'influence entre les Empires russe et britannique.

      Moscou désirait également tirer profit de sa présence « physique » en Iran et négocier des concessions de pétrole. Elle tenta notamment de le faire en 1944, mais ses efforts n'aboutirent pas 359 .

      En décembre 1954, Moscou et Téhéran signèrent un accord frontalier et financier qui résolut définitivement les différends territoriaux et aboutit à la restitution des 11 tonnes d'or iranien déposées en URSS pendant la Seconde Guerre mondiale 360 . Après cette courte période de détente, les relations se refroidirent à cause des événements politiques qui se déroulèrent dans la région.

      Notons que plusieurs hommes politiques iraniens ont essayé de réviser voire d'annuler les articles 5 et 6 du Traité de 1921 qui menaçaient directement la sécurité nationale et la souveraineté de l'Iran. En 1958, le gouvernement iranien lança un appel au gouvernement soviétique pour conclure un nouveau Traité d'amitié et de non-agression, pour une durée de 30 ans, qui devait prévoir la suppression de ces deux clauses. En contrepartie, Téhéran devait s'engager à ne pas entrer dans les blocs dirigés contre l'URSS. Cependant, les négociations irano-américaines, suivies par la conclusion d'un accord militaire, ont fait avorter les pourparlers à peine entamés avec Moscou. En effet, cette entente donna aux Américains le droit d'introduire leurs troupes sur le territoire iranien pour porter secours à l'Iran face à une agression extérieure et aux désordres intérieures. Cela signifiait l'annulation unilatérale des articles en question.

      En dépit de sa nouvelle vocation dans la politique américaine d'endiguement, Téhéran tenta néanmoins d'entretenir des relations amicales avec Moscou et le bloc socialiste, notamment dans le domaine économique. Ainsi, le 21 octobre 1971, fut inauguré le gazoduc, destiné à fournir du gaz iranien à l'URSS, en présence du chah et du Président Kossyguine.

      Après la victoire de la Révolution islamique (février 1979), Téhéran prit pour slogan « Ni Orient, ni Occident ». Les relations bilatérales soviéto-iraniennes ne furent pas interrompues, mais elles ne se développèrent pas non plus 361 . D'après les religieux iraniens, l'URSS était le petit Satan sur la liste des adversaires de l'Iran, après les États-Unis et Israël 362 . Le 11 novembre 1979, la capitale iranienne dénonça unilatéralement les articles 5 et 6 du traité de 1921. Par ironie du sort, après le démantèlement de l'Union soviétique, l'Iran essayera de justifier la légitimité de ses droits et de ses revendications en se basant, entre autre, sur ce traité partiellement dénoncé.

      La nouvelle doctrine de la République islamique supposait que l'Iran devait augmenter sa propagande dans les républiques musulmanes d'Union soviétique et soulever la question de la révision des frontières communes soviéto-iraniennes. Cependant, les autorités officielles ne soulevèrent jamais cette question lors des contacts bilatéraux ni après l'effondrement de l'Union soviétique.

      

      

      CONCLUSION

      

      Après les événements d'Octobre de 1917, les Soviets chérirent l'espoir d'un déclenchement de la révolution mondiale. Dans ce contexte, une place particulière fut réservée à la Turquie et à la Perse. Dans un premier temps, les relations bilatérales se construisirent en tenant compte de cette circonstance. Finalement, les tentatives d'exportation de la révolution socialiste dans cette direction échouèrent.

      La mer Caspienne resta toujours la chasse gardée de l'URSS et de l'Iran en ignorant totalement les intérêts des pays tiers. Par rapport à la pratique contractuelle des deux siècles précédents, l'Iran obtint certains droits et privilèges qui ne furent jamais pleinement appliqués.

      Traditionnellement méfiant à l'égard des puissances, l'Iran fut contraint de faire des concessions à sa voisine septentrionale. Par le biais de l'Iran, cette dernière réussit à sécuriser son flanc méridional en éloignant les foyers de résistance anti-soviétique. À cette période, toutes les tentatives des Allemands, des Britanniques et des Américains de libérer l'Iran de l'influence et de la pression soviétique échouèrent.

      À la veille de la Seconde Guerre mondiale, en cultivant ses ambitions de puissance régionale, l'Iran se tourna vers l'Allemagne qui devait rééquilibrer les influences russe et anglaise. Cette politique se solda par une occupation du territoire iranien par les forces armées russes et anglaises. Les relations bilatérales ne devinrent jamais critiques, même après que l'Iran entra dans la politique américaine d'endiguement.


§ 3. La région Caspienne à travers le prisme des projets de la guerre froide

      

      

      Après la Seconde guerre mondiale, débuta une période de tensions et de confrontations consécutive à l'opposition de deux visions impérialistes du monde : celle des États-Unis et celle de l'URSS.

      


A. – La construction des fondements théoriques de la guerre froide

      

      À la veille de la Seconde Guerre mondiale, aux États-Unis, on commence à élaborer les fondements du nouvel ordre mondial où le rôle central est accordé à l'Amérique compte tenu de son importance politique et économique croissante à l'échelle internationale. L'école géopolitique américaine avance sa version de la « géopolitique humanitaire » des positions de force. Les rapports avec l'Eurasie (Europe + Asie), séparée des États-Unis par deux océans, occupent la place centrale de cette nouvelle vision.

      Géographe et professeur de relations internationales Nicholas Spykman (1893-1943) critiqua la théorie du Heartland de H. Mackinder en considérant que son rôle géopolitique était surestimé. L'auteur renomma le « croissant intérieur » (ceinture périphérique) en Rimland et affirma que sa formation n'était pas due à l'avancée des nomades venant des steppes. Au contraire, les espaces continentaux reçoivent les impulsions énergétiques venant des coastlands (des côtes maritimes). Le modèle de N. Spykman reçut le nom du Heartland-Rimland. L'auteur mit également en doute l'opposition « fatale » entre les tellurocraties (puissances terrestres) et les thalassocraties (puissances maritimes) dominantes dans la théorie géopolitique. Il tira des preuves de l'histoire qui portait de multiples témoignages d'alliances entre certains membres du Rimland et la Grande Bretagne contre la Russie, ou encore, l'alliance Grande Bretagne – Russie contre une puissance du Rimland.

      N. Spykman défendit la thèse selon laquelle l'Amérique devait sortir de son isolationnisme et s'ingérer activement dans les affaires de l'Eurasie. À la différence de Mackinder, il ne considérait pas l'opposition entre la Terre et la Mer comme éternelle. Selon lui, on ne pouvait neutraliser le Heartland (URSS) qu'en dominant les territoires limitrophes (« anneau des terres ») : « Celui qui domine le Rimland domine l'Eurasie ; celui qui domine l'Eurasie tient le destin du monde entre ses mains » 363 . N. Spykman estima que la menace pour les États-Unis venait de l'alliance hypothétique sino-russe et de l'unification de l'Europe qui affaibliraient les positions britanno-américaines dans le monde. C'est pourquoi, pour le bien-être de l'Amérique, l'espace eurasiatique devait demeurer faible face aux États-Unis. Il avança l'hypothèse que l'Allemagne et le Japon devaient exister en tant que puissances militaires pour garder l'Eurasie divisée. Ainsi, pour une hégémonie mondiale absolue, il fallait que l'Amérique mène la lutte jusqu'à la victoire non seulement contre ses ennemis, mais également ses alliés 364 . Le développement des événements de la Seconde Guerre mondiale montra l'inconsistance de certaines thèses de N. Spykman.

      Malgré toutes les « bonnes intentions » que le savant pouvait avoir, sa vision géopolitique est purement interventionniste 365 . À l'instar de Mahan, ses formules poursuivirent un seul but : concourir à la politique et aux processus qui menaient les États-Unis à l'hégémonie mondiale. Les théories de N. Spykman de l'«Océan méditerranéen » (Midland Ocean) 366  et de l'« anneau maritime » devant contenir la puissance continentale, inspirèrent considérablement la politique d'endiguement (containment) menée par Washington au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs idées de l'auteur contribuèrent également au développement de l'atlantisme. Après Mahan, on peut considérer N. Spykman comme le « père intellectuel de l'atlantisme » et l'« inspirateur idéologique de l'OTAN » 367 .

      Après la Seconde Guerre mondiale, on commença à identifier le Heartland à l'Union soviétique. Ainsi, l'opposition globale apparut entre les deux puissances : continentale (URSS – Heartland) et maritime (États-Unis – « croissant extérieur »). Se trouvant entre ces deux superpuissances, les Rimlands (zones de contacts) jouaient un rôle stratégique primordial pour contrôler et neutraliser l'Union soviétique (Heartland). Cette thèse fut prise comme base pour l'élaboration de la politique américaine de rétention du communisme pendant la période de la guerre froide : des blocs militaires (OTAN, le Pacte de Bagdad, OTASE) furent créés tout le long des Rimlands. Mais l'apparition de nouveaux armements sophistiqués (arme nucléaire, missiles intercontinentaux, etc.) ainsi que la « guerre des étoiles » et le succès dans la création de nouvelles technologies ébranlèrent cette idée clé de la géopolitique américaine de l'après-guerre : la suprématie de la Mer par rapport à la Terre. Le déterminisme géographique passa au second plan et cessa d'être un argument tangible pour justifier telle ou telle politique. Du point de vue géopolitique, la marginalisation du déterminisme géographique fut la conséquence du fait accompli que la prospérité et la puissance économique ne sont plus liées à l'importance et aux caractéristiques stratégiques du territoire occupé.

      Dans son livre Heartland et Rimland dans l'histoire de l'Eurasie (1956), le géopoliticien américain Donald Meining distingua deux types de Rimlands : continental et maritime. Il développa l'aspect culturologique de la géopolitique américaine : « La lutte pour les esprits et pour les âmes des hommes est un composant bien plus important de la géopolitique que la force militaire » 368 . Les États-Unis devaient ainsi valoriser la composante culturelle dans leur géopolitique pratique face au processus de décolonisation dans le Tiers monde et à l'accroissement de l'influence idéologique de l'URSS. Dans l'espace du Rimland eurasien, D. Meining distingua trois types de pays d'après les dispositions fonctionnelles et culturelles : ceux qui tiennent organiquement au Heartland (presque tous ces pays possèdent une frontière commune avec l'ex-URSS) qui ont des prédispositions tellurocratiques, ceux qui sont neutres géopolitiquement (Inde, Irak, Syrie, Yougoslavie) et ceux qui sont favorables au bloc thalassocratique (Europe occidentale, Turquie, Iran, Pakistan qui ont des prédispositions thalassocratiques.

      Historiquement, la ligne méridionale de l'opposition entre la Russie et l'Occident passa par le Caucase du Sud, confiné aux mers Noire et Caspienne, et prolongé par l'Asie centrale. La formation des blocs militaires après la Seconde Guerre mondiale ne fit que conforter cette « tradition » géopolitique. Dès le début de la période de l'opposition mondiale bipolaire, les États-Unis privilégièrent dans leur politique étrangère le soutien à l'arc islamique en pleine formation. Le but stratégique était de déstabiliser les confins sud de l'Union soviétique 369 . Avec les encouragements des États-Unis, les pays de l'axe horizontal méridional d'endiguement soviétique signèrent le Pacte de Bagdad (le 23 octobre 1955) avec la participation de la Turquie, de l'Iran, de l'Irak, du Pakistan et du Royaume-Uni. Les efforts soviétiques d'opposition furent couronnés par le retrait de l'Irak de ce pacte suite au renversement de la monarchie hachémite. Les pays restants formèrent en mars 1959 le CENTO (Central Treaty Organization) avec pour siège Ankara.

      Ce nouveau bloc militaro-politique se proposait de faire face aux éventuelles attaques provenant de l'URSS, d'empêcher le développement des relations soviéto-iraniennes et de contrarier le réchauffement entre Moscou et les pays arabes du Proche-Orient. Ce rapprochement se dessinait nettement à l'époque post-coloniale et faisait partie de la propagande soviétique prônant la soviétisation comme l'unique issue des guerres d'indépendance. Dans cette optique, le territoire iranien avec son emplacement géographique et ses richesses en matières premières stratégiques devint indispensable à de multiples projets d'endiguement de la guerre froide orchestrés par Washington. En effet, l'Iran fut le seul pays du Proche-Orient qui soutenait la politique américaine en Israël et au Viêt-Nam. Le chah fut largement récompensé pour son dévouement aux États-Unis : après le retrait des Britanniques du golfe Persique (1971), l'Iran devint le « gendarme du golfe » sous la tutelle de Washington qui ne voulait pas s'impliquer directement en se substituant aux Britanniques.

      


B. – La question de l'Azerbaïdjan iranien : le premier conflit de la guerre froide

      

      En 1945, en Iran, fut fondé le Parti démocrate d'Azerbaïdjan (PDA) dont le noyau dur était constitué de communistes d'origine azérie. Le nouveau parti s'infiltra vite dans l'administration locale en créant sa propre milice équipée par l'Armée Rouge 370 . En décembre 1945 fut proclamé l'autonomie de l'Azerbaïdjan dirigée par le communiste Pechavari suivie par celle du Kurdistan (le 22 janvier 1946), mais sans coloration communiste. Officiellement, l'Union soviétique se déclara neutre dans le développement des événements qui se déroulaient au nord de l'Iran. Cependant, en réalité, elle ne pouvait pas s'abstenir d'ingérence et de manipulations, vu l'importance stratégique de la région et sa composition ethnique. C'est également pour cette raison qu'elle tardait à évacuer ses troupes.

      Une éventuelle soviétisation de l'Azerbaïdjan iranien pouvait contenter les ambitions hégémoniques de Staline. Les services secrets soviétiques menèrent une campagne active de propagande tandis que le gouvernement élaborait une série de mesures d'intégration économique et culturelle : création sur place de filiales d'entreprises azerbaïdjanaises, ouverture d'institutions en langue maternelle, etc. Parallèlement, l'Armée Rouge s'occupait de la formation de groupes spéciaux militaires et paramilitaires. Or, les efforts du Kremlin ne furent pas couronnés de succès à cause de différences identitaires, si paradoxale soient-elles, des Azéris soviétiques et iraniens. Les premiers se considéraient tout d'abord comme Azéris tandis que les deuxièmes se percevaient avant tout comme Iraniens 371 .

      La perte de son nord-ouest pouvait être catastrophique pour l'Iran, car l'Azerbaïdjan du Sud possédait les terres les plus fertiles du pays et ouvrait la voie vers Téhéran et des provinces caspiennes riches en hydrocarbures.

      Sous la pression de l'ONU et des États-Unis, le 10 mai 1946, Staline évacua l'Armée Rouge du nord de l'Iran en renonçant ainsi aux perspectives typiquement néo-tsaristes que la présence des troupes soviétiques lui offrait 372 . L'Union soviétique n'était pas en mesure de faire avancer ses projets hégémoniques à la fois sur deux fronts, européen et asiatique. Selon T. Swietochowski, « dans les traditions de la pensée géopolitique russe, l'Europe centrale eut la priorité sur le Moyen-Orient » 373 . Satisfait, l'Iran retira sa plainte à l'ONU et annonça la constitution d'une compagnie irano-soviétique pour l'exploitation des champs pétroliers situés dans la partie iranienne de la Caspienne. Ainsi, Moscou était contrainte d'abandonner la cause des Azéris en échange de certaines concessions pétrolières vaguement formulées. Ce fut la répétition du scénario de la République de Gilân en 1920 dont la cause avait été d'abord fomentée, puis abandonnée par la Russie soviétique naissante. Après l'écrasement sanglant du mouvement autonomiste, plusieurs de ses leaders et environ 15 000 d'autres activistes et leurs familles trouvèrent refuge en URSS 374 .

      La crise iranienne entra dans l'histoire comme le premier conflit de la guerre froide 375 . Ses premiers germes dataient du premier sommet de la Troïka à Téhéran où le dialogue soviéto-occidental portait l'empreinte d'une lourde incompréhension qui aurait marqué l'avenir 376 . En effet, avec la neutralisation du danger provenant de l'Allemagne et du Japon, les relations entre les Alliés devinrent de plus en plus tendues : les puissances étaient rivales et dépendantes en même temps 377 . La crise en question révéla également les problèmes concernant le contrôle des zones pétrolifères qui rythmeront le cours ultérieur de l'histoire régionale ainsi que mondiale. La question du pétrole deviendra désormais de plus en plus lancinante.

      La crise inaugura également l'entrée des États-Unis dans la région caspienne et mit fin à la quasi-exclusivité de la rivalité séculaire anglo-russe en Iran. L'interventionnisme américain a été partiellement préparé par la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle les Américains se chargèrent de l'acheminement de matériels militaires destinés à l'URSS via le territoire iranien. Dans ce contexte, le rôle du chemin de fer Transiranien reliant Bander Chapour (golfe Persique) à Bander Chah (Caspienne) a été inestimable. Les champs pétroliers iranien fournirent plusieurs millions de tonnes de pétrole aux Alliés durant la guerre 378 . Parallèlement, Washington contribua à, et contrôla la formation de l'armée iranienne. L'accord militaire irano-américain du 6 octobre 1947 ne fit que « régulariser » ces relations en provoquant des notes de protestation de Moscou.

      Ainsi, les États-Unis en Iran avaient un double rôle : contenir la propagation de l'influence soviétique et contrôler le secteur pétrolier dans le golfe Persique ainsi que dans la Caspienne. Ils continuèrent désormais à maintenir la pression sur le Conseil de sécurité de l'ONU sur les questions concernant les Soviets.

      


C. – De l'URSS aux États nationaux

      

      L'histoire du monde est marquée par les alternances, les montées et les déclins des empires. Le 20e siècle fut le témoin, notamment après la Seconde Guerre mondiale, des processus historiques de décolonisation, suivis de la création de dizaines de nouveaux États. La désintégration de l'Union soviétique et de la Yougoslavie en est un des avatars les plus récents. Cependant, les tentatives de comparaison et d'assimilation des différentes étapes de la décolonisation et de l'apparition des États indépendants issus du démantèlement de l'URSS ne s'avèrent pas toujours fondées.

      La plupart des chercheurs occidentaux et de nombreux auteurs contemporains issus des États post-soviétiques sont enclins à qualifier les relations entre la Russie et les républiques soviétiques comme celles d'une métropole avec ses colonies. De cette vision des choses découle l'idée que l'ensemble des nouveaux pays indépendants est le fruit d'un processus de décolonisation, thèse dont l'application au cas de l'ex-URSS ne paraît pas très pertinente.

      Premièrement, dans les ex-républiques soviétiques, les forces politiques actuellement au pouvoir n'y sont pas arrivées du fait d'une lutte prolongée pour l'indépendance contre les « colonisateurs », accompagnée de la formation d'organisations politiques et du soutien des masses populaires.

      

      

      Deuxièmement, le « colonialisme soviétique », à son tour, se distingue beaucoup du colonialisme classique. L'Empire des Soviets comme son prédécesseur l'Empire russe a toujours représenté un « empire atypique » 379 , sans « noyau privilégié » ni « périphéries soumises » 380 . Il suffit de comparer les relations entre le Centre soviétique et ses périphéries pour s'en convaincre. Au lieu de se contenter de « drainer » vers lui les ressources périphériques, le Centre a, en effet, investi aussi largement dans ces régions, notamment, en Asie centrale et en Transcaucasie, afin d'égaliser le niveau de développement entre les ex-républiques soviétiques. Ainsi, la « suppression progressive et rapide de l'inégalité de fait entre l'ancienne nation dominante et les nations sous-développées, débarrassées de leur ancienne sujétion » constitue la particularité de l'empire soviétique 381 . Le bond spectaculaire du développement enregistré dans les républiques nationales depuis la formation de l'Union soviétique en est une brillante illustration. C'est également une des raisons pour lesquelles les autorités des pays centrasiatiques n'ont pas excessivement exploité aussi bien la thèse de l'« impérialisme soviétique » que celle de l'« exploitation coloniale » durant cette période.

      En effet, le système soviétique était plein de contradictions dans lesquelles on voyait une « cohabitation » étrange du mal et du bien, de l'utopie et de la réalité, du compatible et de l'incompatible. En d'autres termes, la coexistence des processus antagonistes fait partie des particularités de la période soviétique. D'une part, au sein de l'URSS, se produisait une uniformisation culturelle, sociale et politique, d'une autre, une construction inédite de singularités des peuples qui a donné la naissance de leurs cultures contemporaines 382 .

      La plupart des peuples titulaires des républiques soviétiques conservaient, à différents degrés, une mémoire historique de la colonisation russe de leurs territoires d'habitation. Dans le cadre de l'URSS, ils commencèrent à tirer de « leur situation et de leur statut des avantages et des satisfactions indéniables » 383 . Selon des calculs établis sur la base des prix mondiaux, on voit clairement que la Russie est le principal bailleur de fonds des républiques. Les premières estimations en roubles et en dollars apparurent en 1990 dans l'annuaire statistique de l'URSS. L'idée, très instrumentalisée par les nationalistes, selon laquelle les républiques étaient déficitaires dans leurs échanges avec la Russie, a également été démentie par les spécialistes français de la question, en particulier Gérard Duchêne. Si les calculs sont faits en devises, on découvre que la Russie, en fait, a subventionné les républiques 384 .

      En effet, la différence considérable est due au fait que la Russie fournissait ses matières premières, notamment les hydrocarbures, à des prix très inférieurs à ceux du marché mondial. Par contre, elle achetait les produits finis à des prix toujours inférieurs mais relativement chers. Cela dément également une autre thèse mythifiée selon laquelle les républiques représentaient un appendice en matières premières pour la métropole identifiée à la Russie. Si on suit cette logique, il faut conclure que la Russie elle-même était un tel « appendice » pour les autres républiques.

      Les confusions viennent de l'approche évoquée ci-dessus dans laquelle les républiques soviétiques continuaient de rester des colonies de la Russie/Union soviétique. En paraphrasant H. Carrère d'Encausse, on pourrait dire que l'Empire soviétique, personnifié par la Russie, est la réincarnation de l'Empire russe 385 . Ce qui est par ailleurs inexact, car ce n'est pas la Russie qui dirigeait l'URSS, mais le Centre soviétique, une « République supplémentaire – la plus importante – sans territoire officiel » 386 . Le traité « neuf plus un » (avril 1991), préparé par Gorbatchev, révélait une fois de plus cette spécificité soviétique.

      Souvent les nationalistes des républiques récusent tout acquis positif du fait de la russification forcée, comme si l'État soviétique avait construit sa politique dans le seul but d'atteindre cet objectif. Il est néanmoins difficile de comprendre où était la nécessité de contribuer largement à l'épanouissement et à la prospérité des cultures et langues nationales des peuples, dont les territoires d'habitation faisaient partie de l'URSS, si leur devenir était l'assimilation ? Certes, les tentations de russification ont toujours existé. Mais elles avaient également des motivations objectives qui découlaient de la nécessité économique, et politique, car chaque État aspire à une homogénéisation de sa population. La russification n'était pas toujours forcée, elle était souvent le libre choix des gens. Par contre, le bilinguisme était imposé ce qui se justifiait par la nécessité de faciliter le fonctionnement de l'État. On rencontre plus de cas où les langues des peuples titulaires sont imposées de manière brutale à l'époque post-soviétique que de cas où le russe l'était pendant la période soviétique. Comme le définit Soljenitsyne, les ambitions impériales de certaines républiques indépendantes ont succédé à celles de la Russie, et presque partout on choisit le « scénario brutal » de l'autoidentification nationale 387 .

      En fin de compte, l'Union soviétique ne réussit que partiellement à concilier les deux principes majeurs qui caractérisent les empires : celui d'unité et celui de diversité. Sur le plan de la politique nationale du pouvoir communiste, elle a constitué, selon H. Carrère d'Encausse, « une éclatante réussite et un échec non moins éclatant » 388 . À un moment historique donné, la Russie ne put assumer son rôle de ciment des multiples peuples qui faisaient partie de l'Empire soviétique censé être dirigé par le peuple russe. En conséquence, l'imperium a éclaté. Les indépendances des ex-républiques soviétiques ne représentaient pas une « décolonisation » au sens occidental. Il s'agissait du démembrement d'un organisme entier dont les parties étaient soudées à la Russie proprement dite depuis des siècles. Jean-Paul Roux a tout à fait raison en écrivant qu'« un monde a disparu, un monde qui avait ses faiblesses et ses monstruosités, mais aussi ses grandeurs et ses certitudes » 389 . C'est le fait de se trouver dans le cadre impérial qui a permis de déclarer une « autonomie absolue du politique » à l'opposé du cadre national qui limite au maximum et ne tolère pas une telle revendication 390 . Dans le cadre impérial soviétique, minorité signifiait toujours nationalité susceptible d'être émancipée, il est vrai, sur le papier, en l'absence d'un quelconque mécanisme élaboré.

      L'éclatement des empires d'Europe de l'Est, l'Union soviétique, et aussi la Yougoslavie, selon Ph. Moreau Defarges, démontra une fois de plus la victoire de la logique nationale sur la logique impériale. Il coïncida paradoxalement avec le renforcement et l'élargissement d'une solide structure, de dimension impériale, à l'Ouest de l'Europe portant le nom d'Union européenne. S'agit-il de la construction d'un empire de type nouveau, dit « démocratique » 391  ? Ainsi, l'idée de l'imperium n'est pas morte, elle est même attrayante. La question repose sur son contenu et sur sa structure, mais aussi sur la redéfinition du sens du terme ou encore sur l'introduction d'un nouveau terme pour le distinguer de la signification classique qui a une connotation plutôt négative.

      C'est pourquoi, une fois l'euphorie des indépendances passée, les pays souverains songent de nouveau à s'unir dans des structures communes, mais sur une autre base idéologique. La Russie peut-elle devenir un tel pôle autour duquel les pays désormais indépendants se réuniront une nouvelle fois ? Ou ces pays seront-ils absorbés par d'autres formations européennes (de type communautaire) ou asiatiques (de type plutôt civilisationnel ou confessionnel) ?

      De nos jours, la Russie, qui « régissait mal » et « limitait » la liberté des peuples, n'est plus présente dans les anciennes périphéries nationales des Empires russe et soviétique. Les peuples, désormais titulaires, sont-ils réellement devenus libres ? Certes non. Encore convient-il de préciser libres vis-à-vis de qui ? Faut-il trouver les causes de cette absence de liberté uniquement dans l'histoire commune avec la Russie ? Les peuples en question, notamment d'Asie centrale, ont-ils vraiment voulu cette liberté, si on paraphrase la question posée par J.-P. Roux 392 . Enfin pour terminer cette série de questions, le constat que la prospérité et l'épanouissement n'étaient possibles que dans le cadre d'un État indépendant est-il justifié treize ans après ? L'indépendance n'est pas seulement l'Acte de déclaration, l'adoption de l'hymne, du blason et du drapeau. Tout cela existait aussi à l'époque soviétique. La vraie indépendance suppose l'intangibilité des frontières extérieures et la capacité de les défendre, une économie forte et équilibrée entre les importations et les exportations renforcée par une monnaie nationale stable, le libre choix des partenaires et des structures d'intégration, etc. Ces pays, sont-ils capables d'assumer les indépendances acquises dans leur ensemble et en avaient-ils besoin ?

      

      

      CONCLUSION

      

      Jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'Iran du Nord se trouvait sous le contrôle de l'Armée Rouge. Les projets de soviétisation hypothétique de l'Azerbaïdjan iranien échouèrent. En rencontrant le mécontentement et l'opposition des Américains et des Britanniques, l'URSS ne réussit pas à retenir cette région dans son giron. Ainsi, après avoir perdu la première « bataille » de la guerre froide, la Russie vit son avancée vers les mers « chaudes » définitivement arrêtée.

      Après la Seconde guerre mondiale, débuta une période de tensions et de confrontations entre deux visions impérialistes du monde : celle des États-Unis et celle de l'URSS. Les pays occidentaux élaborèrent plusieurs programmes contre l'Union soviétique dans le cadre de la politique d'endiguement (containment). Les travaux et les « schémas » géopolitiques de Nicholas Spykman, ont soutenu cette stratégie américaine pendant toute la période de la guerre froide. Il devint l'auteur de référence pour les architectes de cette dernière qui construisirent leur politique sur sa thèse principale reprise de Mackinder et développée dans le sens de l'importance stratégique du Rimland, le pourtour maritime de l'Eurasie, pour la puissance océanique.

      Dans la stratégie d'endiguement, un rôle important a été accordé au territoire iranien, maillon indissociable du « croissant islamique » aux confins méridionaux de l'URSS.

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


DEUXIÈME PARTIE
LES ENJEUX PÉTROLIERS DE LA MER CASPIENNE POUR LA RUSSIE

      

      

      

      

      L'intérêt de la Russie pour la région caspienne fut permanent durant des siècles bien qu'il existât des périodes où la politique russe était moins active ou dans l'expectative. À la période post-soviétique, les atouts et les positions de départ de la Russie vis-à-vis de ses voisins caspiens sont incontestables car elle est non seulement un des grands producteurs et consommateurs d'hydrocarbures, mais également détient le quasi-seul réseau de leur exportation. Or, affaiblie politiquement et économiquement, elle n'est pas en mesure de dominer seule, comme avant, dans le bassin de la Caspienne et de présenter son propre programme de développement de la région. De plus, du statut de puissance mondiale, la Russie est passée au niveau de puissance régionale. Par conséquent, elle est contrainte d'élaborer un code de cohabitation avec d'autres puissances dans son étranger proche.

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


CHAPITRE I
LA RECOMPOSITION DES RELATIONS ENTRE LA RUSSIE ET LES ANCIENNES REPUBLIQUES SOVIETIQUES CASPIENNES DANS LE DOMAINE ENERGETIQUE

      

      

      

      Depuis plus de cent ans, le pétrole fait la richesse de la région caspienne. Dès le 10e siècle, les chroniqueurs arabes mentionnaient la présence de pétrole « blanc et d'autres couleurs » sur la côte du pays Chirvan, dans la localité qui s'appelait Bakoukh [Bakou] et où s'arrêtaient les bateaux des marchands sur la route de la capitale khazar d'Itil 393 . Le célèbre voyageur vénitien Marco Polo au 12e siècle décrit aussi le pétrole de Bakou. En effectuant son voyage en Chine, il fit une escale à Bakou et fut impressionné par la quantité de « graisses inutilisables pour la nourriture » 394 .

      

      


§ 1. L'évolution de l'enjeu pétrolier de la Caspienne

      

      

      Au 19e siècle, l'Empire russe commença l'exploitation industrielle du pétrole de l'Apchéron, avant même que les États-Unis ne se lancent dans ce domaine. C'est en 1821 que les puits pétroliers peu profonds furent loués par un certain Mirzoev qui deviendra un des plus importants entrepreneurs pétroliers de l'Empire 395 . L'or noir propulsa l'Azerbaïdjan dans le tumulte de l'économie mondiale et Bakou, présenté comme le « royaume du pétrole et des millionnaires » 396 , devint le premier théâtre du boom pétrolier du monde. La même histoire et le même scénario se reproduit également aujourd'hui. L'indépendance acquise par l'Azerbaïdjan a nourri des sentiments nostalgiques sur l'âge d'or du 19e siècle.


A. – Le retour du « Grand Jeu »

      

      L'exploitation pétrolière de grande envergure prit réellement son essor à la fin du 19e siècle grâce au décret du gouvernement russe par lequel il renonça à son monopole d'État en donnant accès aux investisseurs privés à la pleine propriété des terrains. C'est ainsi que de gros industriels occidentaux apparurent dont les plus connus étaient les Rothschild et les frères Nobel.

      Au début des années 1920, la manne pétrolière toucha à sa fin pour les entrepreneurs étrangers. Le changement d'ordre social et politique en Russie et l'épuisement des puits on shore existants furent à l'origine du terme de la fin cette « première ère pétrolière ». En 1926, la propriété privée est définitivement interdite. Au début de l'ère socialiste, 70 % du pétrole soviétique provenait de la région de Bakou. Mais il déclina progressivement et en 1955 l'Azerbaïdjan ne représentait plus que 30 % des quantités produites en URSS pour arriver à 1,15 % en 1988. Cette situation était due à la découverte et à la mise en valeur des gisements sibériens.

      Après l'effondrement de l'Union soviétique, les ex-républiques soviétiques caspiennes firent leur entrée comme pays très convoités dans les relations internationales grâce aux ressources énergétiques de leur sous-sol. Les richesses naturelles devinrent le point de départ de leur développement et leur arme principale sur la voie d'une réelle indépendance.

      En principe, la Russie et l'Iran pouvaient se passer des hydrocarbures caspiens, tandis que pour les trois nouveaux États riverains l'exploitation des ressources énergétiques de la région constituait la source principale de développement des économies nationales. Or, aucun pays riverain n'était capable d'exploiter seul ses richesses. À cause de la structure géologique très complexe et de la profondeur des gisements, on ne pouvait pas compter sur les équipements obsolètes hérités de l'ère soviétique. Il fallait donc avoir recours aux producteurs occidentaux. Dans la quête d'investisseurs, chacun de ces pays tenta de valoriser ses propres atouts économiques et stratégiques, souvent au détriment de ses voisins.

      Cependant, l'enjeu de la Caspienne n'était pas seulement économique, mais également politique, ce qui rappela des souvenirs historiques datant d'il y a un siècle. À l'aube du 20e siècle, la région en question était déjà la pomme de discordes entre les deux empires puissants russe et britannique. C'est le célèbre écrivain anglais Rudyard Kipling qui évoqua le premier le « Grand Jeu » afin d'illustrer les affrontements russo-anglais en Inde, en Perse et en Afghanistan.

      Le 31 août 1907, à Saint-Pétersbourg, la Convention sur la Perse, l'Afghanistan et le Tibet partagea les sphères d'influence en Asie centrale. La Couronne britannique resta néanmoins mécontente de cette division géopolitique. Après la Révolution d'Octobre (1917), le « Grand Jeu prit une nouvelle dimension idéologique et universelle » 397 . Les troupes anglaises utilisèrent le chaos politique causé par la désintégration de l'Empire russe, et le 16 août 1918 occupèrent Bakou avec le consentement tacite du gouvernement azerbaïdjanais menacé par l'expansion bolchevique. Les compagnies britanniques se mirent d'emblée à exploiter le pétrole de la Caspienne.

      Après la Seconde Guerre mondiale, la rivalité russo-/soviéto-américaine se substitua à la rivalité russo-britannique au plan international. Le démantèlement de l'Union soviétique ramena le « Grand Jeu » là où il avait commencé : en Asie centrale et plus précisément, en région caspienne. La mise au premier plan du bassin caspien comme l'un des importants producteurs mondiaux d'énergie coïncida avec la restructuration géopolitique de l'ancien espace soviétique, avec la crise au Moyen-Orient et avec le besoin croissant, à l'échelle mondiale, de gaz naturel et de pétrole.

      Vieux de presque 150 ans, le « Grand Jeu » renaît aujourd'hui de ses cendres, mais avec un nombre accru d'acteurs, avec des enjeux évalués et des règles redéfinies. On vit apparaître la Chine comme une puissance de plus en plus présente dans cet espace stratégique. Quant à la Russie, même affaiblie, elle continue à redistribuer les cartes où les atouts et les as sont moins présents.

      Ainsi, de nos jours, le problème reste complexe et contradictoire. Plusieurs hommes politiques, diplomates et instituts spécialisés essayent de dénouer ce nœud gordien. Dès 1991, sans trop vouloir prendre en compte l'apparition des nouveaux États au bord de la mer, Moscou et Téhéran défendaient les clauses de l'« entente géopolitique » 398  de 1921 qui n'arrangeaient que les deux anciennes parties contractantes, l'URSS et la Perse, représentées actuellement par leurs successeurs la Russie et l'Iran.

      La rivalité entre les puissances dans la zone caspienne se manifeste au moins dans trois domaines : économique, géopolitique et sécuritaire. À la base de toute politique vis-à-vis de cette région stratégique se situe la stabilité intérieure des pays riverains. Les régimes autoritaires en Azerbaïdjan, au Turkménistan et au Kazakhstan ne peuvent pas durer indéfiniment. Le changement de pouvoir s'annonce douloureux et lourd de conséquences imprévisibles, notamment au Turkménistan. Confrontés aux multiples problèmes politiques, économiques et sociaux, les jeunes États riverains sont impatients de voir exploiter leurs gisements d'hydrocarbures. Tous placent beaucoup d'espoirs dans les exportations de leurs richesses énergétiques qui, entre autres, devraient également faire durer leurs régimes.

      Pour cela, ils invitèrent les compagnies étrangères à partager le gâteau caspien : anglaises, américaines, norvégiennes, italiennes, russes, françaises, turques, japonaises. Les contrats pétroliers avec elles se multiplièrent. Cependant, il ne suffisait pas de trouver les hydrocarbures, encore fallait-il les exporter. Le déverrouillage de la Caspienne posa ainsi un véritable casse-tête géopolitique.

      Vu la situation précaire des économies nationales des pays issus de la dissolution de l'ex-URSS, les consortiums transnationaux acquirent de plus en plus de droits sur les gisements d'hydrocarbures caspiens. Parmi les États riverains, c'est l'Azerbaïdjan qui prit la tête de la liste des investissements étrangers dans le secteur pétrolier. Le Kazakhstan est le deuxième pays clé régional qui concentre sur lui l'attention particulière des acteurs du « Grand Jeu ». Pour faire avancer leur « œuvre de prédilection » – le pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyan – ces derniers, notamment les Américains, utilisèrent habilement les contradictions existantes dans les relations russo-azerbaïdjanaises et russo-géorgiennes. Il s'agit, par excellence, du soutien russe sans compromis aux Arméniens et aux Abkhazes dans les dossiers du Haut-Karabakh et de l'Abkhazie. Le rôle du Turkménistan et de l'Iran est marginal, dans une certaine mesure, pour des raisons que nous évoquerons ultérieurement.

      


B. – La mer Caspienne dans le développement énergétique mondial

      

      Au début des années 1990, on pronostiquait que la consommation mondiale d'hydrocarbures devrait croître de quelques 39 % en seize ans (1993-2010). Les pays industrialisés sont les premiers consommateurs d'énergie. Cette augmentation de leur besoin en hydrocarbures induit parallèlement la dépendance vis-à-vis des régions productrices, notamment du Moyen-Orient traditionnellement très instable, qui à lui seul regroupait les deux tiers des réserves connues de pétrole. La quête de nouvelles sources d'approvisionnement en hydrocarbures était plutôt stratégique qu'économique, car le Moyen-Orient occupe la première place dans le peloton d'extraction du pétrole le moins cher.

      Dans cette perspective, le bassin caspien représente une variante prometteuse de diversification en matière d'approvisionnement en hydrocarbures tant demandés. L'attractivité de cette région est également conditionnée par le fait qu'il se situe dans le prolongement des gisements pétro-/gazifières du Proche-Orient et de l'Iran. À l'époque soviétique, les prospections des ressources pétrolières de la Caspienne étaient négligées à cause du coût d'extraction élevé lié à la profondeur importante des gisements. Par comparaison, la fourniture d'une tonne de combustible du golfe Persique aux marchés revient de 3 à 5 dollars tandis que celle de l'Azerbaïdjan s'élève à 17 dollars 399 . C'est la raison pour laquelle la préférence fut donnée aux réserves de Sibérie dont le coût de revient était plus intéressant du point de vue de la rentabilité économique.

      

      Tableau n° 1

      La répartition des réserves pétrolières caspiennes entre les pays riverains,

      estimations occidentales (juillet 2005)

      

      

Pays Réserves pétrolières prouvées, milliards de barils (tonnes) Réserves possibles Total milliards de barils (tonnes)

estimation basse estimation haute
estimation basse estimation haute






Russie* 0,3 (0,04) 7 (0,96) 7,3 (1,0)
Kazakhstan 9 (1,23) 29 (3,97) 92 (12,6) 41 (5,62) 61 (8,36)
Azerbaïdjan 7 (0,96) 12,5 (1,71) 32 (4,38) 39 (5,34) 44,5 (6,10)
Turkménistan 0,546 (0,07) 1,7 (0,23) 38 (5,21) 32,546 (4,46) 33,7 (4,62)
Iran* 0,1 (0,01) 15 (2,05) 15,1 (2,07)
Ouzbékistan 0,3 (0,04) 0,594 (0,08) 2 (0,27) 32,3 (4,42) 32,594 (4,46)






Total 17,25 (2,363) 43,79 (6) 186 (25,5) 167,25 (22,9) 171,79 (23,5)

      * uniquement la région caspienne.

      Source: Country Analysis Brief: Caspian Sea Region. Washington, U.S. Department of Energy, Energy Information Administration, July 2005.

      

      C'est après la disparition de l'ex-URSS qu'on commença à parler des réserves colossales du bassin caspien qui pourraient concurrencer le golfe Persique. Le plateau continental de la mer s'avéra une des plus riches régions pétrolifères du monde. Selon certaines estimations des spécialistes occidentaux, les réserves prouvées de pétrole sont de 2,36 à 6 milliards de tonnes (17,25 à 43,79 milliards de barils), celles de gaz naturel de 6,57 trillions de m³. Une double rivalité commença entre d'une part les compagnies étrangères pour obtenir les meilleurs contrats et de l'autre, entre les pays riverains.

      

      

      

      

      Tableau n° 2

      La répartition des réserves gazières caspiennes entre les pays riverains,

      estimations occidentales (juillet 2005)

      

      

Pays Réserves gazières prouvées, trillions de m³ Réserves possibles Total trillions de m³

estimation basse estimation haute
estimation basse estimation haute






Russie* n/a n/a n/a
Kazakhstan 1,84 - 2,49 - 4,33
Azerbaïdjan 0,85 - 0,99 - 1,84
Turkménistan 2,01 - 4,50 - 6,51
Iran* 0 - 0,31 - 0,31
Ouzbékistan 1,87 - 0,99 - 2,86
Total 6,57 - 9,28 - 15,85

      * uniquement la région caspienne.

      D'après Country Analysis Brief : Caspian Sea Region. Washington, U.S. Department of Energy, Energy Information Administration, July 2005.

      

      Ces chiffres subissent en permanence des corrections et des précisions. Les estimations des réserves énergétiques de la Caspienne sont très différentes et les spéculations nombreuses. Les Américains révèlent des chiffres montant jusqu'à 195 milliards de barils (26,7 milliards de tonnes), tandis que dans l'industrie pétrolière on parle de quelques 25 à 35 milliards de barils (3,4 à 4,8 milliards de tonnes). Les experts les plus rigoureux de l'U.S. Department of Energy estiment que le potentiel réel de la Caspienne en pétrole se situe entre 17,2 et 44,2 milliards de barils (2,4 à 6 milliards de tonnes) et pour le gaz naturel entre 6,6 et 9,3 trillions de m³. Selon le département d'État américain, le bassin caspien représente 16 % des réserves mondiales d'hydrocarbures. L'Institut international des recherches stratégiques basé à Londres avançait encore le chiffre de 3 % en 1998.

      

      Tableau n° 3

      Les réserves prouvées des pays caspiens en matière du pétrole (2004)

      

      

Pays Volumes, milliards de tonnes Parts dans les réserves mondiales, %
Russie 9,9* 6,1
Iran 18,2* 11,1
Kazakhstan 5,4 3,3
Azerbaïdjan 1,0 0,6
Turkménistan 0,1 -
Ouzbékistan 0,1 -

      * Les réserves du bassin caspien ne sont pas distinguées.

      Source : BP AMOCO, Statistical Review of World Energy 2004.

      

      

      Selon la Statistical Review of World Energy, les réserves totales de pétrole des pays caspiens sont estimées à 34,7 milliards de tonnes soit 21 % du total mondial dont la plus grande part revient à l'Iran (18,2 milliards de tonnes) suivie par la Russie (9,9) et par le Kazakhstan (5,4). En dépit du fait que l'Azerbaïdjan dispose proportionnellement de moins de réserves, ce sont ses ressources qui ont suscité le plus de problèmes et de convoitises.

      Pour l'UE, la quantité de pétrole caspien est estimée à 7 à 14 milliards de tonnes 400 . D'ailleurs, certains centres analytiques au sein même des États-Unis, comme, par exemple, l'Institut des études politiques James Becker (Texas), avancent des chiffres similaires, voire inférieurs (2,7 %), à ceux de leurs homologues européens. La chercheuse russe E. Mitiaeva estime qu'il n'est pas correct de comparer les réserves énergétiques du Golfe et de la Caspienne compte tenu du fait que les pronostics les plus « optimistes » pour la Caspienne ne sont que de 60 à 140 milliards de barils (8,2 à 19,2 milliards de tonnes), tandis que la seule Arabie saoudite en possède 269 milliards de barils (36,9 milliards de tonnes) 401 . Pour la comparaison, les réserves pétrolières prouvées du golfe Persique sont de 98 milliards de tonnes soit 57 % des réserves mondiales (2004) 402 .

      Il faut également y ajouter les ressources considérables de gaz naturel qui peuvent se monter à 15,85 trillions de m³. Les réserves mondiales de « combustible bleu » sont estimées à 138,3 trillions de m³ dont pour la Russie – 48, pour le golfe Persique – 69,7 trillions de m³ (dont pour l'Iran – 27,5 trillions de m³) soit 45 % des réserves mondiales 403 .

      Ainsi, les réserves prouvées de la Caspienne ne peuvent être comparées qu'à celles de la mer du Nord (2,3 milliards de tonnes) ou des États-Unis (environ 3 milliards de tonnes). Le chercheur de Caspian Studies Program de l'Université de Harvard avance également la même hypothèse 404 . Néanmoins, l'enjeu n'est pas moins considérable. Quant aux ressources gazières, elles sont comparables à celles de l'Arabie saoudite – 6,65 trillions de m³ (2004) 405 . Autrement dit, les rumeurs selon lesquelles la Caspienne est un nouveau golfe Persique sont exagérées. En revanche, le bassin caspien peut être considéré comme une importante source

      

      alternative d'approvisionnement supplémentaire des marchés mondiaux, notamment américain, au cas où la situation au Moyen-Orient se dégraderait.

      L'écart important entre les nombreuses estimations sur les réserves énergétiques caspiennes n'est pas fondé sur différentes modalités de calculs. Les raisons principales, par excellence, reposent sur les politiques poursuivies par les puissances, notamment les États-Unis et la Russie. Il existe également des dessous spéculatifs boursiers consistant à augmenter consciemment les estimations afin de valoriser davantage les cotations. Avant de commencer l'extraction du pétrole, il est nécessaire d'obtenir les droits de prospection et d'exploitation des gisements. À ce stade, ceux-ci peuvent déjà apporter des dividendes. Par exemple, après la signature des contrats concernant l'exploitation des champs pétroliers de la Caspienne, British Petroleum enregistra une hausse de ses actions en bourse. Cela signifie qu'en matière de spéculations boursières, l'espérance du pétrole était souvent plus importante que son extraction même 406 . Pour en conclure, ce n'est pas le pétrole réel qui pesait sur le jeu boursier, mais les estimations attendues. Le fait de posséder des droits d'exploration des gisements est déjà susceptible d'apporter des dividendes aux compagnies pétrolières.

      Il existe également une autre hypothèse. Les compagnies occidentales traînent dans l'exploitation réelle des ressources énergétiques de la Caspienne pour attendre une hausse importante des prix du pétrole prévue en 2006-2012. À cette étape, elles pensent pouvoir obtenir un contrôle maximal sur les gisements. Quand les prix seront en hausse, l'Occident aura réellement besoin du pétrole caspien et la production croîtra 407 . Or, de nos jours on peut constater que la hausse des prix du pétrole est arrivée un peu plus tôt que prévue par les estimations, en accompagnant la deuxième guerre d'Irak. Ainsi, la Caspienne dispose certainement d'une quantité significative de pétrole. La question qui se pose est la suivante : « L'Occident a-t-il besoin aujourd'hui de l'or noir extrait dans cette région convoitée ? ». Est-ce pour cette raison qu'aucun pays caspien n'a enregistré à court terme les milliards de dollars d'investissements directs promis par les compagnies internationales.

      Le « Grand Jeu » démontre la façon dont les luttes politiques s'entremêlent avec le jeu énergétique en reléguant celui-ci à l'arrière plan. Dès la deuxième moitié des années 1990, les estimations subirent des corrections significatives et la situation changea. D'après plusieurs spécialistes, les réserves du sous-sol azerbaïdjanais, s'avérèrent, en réalité, surestimées par les Américains 408 . On a déjà enregistré plusieurs cas de déception des compagnies étrangères causés par les résultats de forages : certains gisements étaient gazifères, les autres stériles. C'est la raison pour laquelle on ajourna à maintes reprises l'extraction réelle du pétrole prévue par le « contrat du siècle ». En 1998, la compagnie américaine Pennzoil qui dirigeait la Caspien International Petroleum Company, abandonna les travaux d'exploration du champ Karabakh après trois forages infructueux. La North Apsheron Operating Company dirigé par British Petroleum procéda de la même manière 409 . Cela permet de dire que dans les gisements de naphte azérbaïdjanais il y a plus de politique que de pétrole. Comme le dit T. Adams, le premier président de l'AIOC (Azerbaijan International Operating Companyhttp://www.bp.com/extendedgenericarticle.do?categoryId=2010344&contentId=2008027), les « chiffres publiés et surestimés du volume éventuel des réserves pétrolières de la région caspienne ont plutôt un rapport à la politique qu'à la géologie » 410 .

      En revanche, de nouveaux gisements furent prospectés au nord de la Caspienne, dans les secteurs russe et kazakhstanais. Par exemple, dans la partie russe, les estimations des réserves pétrolières, selon les experts russes, montent désormais jusqu'à 600 millions de tonnes, soit l'équivalent de celles des gisements azerbaïdjanais Azéri, Tchirag et Gunechli ensemble (640 millions de tonnes), et qui, en 1995, firent l'objet du « contrat du siècle » entre Bakou et des compagnies pétrolières occidentales 411 .

      Dans les meilleures conditions, en 2010, la production pétrolière du bassin caspien ne représenterait que 3 à 4 % de la production mondiale, tandis que celle du Venezuela atteindrait 7 à 8 % et celle du Proche-Orient 25 à 35 %. On se heurterait également au problème de la rentabilité économique des gisements caspiens. Le coût de revient du pétrole extrait est quelquefois plus élevé que celui du Moyen-Orient à cause des conditions géologiques, du manque d'infrastructures nécessaires pour l'acheminement du pétrole et de l'instabilité politique de la région 412 .

      

      

      

      Tableau n° 4

      La production de pétrole dans les pays caspiens (1994-2004)

      

      

Pays Années Parts dans la produc. mond.

1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 %













Russie 317,6 310,8 302,9 307,4 307,3 304,8 323,3 348,1 379,6 421,4 458,7 11,9
Iran 185,0 185,5 186,6 187,0 190,8 178,1 189,4 184,4 168,6 197,9 202,6 5,2
Ouzbékistan 5,5 7,6 7,6 7,9 8,2 8,1 7,5 7,2 7,2 7,1 6,6 0,2
Turkménistan 4,2 4,1 4,4 5,4 6,4 7,1 7,2 8,0 9,0 10,0 10,1 0,3
Kazakhstan 20,3 20,6 23,0 25,8 25,9 30,1 35,3 40,1 157,3 153,0 149,9 3,9
Azerbaïdjan 9,6 9,2 9,1 9,2 11,4 13,8 14,0 14,9 15,4 15,5 15,7 0,4

      Source : BP AMOCO, Statistical Review of World Energy 2004.

      

      La donne peut également changer après la normalisation de la situation en Irak. Les réserves prouvées de la Caspienne ne font aucune concurrence à celles de l'Irak. Ce pays dispose de ressources de pétrole prouvées colossales qui atteignent au moins 115 milliards de barils (15,75 millions de tonnes), soit 11 % des réserves mondiales. Les avantages des gisements irakiens sont évidents : conditions géologiques favorables, proximité des marchés et des réseaux de transport, coût de revient bas. C'est pourquoi, l'éventuel retour de l'Irak sur le marché mondial est susceptible de faire baisser sensiblement les prix du pétrole.

      Ainsi, dès la fin de l'URSS, les hydrocarbures du bassin caspien suscitèrent un débat géopolitique et géoéconomique entre les différents acteurs intéressés. Tout cela se déroula sur fond d'émergence et de constitution de nouveaux pays, qui firent d'emblée du contenu de leur sous-sol l'outil principal de leur fragile indépendance.

      


C. – La politique contradictoire russe dans le bassin de la mer Caspienne

      

      Une fois émancipés et le « Grand Jeu » lancé, le Kazakhstan, l'Azerbaïdjan et le Turkménistan profitèrent de la faiblesse stratégique de leur voisine septentrionale pour trouver d'autres pôles d'attraction. En manque d'expérience dans le domaine de la politique étrangère, ils s'appuyèrent d'emblée sur l'Occident qui leur semblait être un gage de développement économique et de préservation des indépendances acquises. Cette réorientation des politiques étrangères devait résoudre deux problèmes majeurs : économique et politique. C'est la raison pour laquelle Moscou s'inquiéta de l'arrivée d'autres acteurs dans cette région historiquement proche et chère aux Russes.

      Pour le Kremlin, les défis lancés sont lourds de conséquences économiques et politiques indésirables. La présence des puissances mondiales dans son étranger proche, dont la région caspienne fait partie, est considérée comme une menace à la sécurité nationale. Dès la parade des souverainetés, Moscou tenta de trouver une certaine convergence entre les intérêts politico-économiques et, en particulier sécuritaires, mais les résultats obtenus ne furent pas spectaculaires. La capitale russe avança son argument de « programme », celui de jouer le rôle de garant de la sécurité dans l'ancien espace soviétique. Par ailleurs, la mission de médiation reste toujours un des principaux instruments de la politique russe dans son étranger proche.

      La Russie était également désireuse de se charger de la garantie de la sécurité des voies de transport, y compris des pipelines. Jusqu'à la dernière décennie du 20e siècle, la Russie garda le monopole de l'acheminement des hydrocarbures via son territoire. Elle avait également le privilège d'être le fournisseur et le distributeur principal des technologies pour les industries républicaines.

      Dans les années 1990, la politique incohérente du département russe des affaires étrangères vis-à-vis de la région caspienne eut peu de points de convergence avec les actions des hommes d'affaires et des compagnies pétrolières russes. Ces dernières se rendirent vite compte que le développement rapide du secteur des hydrocarbures en collaboration avec les géants pétroliers étrangers, fournisseurs principaux de technologies avancées et de crédits, ouvrait devant elles des perspectives prometteuses.

      Après 1995, Moscou encouragea la pénétration des compagnies pétrolières nationales (Loukoïl, Gazprom, Rosneft, Transneft) dans de multiples « projets du siècle » qui commençaient à se réaliser dans les anciennes républiques soviétiques caspiennes. Cette « avant-garde » était censée véhiculer la politique officielle du Kremlin dans la région. Or, les intérêts économiques des géants russes prévalurent souvent sur les intérêts politiques du pays qu'ils représentaient. Cela eut comme conséquence la divergence entre leurs actions pratiques et la position du gouvernement russe. Ils menaient des politiques souvent autonomes, sans tenir compte des intérêts stratégiques de l'État russe. Parallèlement, ils exerçaient une influence sur la ligne gouvernementale officielle. Ainsi ils apportaient des correctifs à cette ligne en la rapprochant de la réalité géopolitique de la région. De cette façon, il se créa une certaine interactivité entre le Kremlin et les compagnies pétrolières russes.

      Les frontières méridionales de la partie européenne de la Russie coïncident avec la région caspienne dans son sens le plus large. On les appelle souvent le « ventre mou », à l'instar des Balkans pour l'Europe occidentale. La Caspienne englobe un large éventail d'intérêts nationaux russes. La dernière décennie fit apparaître de nouveaux types de menaces tels que le terrorisme international et l'extrémisme religieux conjugués à de multiples conflits ethniques locaux et régionaux. C'est pourquoi Moscou est intéressée par la normalisation rapide de la situation politique en Transcaucasie et en Asie centrale. C'est également la raison pour laquelle la capitale russe s'oppose à la démilitarisation de la Caspienne. La paix et la stabilité aux confins méridionaux de la Russie dépendront du développement des événements dans cette région stratégique.

      Les manœuvres de la Caspienne, organisées régulièrement par l'état-major russe, servent non seulement au renforcement de la flotte nationale, mais également à l'élaboration d'une ligne politique à l'égard d'autres pays riverains. Par exemple, à la suite des négociations infructueuses du sommet des chefs d'État à Achkhabad en 2002, V. Poutine lança la préparation d'exercices militaires déjà programmées, en laissant échapper : « Ce sont de mauvais négociateurs » 413 . Cette démonstration de force fut prise par ses voisins, entre autres, comme une menace directe à leur encontre. Dans les prochaines décennies, en dépit de son malaise économique et conjoncturel actuel, la Russie possède un potentiel intérieur susceptible de la propulser dans un rôle important dans cette région stratégique. Elle détient encore dans son arsenal des leviers qui lui permettraient de conserver un contrôle plus ou moins important sur un territoire considéré comme partie intégrante de son « arrière-cour ».

      L'intérêt de la Russie pour le pétrole et le gaz caspiens se manifeste en cinq axes :

      l'exploitation des ressources énergétiques de son propre secteur caspien ;

      la participation active des compagnies russes dans l'exploitation des gisements pétroliers et gaziers des États caspiens ;

      l'acheminement des hydrocarbures des pays riverains vers les marchés mondiaux par les oléoducs qui traversent son territoire ;

      l'achat de pétrole et de gaz naturel chez ses voisins caspiens pour satisfaire ses besoins intérieurs ;

      la garantie de la sécurité écologique.

      Les compagnies russes apparurent relativement tard dans les pays caspiens. Cela s'explique par de nombreuses raisons : la restructuration des domaines pétrolier et gazier, le processus de privatisation de ces secteurs, le manque de technologies avancées et de gros moyens d'investissement, l'appréhension de participer à des projets d'exploitation de gisements dont les réserves prouvées étaient douteuses, l'habitude de s'investir dans les zones d'exploration traditionnelle (Oural, Sibérie) au sein de la Fédération de Russie, l'instabilité politique dans la région (Tchétchénie, Haut-Karabakh, l'affrontement arméno-azéri, etc.), le statut de la Caspienne non résolu, etc.

      Dans le futur, on peut pronostiquer que la participation des compagnies russes dans différents projets de la Caspienne sera en hausse. Pendant la dernière décennie, plusieurs d'entre elles sont devenues financièrement stables et fortes et ne cèdent guère aux compagnies occidentales par leur potentiel d'investissement. Pour réussir, elles ont l'atout incontestable de la proximité géographique. De surcroît, peu à peu le volume des réserves énergétiques se précise et suscite l'intérêt des géants pétroliers russes qui, semble-t-il, n'aiment pas trop prendre de risques. Ainsi, dans les années futures, la rivalité entre les compagnies russes et occidentales en Azerbaïdjan, au Kazakhstan et sans doute au Turkménistan deviendra plus âpre.

      

      CONCLUSION

      

      Après le démembrement de l'Union soviétique, la région caspienne connut un second « Grand Jeu » qui se distingua du premier par le nombre accru d'acteurs et par des règles réévaluées. Au lieu de l'Angleterre du début du siècle passé, la Russie se trouva confrontée à plusieurs États de différents poids géopolitiques. Le facteur des hydrocarbures devint d'emblée l'arme principale des nouveaux pays indépendants pour s'affirmer sur la scène internationale.

      Vu leur importance stratégique, le pétrole et le gaz caspiens représentent dans le « Grand Jeu » un enjeu politique plutôt qu'économique. Au cours des années 1990, la politique russe à l'égard de la région Caspienne ne fut pas constructive et logique. La brèche se creusa entre la ligne officielle du pays et les compagnies pétrolières nationales qui agissaient souvent en acteurs indépendants. Cette tendance eut finalement un impact bénéfique sur la politique de l'État russe en la rendant plus pragmatique et en la rapprochant des réalités géostratégiques de la région.

      Dans la région caspienne, Moscou essaye désormais de construire sa politique « pétrolière » en misant sur la participation à de nombreux projets concernant l'exploitation, l'acheminement, la commercialisation et l'achat des ressources énergétiques. La Russie ne renonce pas non plus à ses droits sur son étranger proche et continue à s'imposer en qualité de garant de sa sécurité. Ainsi, la rivalité entre les compagnies occidentales et russes pour obtenir la meilleure part augmentera vraisemblablement dans les prochaines années.


§ 2. L'exploitation des gisements de l'Azerbaïdjan : source de problèmes géopolitiques

      

      

      C'est en Azerbaïdjan qu'on découvrit, à l'époque aussi bien impériale que soviétique, la plupart des gisements pétroliers de la Caspienne. Ce n'est pas par hasard qu'il commença le premier la mise en valeur du plateau continental caspien. Depuis 1994, sur la vague du deuxième boom pétrolier, la capitale azerbaïdjanaise a signé plus de 20 contrats pétroliers avec des compagnies étrangères, principalement américaines. Ces contrats concernaient un secteur de la mer dont les limites étaient unilatéralement définies par Bakou. Cette circonstance représenta la source de nombreux problèmes et polémiques avec l'Iran et le Turkménistan, qui ne sont toujours pas résolus jusqu'à présent.

      


A. – Le pétrole comme priorité nationale : le « contrat du siècle »

      

      L'adjudication des droits d'exploitation des champs pétroliers du secteur azerbaïdjanais commença en 1990, juste avant le démantèlement de l'URSS. Ce fut la compagnie américaine Amoco (40 %) qui remporta ce premier appel d'offres. L'URSS reçut une part similaire et les 20 % restant revinrent à l'Azerbaïdjan. Cependant, en automne 1991, le président azerbaïdjanais A. Moutalibov prit la décision de déposséder Moscou de sa participation. Cette ligne fut poursuivie par son successeur, le nationaliste proturc A. Eltchibeï qui peina à faire entrer la Turquie (Turkish Petroleum) dans le partage de ses gisements pétroliers 414 . Par cette politique, les leaders azéris cherchèrent à s'appuyer sur les pays occidentaux pour contrebalancer les influences russe et iranienne ainsi que pour trouver une solution à la crise du Haut-Karabakh en leur faveur.

      L'année 1993 fut très mouvementée pour l'Azerbaïdjan. Le pays se retrouva pris dans des luttes intestines violentes. D'un côté, les troupes arméniennes du Haut-Karabakh menaient avec succès la contre-offensive, débutée au printemps. De l'autre, le général rebelle S. Housseïnov commença à marcher sur Bakou en mettant le pays au bord d'une guerre civile purement azérie. En conséquence, A. Eltchibeï fut contraint de quitter le pouvoir. Cela se produisit deux semaines avant la signature, prévue à Londres, de la Déclaration sur l'exploration commune des gisements pétroliers entre la Compagnie pétrolière d'État Azérineft et les géants pétroliers occidentaux (le 12 juin 1993). H. Aliev, l'ancien dirigeant de l'époque soviétique, reprit les rênes du pouvoir en Azerbaïdjan et ajourna la signature du contrat afin d'en revoir certaines clauses.

      Le retour dans la grande politique de H. Aliev changea la donne du gouvernement azerbaïdjanais au profit de la Russie. Le 23 octobre 1993, Bakou céda 10 % de sa part initiale de 30 % dans le consortium à la compagnie russe Loukoïl. Ainsi, la Russie eut accès à l'exploration commune des ressources pétrolières de l'Azerbaïdjan. Éprouvant des difficultés financières, le gouvernement azerbaïdjanais voulut procéder de la même manière avec l'Iran en cédant encore 5 % à Téhéran. Diplomate habile, Aliev-père essayait de cette façon de regagner la bienveillance de ses deux puissants voisins et d'améliorer des relations bilatérales très affectées par ses prédécesseurs. Il les courtisait également pour obtenir des concessions politiques susceptibles de modifier, en échange de pétrole, leur donne régionale dans le conflit du Haut-Karabakh. Aux yeux des Azéris, la Russie comme l'Iran étaient considérés comme les alliés les plus proches de l'Arménie dans la région.

      Cependant, le geste de Bakou envers Téhéran rencontra l'opposition farouche des États-Unis. En fin de compte, H. Aliev finit par renoncer à sa promesse 415 , ce qui altéra les relations bilatérales irano-azéries. L'Iran réduit ses importations de produits pétroliers provenant de l'Azerbaïdjan, ainsi que ses livraisons de matières premières à l'enclave de Nakhitchevan 416 . Pourtant il serait logique de voir l'Iran utiliser sa double fonction de producteur et de transitaire d'hydrocarbures renforcée par son savoir-faire acquis grâce à une longue tradition pétrolière, au profit du renforcement de son influence régionale.

      Le 20 septembre 1994 fut signé le premier contrat, baptisé « contrat du siècle », entre l'Azerbaïdjan et les compagnies occidentales pour un montant de 7,5 milliards de dollars. SOCAR (State Oil Company of Azerbaijan Republic) et les 19 compagnies, représentant douze pays, participèrent à la signature du contrat relatif à l'exploitation des gisements offshore du secteur azerbaïdjanais de la Caspienne. Ce « contrat du siècle » concernait les trois champs pétroliers en eau profonde d'Azéri, de Tchirag et de Gunechli. Pour leur exploitation fut créée l'Azerbaijan International Operating Company (AIOC) dont les parties prenantes à l'heure actuelle sont :

      

      

      

      Tableau n° 5

      Les parts des compagnies dans le consortium Azéri-Tchirag-Gunechli (1999)

      

      

Compagnies Pays Parts dans la compagnie
Amoco États-Unis 17,01 %
Unocal* États-Unis 10,05 %
Pennzoil États-Unis 4,82 %
Exxon États-Unis 8,0 %

Total États-Unis 40,11 %
British Petroleum (BP) Grande Bretagne 17,13 %
Ramco Grande Bretagne 2,08 %
Statoil Norvège 8,56 %
Socar Azerbaïdjan 10 %
Loukoïl** Russie 10 %
Turkish Petroleum (TPAO) Turquie 6,75 %
Itochu Japon 3,92 %
Delta Hess Arabie saoudite 1,68 %

      * En avril 2005, ChevronTexaco a acquis la compagnie Unocal. Un changement parmi les participants au projet se produira à la fin de l'année en cours.

      ** En 2004, Loukoïl a cédé ses parts dans le consortium à INPEX Corporation (Japon).

      Source: http://www.caspinfo.ru/data/2000.htm/000586.htm.

      

      Devant les nombreuses interrogations que les ressources énergétiques et leur exploration suscitaient (statut de la Caspienne, appartenance des gisements, voies de transport, etc.), l'Azerbaïdjan se rendit compte petit à petit que la participation de la Russie aux projets pétroliers servirait de gage à leur légitimité. Cette participation eut une double résonance dans la classe politique russe.

      Les uns (nationalistes, conservateurs, libéraux démocrates) prônaient que la Russie (les compagnies russes) devait éviter toute participation dans de pareils projets avant l'adoption de la Convention sur le statut juridique de la Caspienne. En procédant ainsi, le Kremlin pourrait faire pression sur Bakou afin d'obtenir de meilleures positions économiques et politiques. Avant la conclusion du « contrat du siècle », Moscou tenta d'empêcher la participation des compagnies étrangères dans l'exploration des sous-sols de l'Azerbaïdjan. Des efforts diplomatiques furent gaspillés pour saboter la création des consortiums internationaux au lieu de chercher des solutions de participation des sociétés russes dans ces projets prometteurs.

      Les autres (atlantistes, forces droites, lobby pétrolier) affirmaient qu'en s'abstenant de participer, Moscou se trouverait complètement privée d'une quelconque part du « gâteau pétrolier » azerbaïdjanais. Nous estimons que cette seconde opinion reflétait davantage la réalité de la période. Cette approche économique pragmatique adoptée par Moscou défendit mieux les intérêts de la Russie dans les circonstances présentes.

      Après le « contrat du siècle », l'Azerbaïdjan signa plus d'une vingtaine d'autres contrats pétroliers. Le montant des investissements doit atteindre le seuil des 50 milliards de dollars jusqu'à 2015.

      Le 10 novembre 1995, fut conclut le contrat concernant le gisement Karabakh, à 120 km de l'Apchéron, d'un coût total de 1,7 milliard de dollars. Les intérêts de la Russie furent assurés par la participation de Louköil propriétaire de 32,5 % des actions. En effet, cette dernière dispose en propre de 7,5 % des parts du consortium et de 25 % par l'intermédiaire d'une société mixte russo-italienne, constituée avec Agip.

      

      Tableau n° 6

      Les parts des compagnies dans le consortium Karabakh

      

      

Compagnies Pays Parts dans la compagnie, %



SM Loukoïl-Agip Russie - Italie 50 % (25 :25)
Pennzoil États-Unis 30
Loukoïl Russie 7,5 % (32,5)*
Socar Azerbaïdjan 7,5
Agip Italie 5 % (30)*

      * Les parts totales de Loukoïl et d'Agip séparées.

      Source : http://www.azer.com.

      

      Quelques mois plus tard, le 4 juin 1996, s'organisa un troisième consortium pour l'exploitation du gisement gazifère sous-marin de Chah Deniz, à 40-50 km de Bakou, pour un coût total de 4 milliards de dollars.

      

      Tableau n° 7

      Les parts des compagnies dans le consortium Chah Deniz

      

      

Compagnies Pays Parts dans la compagnie, %
British Petroleum (BP) Grande Bretagne 25,5
Statoil Norvège 25,5
Loukoïl Russie 10
SOCAR Azerbaïdjan 10
INOC Iran 10
Elf Aquitaine France 10
Turkish Petroleum (TPAO) Turquie 9

      Source: Alexander's Gas and Oil Connections. Company news : Central Asia. (http://www.gasandoil.com).

      

      Depuis 1997, l'Azerbaïdjan a entamé la prospection des gisements situés dans les basses eaux et sur la presqu'île d'Apchéron. Bakou était désireux de faire exploiter ces secteurs par des sociétés mixtes où la part azerbaïdjanaise aurait pu être plus importante (51 %). En pleine crise économique, en dépit de projets et de programmes grandioses, la jeune république ne réussit pas encore à enregistrer de résultats économiques suffisants pour assurer sa participation majoritaire dans les nouveaux consortiums. Le pays manquait chroniquement de ressources propres intérieures excédentaires pour les gros investissements. De plus, Bakou réalisa qu'il était encore trop tôt pour percevoir le flux de la manne des pétrodollars si attendu. En fin de compte, la capitale azerbaïdjanaise céda, cette fois encore, devant les compagnies occidentales.

      En effet, les compagnies étrangères investirent très peu dans la branche de l'industrie pétrolière locale qui produisait les équipements pour le forage et pour l'extraction du pétrole 417 . À l'époque soviétique, l'Azerbaïdjan fournissait 70 % des équipements pour l'industrie pétrolière soviétique 418 . En règle générale, les multinationales effectuent des milliards de dollars d'investissements dans leurs propres projets liés au pétrole. Ainsi, les autres domaines de l'économie éprouvent une pénurie d'investissements.

      


B. – La participation des compagnies russes dans les projets pétroliers de l'Azerbaïdjan

      

      Au milieu des années 1990, les compagnies russes s'activèrent non seulement dans le secteur russe de la Caspienne, mais aussi en reconsidérant leur politique, elles se lancèrent dans des projets d'exploration et d'exploitation qui se réalisèrent dans les autres pays caspiens. La participation à l'élaboration et à la construction de nouvelles voies d'acheminement des hydrocarbures caspiens devint également prioritaire 419 . Ce regain d'activité se produisit avec l'encouragement de l'État russe. Les deux pays visés étaient l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan. Le marché turkmène restait encore fermé à cause du régime politique local et des divergences politico-économiques entre la Russie et le Turkménistan.

      La présence russe en Azerbaïdjan est assurée par la compagnie Loukoïl qui a des actions dans les deux consortiums internationaux : 32,5 % dans celui du Karabakh et 10 % (avec Agip) pour le Chah Deniz. Avant 2003, le géant russe avait également 10 % de parts dans l'exploration des gisements pétroliers Azéri, Tchirag et Gunechli qui firent l'objet du fameux « contrat du siècle » et suscitèrent de nombreuses interrogations dans la classe politique de la Russie. L'apparition de la seule compagnie pétrolière russe Loukoïl dans les projets concernant le secteur azerbaïdjanais fut très tardive. Cela refléta toute la perplexité et l'absence de coordination de la politique russe vis-à-vis de cette ancienne périphérie. Cette intervention de Loukoïl dans le « projet du siècle », comme on l'a déjà évoqué, se fit « grâce » à Socar qui céda 10 % de sa part dans l'AIOC au géant russe. Ce pas suscita l'irritation des partenaires occidentaux de l'Azerbaïdjan désireux de voir la Russie totalement mise à l'écart du projet. Cet acte fit la preuve de la volonté de Bakou de normaliser ses relations avec sa voisine septentrionale. La capitale azerbaïdjanaise argumenta l'association russe au consortium par la nécessité de voir ce dernier fonctionner normalement. En effet, la participation de la Russie dans le projet était une sorte de garant « symbolique » pour la légitimité de l'exploitation des gisements.

      Loukoïl finit par vendre ses parts à la compagnie nippone Inpex Corporation (2003) dans le cadre de la restructuration de sa société 420 . Les dessous de cette vente reposaient, d'une part, sur la stratégie de la compagnie géante qui souhaitait se débarrasser des projets dans lesquels elle ne se figurait pas en qualité d'opérateur principal 421 . 10 % représente une part trop juste face à d'autres participants, notamment américains, possédant un poids plus important dans la prise des décisions. D'autre part, il existe sans doute des raisons politiques à ces décisions, car le pétrole extrait des gisements en question est destiné à rentabiliser l'oléoduc « turco-américain » Bakou-Ceyan qui contourne le territoire russe. Enfin, Loukoïl investit beaucoup dans des projets alternatifs de désenclavement de la Caspienne en Bulgarie et en Ukraine qui font concurrence à cet oléoduc.

      Parallèlement à ce retrait, Loukoïl obtint également 80 % des actions dans les travaux de prospection du gisement Ialama avec la Socar. En effet, Loukoïl avait la licence sur le gisement Ialama-Samourski adjacent au bloc Ialama qui se trouve dans le secteur azerbaïdjanais. En 2002, la compagnie russe réunit ces deux blocs en obtenant 60 % des parts. Plus tard, la Socar céda 20 % de ses actions au profit de Loukoïl 422 . Cet exemple démontre une fois de plus comment se réalisent dans la pratique les nouvelles approches russes par rapport à ses voisins caspiens. Et cela ne fut possible qu'après avoir pris de la distance par rapport aux débats « théoriques » inopportuns sur le partage de la Caspienne.

      En plus de Loukoïl, la compagnie russe Transneft est l'opérateur principal de l'acheminement du pétrole azerbaïdjanais via le territoire russe.

      CONCLUSION

      

      L'Azerbaïdjan déclencha le « tumulte » pétrolier de la fin du 20e siècle et il fut le premier à s'y lancer. Dès le début, cette ancienne république soviétique tenta d'utiliser au maximum le facteur pétrolier pour se démarquer de la Russie. Elle fit beaucoup d'efforts pour évincer, et au moins à défaut marginaliser Moscou de la branche pétrolière du pays. Cela lui coûta très cher. H. Aliev, le nouveau président, essaya de réparer la situation en invitant les compagnies russes, notamment Loukoïl, à participer à différents projets.

      L'entrée de Loukoïl dans le « Grand Jeu » suscita de vifs débats en Russie. Certaines forces souhaitaient que la Russie continue à garder sa politique rigide à l'égard de l'Azerbaïdjan afin que ce dernier cède davantage. Les autres estimaient que, pour des raisons politiques, Moscou devait renoncer à toute participation dans les projets pétroliers azerbaïdjanais avant qu'une décision soit prise sur le statut de la Caspienne. En revanche, les forces les plus pragmatiques et libérales soulignaient avec insistance qu'en cas d'abstention, la Russie risquait d'être complètement écartée de ces programmes pétroliers.

      Néanmoins, le rôle modeste ou secondaire réservé à Loukoïl ne s'avéra pas suffisant pour contenter les ambitions de la société russe qui finit par se retirer du « contrat du siècle ».

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


§ 3. La mise en valeur du plateau continental caspien depuis l'effondrement de l'URSS

      

      

      Pendant toutes les périodes impériale et soviétique, l'exploitation du pétrole se fit au sud de la Caspienne, sur le territoire et l'espace maritime situé entre l'Azerbaïdjan et le Turkménistan. Cette zone fut considérée comme présentant le plus de perspectives. Les parties centrale et septentrionale étaient les moins étudiées et explorées, car dès 1975, ces secteurs devinrent une réserve naturelle pour la reproduction de l'esturgeon et toute activité économique y fut interdite.

      Les années 1990 furent marquées par la multiplication des études dans les territoires russe et kazakhstanais. Selon les estimations approximatives des spécialistes soviétiques, les réserves potentielles sous-marines de pétrole étaient d'environ 10 à 12 milliards de tonnes 423 . Mais les conditions géologiques et le manque de technologies de forage avancées ont ajourné tous les travaux de prospection et d'exploration.

      


A. – Le secteur russe de la Caspienne : une émergence timide des sujets caspiens de la Fédération de Russie

      

      Au début du nouveau boom pétrolier de la Caspienne, un point de vue était dominant selon lequel le secteur russe était privé de réserves énergétiques significatives par rapport aux secteurs kazakhstanais ou azerbaïdjanais. L'opinion changea et les prévisions s'affinèrent à la hausse dès 1996. Après avoir obtenu la licence effectuer des travaux de prospection à l'issue du premier appel d'offre russe concernant l'exploration des fonds marins de la partie septentrionale de la Caspienne d'une superficie de 8 000 km², Loukoïl découvre quatre gisements dans la partie nord-est de la mer dont les réserves sont estimées à plus de 300 millions de tonnes de pétrole et à 140 milliards de mètres cubes de gaz naturel 424 . Petit à petit, les nouveaux gisements russes commencèrent à attirer l'intérêt des compagnies pétrolières transnationales, notamment Amoco (États-Unis). Bien qu'au début le gouvernement russe ait voulu explorer et exploiter ces hydrocarbures exclusivement à l'aide des compagnies nationales, il céda en fin de compte à cause du manque de moyens financiers et de technologies modernes. On voit également apparaître d'autres sociétés étrangères, comme Agip (Italie) qui coopère avec Loukoïl. Mais le rôle des compagnies occidentales reste encore marginal.

      Du point de vue économique et stratégique, la participation des compagnies occidentales est avantageuse pour la Russie. Elles peuvent assurer, dans une certaine mesure, les intérêts économiques russes dans les projets pétroliers en plein essor au Kazakhstan et en Azerbaïdjan où l'influence et la présence de l'Occident est manifestement supérieure à celle de Moscou. En effet, la capitale russe peut valoriser la voie septentrionale (russe) d'acheminement du pétrole caspien. Enfin, l'économie russe n'est pas capable de débloquer de grosses sommes d'argent pour les investissements dans cette zone, en tout cas, dans l'immédiat. Dans ce contexte, Moscou peut même saluer l'arrivée des compagnies occidentales.

      En dépit de la marginalisation initiale du secteur russe, ce dernier a une série d'avantages incontestables réactualisés surtout après la découverte de nouveaux gisements :

      des conditions géologiques favorables, notamment la profondeur de la mer et le bon positionnement des secteurs pétrolifères ;

      un accès direct au réseau d'oléoducs déjà existant ;

      une proximité des raffineries situées sur la Volga ;

      une proximité des marchés européens.

      À l'aube du 21e siècle, on a ouvert deux gisements sur les structures Khvalynskoe et Pavel Kortchaguine dans le secteur russe de la Caspienne. C'est Loukoïl qui s'occupe à la fois de la prospection des gisements et du forage. Le puits de forage sur la structure Khvalynskoe (mars 2000) s'arrête à une profondeur de 4000 mètres et possède huit couches pétrolifères et gazifères. Quant aux réserves du puits foré sur la structure Pavel Kortchaguine (août 2001), les experts avancent le chiffre de 200 millions de tonnes d'hydrocarbures 425 . En se préparant à l'avenir, Loukoïl créa à Astrakhan les quasi-seules infrastructures nécessaires à l'exploration des gisements pétrolifères maritimes, ce qui permit à la compagnie de s'imposer comme un partenaire indispensable du point de vue économique 426 .

      La Compagnie pétrolière Caspienne, créée le 25 juillet 2000 par les trois géants oligarchiques russes Loukoïl, Ïoukos et Gazprom, se chargea de la prospection du secteur Severnyi (Septentrionale). Celui-ci avoisine le bloc kazakhstanais de Kachagan. Cette circonstance ouvrit des débats sur la propriété du nouveau gisement. En fin de compte, un compromis mutuellement avantageux sera trouvé entre Moscou et Astana. Au total, dans le secteur russe on prévoit d'exploiter 200 puits pétrolifères et gaziers et d'en forer encore 8 qui demanderont 5 milliards de dollars d'investissements. Les bénéfices attendus se montent jusqu'à 10 milliards de dollars.

      De nos jours, le leader parmi les compagnies pétrolières russes qui investissent dans le secteur national est Loukoïl à qui appartient 2 % de l'extraction mondiale de pétrole et 19 % de celui de la Russie (été 2005) 427 .

      

      Tableau n° 8

      Les réserves pétrolières du secteur russe de la Caspienne appartenant à Loukoïl

      (en millions de tonnes)

      

      

2001 2002 2003
prouvées estimées prouvées estimées prouvées estimées






13,42 24,79 23,56 24,93 25,34 40,82

      Source : Site Internet de la corporation http://www.lukoil.ru. Les calculs sont faites selon les modalités de l'US Society of Petroleum Engineers.

      

      Dans le domaine de l'acheminement des hydrocarbures caspiens, c'est la compagnie de transport pétrolier Transneft qui, parmi ses homologues russes, a le monopole malgré la concurrence créée par la C.P.C. dans lequel l'État et les compagnies russes détiennent 44 % des parts. C'est Transneft qui réalisa le contournement daghestanais de l'oléoduc Bakou-Novorossisk et réhabilita le pipeline Atyraou-Samara. Il participe également à l'élaboration des projets de désengorgement des Détroits turcs, comme par exemple celui de l'oléoduc Bourgas-Alexandroupolis.

      Malgré l'existence de nombreuses études sur différents aspects de la Caspienne, il y a très peu de travaux sur les régions caspiennes russes. Trois sujets de la Fédération de Russie, la Kalmoukie, le Daghestan et la région d'Astrakhan, dont deux sont autonomes, sont riverains de la mer. Quels est leur rôle et quelle place leur est réservée dans le partage de la mer ? Ce sont des questions qui ne sont pas suffisamment étudiées. Dans les années à venir elles risquent de se poser directement et de causer de nouveaux soucis à Moscou.

      Ces trois régions n'avaient jamais eu une spécialisation pétrolière. Pendent des siècles, les steppes kalmoukes servaient à l'élevage des moutons. Astrakhan était la « capitale mondiale du caviar ». Le Daghestan était plutôt une république agricole avec un gisement de pétrole marginal comme ses voisins. Avec la construction de l'oléoduc Tenguiz-Novorossisk, deux autres territoires russes (kraï), Stavropol et Krasnodar, passage obligé du C.P.C., subirent aussi un changement de leur « identité régionale ». La nouvelle vocation de toutes ces régions est la résultante des changements géopolitiques qui se produisirent après la dissolution de l'URSS.

      En effet, les provinces en question sont devenues les seules « portes maritimes » méridionales de la Russie 428 . Compte tenu de cette nouvelle donne, Moscou commença à construire le port de Lagan sur la côte kalmouke et à moderniser celui d'Olia (région d'Astrakhan). Les trois autres ports situés au bord de la mer Noire, Novorossisk, Touapse et Ïeïsk, qui assurent 40 % des échanges extérieurs du pays, ont également connu d'importantes réhabilitations 429 .

      Il y a environ 40 ans, pratiquement après la restauration de l'autonomie des Kalmouks (1958) supprimée en 1943, on extrayait une quantité insignifiante de pétrole en Kalmoukie. Ces dernières années, l'extraction du naphte est devenue un des domaines prioritaires de l'économie kalmouke. À l'heure actuelle, seuls 2 % des ressources naturelles de la république autonome sont prospectés 430 . Cela permet de supposer que le développement du secteur pétrolier pourrait être très prometteur. Ce pays steppique, traditionnellement agricole, aurait toutes les chances de se transformer en une république pétrolière dans les prochaines années. Le gouvernement kalmouk place beaucoup d'espoir en cette perspective susceptible de redresser l'économie nationale compte tenu du fait que de nos jours, le budget républicain est alimenté à 70 % par des dotations provenant de Moscou 431 .

      En attendant la manne pétrolière, la Kalmoukie tire déjà des dividendes issus du pétrole qui transite par son territoire (par l'oléoduc Tenguiz-Novorossisk). Dès 2000, apparurent les premières sociétés pétrolières mixtes avec Chypre (Eastern Petroleum) et le Tatarstan (KalmTatneft). La création de cette dernière est assez intéressante dans le sens où ce sont les deux sujets de la Fédération qui coopèrent ensemble dans l'exploration des richesses énergétiques sans participation des géants « purement » russes. Selon les experts, Tatneft a l'ambition de s'infiltrer dans la région par l'intermédiaire de la Kalmoukie et de participer au partage du « gâteau caspien » 432 .

      D'autres investisseurs étrangers, China National Petroleum Corporation (Chine) et Japan National Oil Corporation (Japon), s'activent aussi. Pékin et Tokyo caressent toujours l'idée de construire un oléoduc en leur direction qui transporterait le pétrole de la Caspienne vers leurs marchés intérieurs. L'oléoduc est très coûteux, mais vu la hausse spectaculaire du prix de pétrole, sa construction pourrait s'avérer rentable. Dans ce contexte, la Kalmoukie est une des zones mal étudiée et fermée, et les premiers arrivants ont plus de chances de s'ancrer durablement.

      Mais la Russie possède également la côte daghestanaise de la Caspienne (environ 500 km sur les 700). Après la dissolution de l'URSS, le Daghestan devint l'avant-poste méridional de la Russie dans le Caucase. Selon les experts, seulement environ 1 % du territoire daghestanais est exploré. En effet, le gisement Intchkhe-more, ouvert en 1974, est l'unique champ exploité sur le plateau continental du Daghestan. Le potentiel en hydrocarbures de la partie occidentale de la mer s'avère très prometteur. Par exemple, les réserves totales des quatre gisements mis en concurrence en 1997 étaient estimées à 625 millions de tonnes. Les sociétés locales, cependant, font difficilement concurrence aux géants fédéraux. Elles sont souvent absorbées par ces derniers 433 .

      En ce qui concerne le « statut juridique » des secteurs des sujets russes, le Daghestan et la Kalmoukie possèdent une zone d'une largeur de 12 milles marins pour les activités économiques, y compris l'exploration des richesses sous-marines. Le reste de la surface maritime est considéré comme neutre et faisant partie de la propriété fédérale. Curieusement, la région d'Astrakhan est privée d'une telle zone. Cette circonstance laisse supposer que l'expression « le reste de la mer du secteur russe » désigne autrement la région d'Astrakhan 434 . Pour l'instant, les investissements fédéraux et ceux des compagnies pétrolières se réalisent principalement à Astrakhan et les contrats se concluent avec les autorités de la région.

      

      

      Parfois la situation dégénère jusqu'à des affrontements dangereux entre les sujets de la Fédération. Les îles de l'archipel Jemtchoujnyï (de la Perle), qui font partie de la réserve naturelle, appartenaient à la Kalmoukie. Lors des dernières décennies, elles s'éloignèrent de la côte kalmouke au-delà de la zone des 12 milles marins, ce qui « automatiquement » les plaça sous autorité de la région d'Astrakhan. Dès l'an 2000, les Kalmouks décidèrent de « restaurer la justice historique » et s'installèrent sur les îles, dressèrent le drapeau kalmouk et entamèrent des travaux de prospection. Ces actes provoquèrent l'indignation d'Astrakhan qui tenta de remettre de l'ordre sur « ses îles » avec l'aide de l'OMON 435 . C'est la cour d'arbitrage qui mit fin au contentieux et les îles furent restituées à la Kalmoukie 436 . Ce conflit révéla d'autres prétentions territoriales couvées entre la Kalmoukie et la région d'Astrakhan où, à l'époque soviétique, les frontières ne furent jamais démarquées d'une façon nette.

      Il existe également une confusion juridique dans ce domaine. Selon la Loi fédérale sur les sous-sols, les ressources minières constituent une possession commune de la Fédération et des sujets de la Fédération. La politique officielle de Moscou exclut presque la participation des autonomies en question dans l'élaboration du futur statut de la Caspienne. La capitale russe est-elle prête à partager son secteur selon le principe de division existant avec le Kazakhstan et l'Azerbaïdjan ? La réponse à cette question viendra dans les années à venir. Pour l'instant, la volonté du Kremlin est de ne pas partager le « gâteau caspien » avec les deux républiques côtières.

      


B. – Le secteur kazakhstanais : un terrain propice aux investisseurs russes et occidentaux

      

      La partie nord de la mer Caspienne est partagée entre la Russie et le Kazakhstan. La longueur de la côte caspienne kazakhstanaise est d'environ 1 900 km soit la deuxième après celle de la Russie. En fait, le Kazakhstan est devenu un pays caspien « par hasard », en conséquence du tracé aléatoire des frontières formées à l'époque soviétique et constitutionnalisé en 1936. En réalité, le littoral actuel du Kazakhstan avait été russifiée bien avant 437 .

      Le Kazakhstan était le second producteur de pétrole de l'ex-URSS à la veille de son effondrement. Le centre de gravité de l'industrie pétrolière kazakhstanaise se trouve dans le bassin caspien où le gisement d'Ouzen a été exploité dès le 15 décembre 1961. Mais la présence de pétrole était connue sur la péninsule de Manguychlak depuis très longtemps, comme au Turkménistan (île Tcheleken) et en Azerbaïdjan (presqu'île d'Apchéron). Dans un passé lointain, les habitants l'utilisaient comme combustible dans les localités de Karasaz et de Taspas 438 .

      À l'instar des autres domaines de l'économie nationale, le secteur pétrolier et gazier du Kazakhstan ressentit toutes les difficultés de la période de transition et des réformes économiques. L'industrie kazakhstanaise de transformation du pétrole fut aussi sensiblement affectée par la rupture des liens économiques consécutive à l'éclatement de l'ex-URSS.

      Dès le début de son indépendance, le Kazakhstan mit toutes ses espérances de prospérité économique dans l'extraction et la vente de ses ressources minérales. À cette fin, il poursuivit l'ambition de devenir un des principaux exportateurs de pétrole dans le monde. À l'instar de ses deux autres voisins caspiens, l'Azerbaïdjan et le Turkménistan, le Kazakhstan n'était pas capable d'assurer par ses propres moyens les travaux de prospection et d'exploitation de ses gisements. C'est pourquoi, il élabora toute une politique pour attirer des investissements occidentaux, notamment américains, dans son industrie pétrolière.

      À partir de la moitié des années 1990, le Kazakhstan révisa le statut de la réserve naturelle de son secteur et commença les travaux de prospection et d'exploration en se référant aux technologies contemporaines modernes qui permettent d'assurer la protection de l'environnement. Les résultats ont été sensationnels, car on découvrit des gisements pétroliers très riches.

      Le premier gros contrat entre le Kazakhstan et les compagnies pétrolières étrangères fut conclu le 6 avril 1993 avec le groupe américain Chevron pour l'exploitation des gisements Tenghiz et Korolev dans la partie nord-est du bassin caspien pour un délai de 40 ans. Cette extrémité géographique du Kazakhstan avait plusieurs avantages par rapport à d'autres régions pétrolifères du pays, à savoir la proximité de la Caspienne et des centres industriels pétroliers qui, en fin de compte, vont conditionner le développement ultérieur des champs de Manguychlak. Le gisement de Tenguiz était considéré comme un des 10 plus riches gisements du monde. Sur la base de cet accord, fut créée la société mixte Tenguiz-Chevroil dont les parts devaient être initialement partagées à parité. Plus tard, la participation américaine atteindra 70% (Chevroil – 45 % et Mobil – 25 %). Les 30 % restants revinrent à l'État kazakhstanais. Par ailleurs, la part du lion des investissements étrangers dans l'économie du Kazakhstan revient actuellement aux Américains (54 %) dont le leader est le groupe Chevron. De nos jours, le pays attire plus de 70 % des investissements étrangers directs en Asie centrale 439 .

      En décembre 1993, six géants pétroliers internationaux (British Petroleum/Statoil, British Gas, Royal Dutch/Shell, Mobil Oil, Total et Agip) signèrent un accord avec le gouvernement kazakhstanais pour explorer une zone de 100 000 km² dans la partie septentrionale de la Caspienne 440 . Depuis 1996, Astana a réalisé un programme de privatisation de la branche pétrolière et gazière (raffineries, réseaux d'oléoducs et de gazoducs, etc.) qui pourra par la suite être vendue aux compagnies occidentales.

      En novembre 1997, fut créé le consortium OKIOC (Offshore Kazakhstan International Operating Company) dont les parts furent partagées entre les neuf compagnies occidentales. Initialement, l'État kazakhstanais possédait 1/7e des actions, mais en 1998 il les a vendues à Philips Petroleum et à Inpex. OKIOC avait pour tâche la prospection des gisements sous-marins du secteur kazakhstanais. Quelques géants mondiaux font partie de ce consortium : Statoil et British Petroleum (alliance britano-norvégienne), Agip (Italie), INPEX (Japon), Mobiloil (États-Unis), Shell (Hollande), Total (France) et Kazakhstancaspichelf (compagnie d'État – opérateur). Depuis 2001, les fonctions d'opérateur passèrent à Agip et le consortium fut renommé Agip KCO 441 .

      

      Tableau n° 9

      Les parts des compagnies étrangères dans Agip KCO (ancien OKIOC) en 2004

      

      

Compagnies Pays Parts dans la compagnie, %



Agip Italie 18,52
Exxon Mobil États-Unis 18,52
Shell Royaume-Uni/Pays-Bas 18,52
TotalFinaElf France 18,52
INPEX Japon 8,33
ConocoPhilips États-Unis 9,26
Kazmounaïgaz Kazakhstan 8,33

      Source : Site du consortium http://www.agipkco.com.

      

      Les résultats des travaux de prospection furent très prometteurs : la découverte de plus de 80 structures pétrolifères dont 10 possédant des réserves qui dépassaient les 5 milliards de barils. La découverte des gisements dans la péninsule Manguychlak majorée par celle de Kachagan inaugura une nouvelle époque dans l'industrie pétrolière kazakhstanaise. Elle relança le « Grand Jeu », cette fois sur le territoire du Kazakhstan 442 . Comme le nota le président Nazarbaev, la Caspienne était devenue un jeune maillon de l'économie eurasienne en formation 443 .

      Les spécialistes estiment que Kachagan est le cinquième plus grand gisement du monde 444  contenant 5,21 milliards de tonnes de pétrole 445 . La production doit commencer à partir de 2008. Le 31 mars 2005, la compagnie d'État Kazmounaïgaz a signé un accord spécial pour le rachat de 8,33 %, soit la moitié, des parts de British Gas (16,67 %) dans le Consortium international qui exploite le champ de Kachagan.

      Le Kazakhstan, soucieux de valoriser davantage ses sous-sols, déploie également les travaux de prospection dans d'autres directions. Sont visés les steppes kazakhstanaises et de la région de la mer Aral où Astana coopère avec Tachkent. Les réserves de l'Aral sont estimées à près de 2 milliards de barils, mais pour qu'un nouveau chantier pétrolier voie le jour, les deux capitales ne sont pas en mesure de se passer de l'aide internationale. Afin d'attirer les investisseurs étrangers, la région limitrophe de la mer Aral (Kyzyl-Orda) est déclarée « zone économique spéciale » avec des avantages attrayants.

      Actuellement, le Kazakhstan est le 26e exportateur de pétrole dans le monde (2004). La production nationale du bassin caspien est concentrée sur quatre gros champs pétroliers on shore : Atyraou/Tenguiz, Manguychlak, Karachaganak (nord-est), Aktioubinsk. En 2011, le Kazakhstan projette d'extraire 100 millions de tonnes de pétrole et 150 millions de tonnes en 2015, et ainsi de tripler l'indice de 1993 (52 millions de tonnes) 446 .

      Comme on l'a déjà évoqué, depuis l'arrivée au pouvoir de Poutine, la Russie s'est dotée d'une nouvelle politique pragmatique, consistant en une intervention économique et une large participation des compagnies nationales dans les projets caspiens qui se réalisent sur le territoire des pays voisins. C'est ainsi qu'on a vu les compagnies russes investir dans l'économie du Kazakhstan, notamment dans le secteur de l'exploitation des matières premières.

      

      Au Kazakhstan, Loukoïl fait partie des quatre projets pétroliers, ceux de Tenguiz, de Karachaganak, Khvalynskoe et de Koumkol. La Compagnie pétrolière caspienne participe dans le projet de Kourmangazy comme Rosneft et Gazprom. En janvier 2002, Ïoukos procura 77,5 % des parts à la First International Oil Corporation of Houston (Texas, États-Unis) dans l'exploration du gisement gazier Fedorovski dans la région du Kazakhstan occidental, non loin du site de Karachaganak. Le gisement de Fedorovski fut la première intervention de Ïoukos hors du territoire russe 447 . Bachneft (République de Bachkortostan) se lança dans des travaux de prospection dans la région d'Aktioubinsk 448 . Enfin, les compagnies russes visèrent et achetèrent les usines de produits plastiques à Atyraou et à Aktaou.

      Sur certains gisements litigieux, Moscou tomba d'accord avec Astana pour créer des sociétés mixtes et effectuer l'exploitation conjointement. Ainsi, le 13 mars 2005 Loukoïl et KazMounaïGaz signèrent un accord concernant la création de la Compagnie pétrolière et gazière caspienne pour l'exploitation du gisement Khvalynskoe et l'acheminement des hydrocarbures extraits.

      La répartition russo-kazakhstanaise à l'amiable rendit la Caspienne septentrionale et son plateau continental très attrayants pour les investissements étrangers. La Russie fut particulièrement active dans le secteur kazakhstanais aux côtés des investisseurs américains, indiens, italiens et japonais. Loukoïl est le leader des compagnies pétrolières russes au Kazakhstan. Il extrait environ 1 million de tonnes de pétrole sur le compte des parts qu'il possède dans le projet Karachaganak (15 %), dans celui de Tenguizchevroil (5 %) et dans la Société mixte Tourgaï Petroleum (50 %). Les investissements totaux de Loukoïl au Kazakhstan s'élèvent à 500 millions de dollars (2002) 449 .

      La deuxième grande compagnie russe qui essaye de s'ancrer dans le secteur pétrolier kazakhstanais est Rosneft. Associé à Shell, ils possèdent 7,5 % des parts du C.P.C.

      Plusieurs analystes incitèrent la Russie à réviser les accords pétroliers avec le Kazakhstan, car le pétrole de ce dernier, très proche par sa composition chimique de celui de la Russie, représente une concurrence pour le l'or noir russe. Selon eux, il fallait choisir entre le voisin géographique et le profit économique des entreprises nationales 450 .

      En comparaison de celle des compagnies occidentales, la participation des compagnies russes dans les projets pétroliers du Kazakhstan reste relativement marginale. Une situation qui est par ailleurs regrettée par plusieurs investisseurs étrangers qui « estiment préférable d'impliquer Moscou dans l'exploitation plutôt que de l'en tenir écartée, au risque de susciter certaines frustrations, facteur d'instabilité » 451 . Le partenariat économique russo-kazakhstanais a une importance politique incontestable pour la Caspienne septentrionale. De surcroît, cette alliance est susceptible de devenir la force motrice de toute la région caspienne et eurasienne. À notre sens, c'est au couple russo-kazakhstanais de relancer un jour le processus d'une vraie intégration dans l'Eurasie.

      


C. – Le secteur turkmène : une Russie quasiment absente

      

      À l'époque soviétique, le Turkménistan était la seule république soviétique à ne pas être obligé d'importer du pétrole pour sa consommation domestique. De plus, il traitait entièrement son brut sur place 452 . La raffinerie de Tchardjoou servait également à la transformation du pétrole sibérien.

      Selon les experts, les ressources pétrolières turkmènes sont estimées à 2 à 4 milliards de barils soit 270 à 550 millions de tonnes. Quant aux réserves de gaz, elles sont évaluées à 4 à 11 trillions de m³, voire 42 à 44 trillions de m³ si on prend en compte les estimations personnelles de Turkmenbachi 453 . Selon les experts, 85 % du territoire turkmène, plateau continental de la Caspienne compris, est considéré comme prometteur 454 . L'exportation des hydrocarbures représente la plus grande partie des recettes du pays avec plus de 60 % pour le gaz et 15 % pour le pétrole 455 . Autrement dit, l'économie nationale repose presque entièrement sur le secteur énergétique qui assure 75 % des rentrées budgétaires du pays (2001).

      Le Programme de développement de la république jusqu'en 2010 prévoit une augmentation considérable de l'extraction de gaz naturel vers la fin de la première décennie du 21e siècle : 120 milliards de m³ dont 5/6èmes seraient destinés à l'exportation 456 . Selon les chercheurs occidentaux, ce chiffre est relativement modeste : 90 milliards de m³ en 2010 et 130 milliards de m³ en 2020 457 . Cependant, la seule hausse de la production ne garantit guère la prospérité du secteur gazier, car il faudra encore transporter le gaz extrait. Pour commercialiser ses richesses énergétiques, le Turkménistan se trouve à la merci du monopoliste russe Gazprom et de la solvabilité de l'Ukraine et de la Géorgie, les deux principaux consommateurs de gaz turkmène. Ces deux facteurs furent à l'origine de la chute drastique de la production nationale de gaz en 1997. Cela a été un coup dur pour l'économie du Turkménistan et pour les indices du PIB largement tributaires du complexe énergétique.

      Les ambitions de Turkmenbachi de transformer le Turkménistan en « Koweït d'Asie centrale » restent encore irréalisables 458 . Le bon emplacement géographique (pays de transit) est minoré par des handicaps géologique (désert), démographique (peuplement faible et répartition non homogène), géopolitique (enclavement) et politique (régime autoritaire, culte de la personnalité).

      Le Turkménistan fut la seule ex-république soviétique de la région qui prit ses distances vis-à-vis des investisseurs étrangers. Le souhait initial du leader turkmène de s'en sortir par ses propres moyens s'est vite heurté à la réalité géoéconomique de son pays. L'industrie nationale manqua chroniquement d'investissements, ce qui non seulement freina tout développement, mais également la fit reculer. Par exemple, si au début des années 1990 le Turkménistan possédait environ 3 000 puits gazifères en exploitation, à l'aube du 21e siècle ce nombre est passé à 622, soit une réduction du quintuple 459 . La querelle avec Gazprom fut également à l'origine de ce recul économique.

      Les indices macroéconomiques alarmants poussèrent le gouvernement turkmène, dès 1997, à changer sa politique économique. Il élabora un programme spécial afin d'attirer les fonds des compagnies occidentales dans son secteur énergétique, notamment de gaz naturel. En décembre 1999, le Turkménistan lança un appel d'offre international pour l'exploration du plateau continental de son secteur.

      De nos jours, le leader parmi les compagnies étrangères est Petronas (Malaisie). Les autres compagnies sont moins connues : Maersk Oil, Burren Energy, Mitro International, Dragon Oil, etc. Ce dernier, par ailleurs, est le seul à avoir le droit d'explorer les gisements offshores. Pour la prospection de sa côte caspienne, la capitale turkmène invita les compagnies pétrolières des Émirats arabes unis et de l'Allemagne. Achkhabad envisage également d'associer à ses projets pétroliers des entreprises chinoises et japonaises. Enfin, Israël figure parmi les partenaires étrangers du Turkménistan. Le gazoduc Korpedjeh-Kourdkouï fut construit avec le concours financier de Tel-Aviv représenté par la compagnie Merkhav. Paradoxalement, l'Iran ne protesta pas contre la participation des Israéliens à cette entreprise.

      Quelques compagnies russes ont également l'intention de participer aux projets gaziers et pétroliers : Rosneft, Itera, Loukoïl, Zaroubejneft, Gazkhiminvest 460 . Les deux premières ont été invitées par Turkmenbachi à participer à la construction du gazoduc Turkménistan-Pakistan lors du « réchauffement » russo-turkmène en 2002 461 .

      Achkhabad procéda aussi à la création d'une flotte de forage afin de mettre en valeur les gisements de son secteur. Mais le développement du secteur énergétique turkmène n'est pas envisageable sans d'importants investissements étrangers. Et pour que les compagnies viennent et investissent, il convient d'élaborer toute une politique nationale et une base législative pour rendre attractifs les projets d'investissement. Le régime dictatorial de Niazov réduit sensiblement les perspectives de développement du Turkménistan.

      

      * * * * *

      

      Actuellement, sur le plan territorial, le littoral iranien de la Caspienne est réduit aux provinces de Ghilan et de Mazanderan. De nos jours, l'importance économique de ces territoires n'est pas significative. Cela découle du fait que les réserves énergétiques caspiennes du secteur iranien sont faiblement étudiées. C'est après la Seconde guerre mondiale que le gouvernement commença, sans consulter l'URSS, à exercer des activités d'extraction du pétrole dans la région d'Enzeli, sur 18 plateformes, ce qui représentait un nombre largement inférieur comparé à l'échelle d'extraction dans la partie soviétique 462 . Le potentiel de production pétrolière nationale est essentiellement situé dans la zone sud du pays. Il existe des hypothèses selon lesquelles elles peuvent être comparables à celles de ses voisins du Golfe 463 . C'est pourquoi, dans la géopolitique de la Caspienne, l'Iran se manifeste comme un pays transitaire et non producteur 464 .

      Hormis Loukoïl qui participe avec TotalFinaElf dans des projets pétroliers et gaziers au sud de l'Iran, quelques autres compagnies russes sont présentes dans le secteur énergétique du pays : Ïoukos (construction de gazoducs), Tatneft (prospection d'eaux douces), Minenergo (industrie houillère), etc.

      

      

      CONCLUSION

      

      Les problèmes d'extraction et d'exportation des hydrocarbures de la Caspienne sont primordiaux pour tous les pays caspiens. Sur la vague du nouveau boom pétrolier de la Caspienne, le secteur russe attira également l'attention. Les études sur les ressources sous-marines se multiplièrent, mais leur nombre resta néanmoins largement inférieur à celui de celles qui ont été entreprises sur les secteurs azerbaïdjanais et kazakhstanais.

      Initialement, la ligne principale de la politique russe consistait à impliquer en priorité les sociétés nationales dans l'exploration de sa côte maritime. L'État russe tenta de se passer des investisseurs étrangers et de garder son monopole, mais il fut contraint d'abandonner progressivement cette politique faute de moyens financiers propres. Le 21e siècle commença par de nouvelles découvertes de gisements pétroliers prometteurs dans la partie russe de la Caspienne.

      On voit apparaître de nouveaux acteurs « russes » provenant, cette fois, des républiques autonomes du Daghestan et de la Kalmoukie qui cependant ne se sont jamais distinguées par une « identité pétrolière ». Quel rôle leur sera réservé dans le partage des ressources énergétiques caspiennes ? Tout dépendra des résultats des prospections des prochaines années, car actuellement une toute petite part de leur territoire est étudiée. Ces deux républiques pauvres sont avides d'intégrer le groupe des acteurs principaux du partage de la Caspienne afin de redresser leurs économies fragiles. Mais le centre russe ne se montre pas trop enthousiaste face aux ambitions de ses sujets.

      Comme en Azerbaïdjan, les compagnies russes se sont activées dans le cadre des projets pétroliers qui se réalisent au Kazakhstan. Ce dernier n'a pas ménagé ses efforts afin d'attirer les investissements étrangers, y compris russes, dans les branches de son économie liées à l'extraction et à la commercialisation des hydrocarbures. Contrairement à Bakou, Astana n'a pas adopté de politique de confrontation des intérêts russes et occidentaux au Kazakhstan, bien que la part russe reste modeste par rapport à celle des Occidentaux. Grâce aux nouvelles découvertes de gisements aussi bien onshore qu'offshore, le Kazakhstan a été propulsé dans le tumulte du « Grand Jeu ». Les capitales, russe et kazakhstanaise, ont réussi à trouver un compromis mutuellement acceptable concernant les gisements litigieux. La détente politique a créé un terrain propice pour tous les investisseurs.

      Le régime politique au Turkménistan se répercute sensiblement sur le niveau de développement de l'économie nationale, notamment de la branche gazière sur laquelle reposent les deux tiers des recettes budgétaires. La situation enclavée du pays le rend dépendant, comme auparavant, du monopoliste russe Gazprom avec lequel les relations sont très tendues. Cette circonstance est en partie à l'origine de la crise économique du pays. Les compagnies russes sont quasiment absentes dans le secteur énergétique du Turkménistan.

      Quant au secteur iranien, il est mal étudié et ne fait pas partie des convoitises engendrées par le « Grand Jeu ».

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


CHAPITRE II
LE STATUT JURIDIQUE DE LA MER CASPIENNE

      

      

      

      La question du statut juridique de la Caspienne surgit au début de 1992. Avant cette date, les deux documents clés qui définissaient formellement, d'une manière ou une autre, le régime juridique de la plus grande mer intérieure du monde restaient le Traité entre la RSFSR et la Perse du 26 février 1921 et le Traité de commerce et de navigation entre l'URSS et l'Iran du 25 mars 1940.

      Le 17 février 1992, à l'initiative de l'Iran, la Russie, le Kazakhstan, l'Azerbaïdjan et le Turkménistan se réunirent à Téhéran pour faire une déclaration commune au sujet de la création d'un organisme régional de coopération. Avant de passer à l'analyse de la situation actuelle, revenons brièvement à l'origine historique de la formation du problème.

      

      


§ 1. Le cadre juridique existant et sa réactualisation après l'implosion de l'URSS (1991)

      

      

      Le statut de la Caspienne commença à se construire consécutivement à la détérioration des relations entre la Perse et l'Empire russe, et à l'affrontement armé russo-persan en Transcaucasie. L'opposition hégémonique russo-britannique à propos du partage aussi bien des territoires situés autour de la Caspienne que de la mer même, fut également un élément déterminant de la formation graduelle d'une base juridique du statut de la mer.

      


A. – La situation juridique jusqu'à l'éclatement de l'URSS

      

      À l'origine du statut juridique de la Caspienne se trouvèrent les Traités de Saint-Pétersbourg (1723) et de Recht (1732). Ce dernier fixa le droit de la Russie sur certains territoires limitrophes de la Caspienne cédés par la Perse. De même, il définit le nouvel ordre du commerce et de la navigation aussi bien sur la mer que sur les fleuves Koura et Araxe. Le droit de posséder des bateaux militaires sur la mer ne fut accordé qu'à l'Empire russe.

      À la différence du Traité de Saint-Pétersbourg, celui de Recht concéda et précisa également certains droits pour la Perse, notamment dans le domaine de la navigation. De ce fait, la Russie « endormit tout simplement la vigilance » des Persans 465  qui, un siècle plus tard, perdront à nouveau leurs droits et contrôle sur tout le Caucase du Sud.

      Le premier accord qui définit plus précisément le régime juridique de la mer Caspienne fut le Traité de Gulistan (le 12 octobre 1813). Celui-ci mit un terme à la première guerre russo-persane et au contrôle persan de la Caspienne en faveur de l'Empire russe. Selon la cinquième clause du Traité, il fut interdit à la Perse de posséder une flotte de guerre sur la mer. Cependant, elle garda le droit de naviguer librement à des fins commerciales. Par contre, le traité réserva à la Russie des droits exclusifs pour l'exercice de toute activité dans la région. Ainsi, pour la première fois, la Caspienne connut un « statut conventionnel militarisé au profit exclusif de la Russie » 466 .

      La deuxième guerre russo-persane se termina par la signature du Traité de paix de Turkmentchaï (le 22 février 1828) qui annula le Traité de Gulistan. Conformément à la clause huit du Traité, les bateaux de commerce persans eurent des droits égaux à ceux des bâtiments qui arboraient le pavillon des tsars russes. La Russie conserva ses droits exclusifs de posséder une flotte navale militaire. Ainsi, sur le plan militaire, le nouveau Traité confirma la dominance russe. Le Traité de Turkmentchaï fixa également la frontière entre la Russie et la Perse sur la rivière Araxe.

      On commença à formuler les premières définitions de la Caspienne du point de vue du droit international. Le célèbre juriste et diplomate tsariste F. Martens définit ainsi la nature de la mer : « Les mers qui sont entourées par des territoires du même État et n'ont aucun lien avec l'océan, se trouvent dans une situation tout à fait différentes à celle des mers ouvertes. Ce sont des mers fermées : elles sont sous le pouvoir des États dans les limites desquels elles se trouvent. À ce titre […] la mer Caspienne est également une mer fermée bien qu'elle baigne des côtes appartenant à la Russie et à la Perse, elle doit être considérée comme russe » 467 . Jusqu'à l'implosion de l'Union soviétique, cette définition sera de facto adoptée et appliquée par la Russie/URSS.

      Malgré les traités signés et une certaine avancée dans la recherche de définition scientifique de la mer, la Russie tsariste ne se proposa jamais de fixer, une fois pour toutes, les frontières côtières et maritimes, et « sous prétexte d'obscurité des frontières, elle voulait toujours posséder la mer » 468 .

      La Révolution d'Octobre (le 7 novembre 1917) changea radicalement le cadre juridique de la Caspienne. Le 26 février 1921, fut signé un nouveau Traité d'amitié et de coopération entre la RSFSR et la Perse qui annula tous les accords précédents « inégaux » conclus entre les gouvernements tsaristes et persans. Selon lui, la Russie soviétique perdit tous ses droits exclusifs concernant aussi bien la mer Caspienne que la partie septentrionale de la Perse. Le Traité fixa, pour la première fois, l'égalité des pavillons sur la mer : la Perse pouvait désormais posséder sa propre flotte navale (art. 11).

      La volonté de la Russie soviétique de mettre un point final aux différends frontaliers s'exprima dans l'article 3 du Traité concernant la création d'une Commission mixte russo-persane. Celle-ci avait pour tâche la résolution définitive des questions territoriales et frontalières entre les deux pays en se basant sur la Convention spéciale de 1881. L'île Achouradeh et quelques îlots situés face au littoral d'Astrabad furent restitués à la Perse. Cependant, la frontière commune ne sera définie pour de bon que le 2 décembre 1954 en raison des divergences d'opinions et des malentendus.

      L'article 7 du Traité réserva à la Russie le droit d'exiger du gouvernement persan la démission et l'expulsion des personnes d'États tiers se trouvant en service dans les forces navales persanes et menant, selon l'avis de la Russie soviétique, des activités hostiles à son égard. En outre, la Perse accepta de ne pas embaucher au port de Pehlevi, et cela pour une période de 35 ans, des personnes ayant des origines autres que persane ou naturalisées récemment. Cet article traduisait l'aspiration de la Russie à conserver le statut de mer fermée russo-persane formé il y a un siècle 469 .

      Le Traité soviéto-iranien suivant fut relatif à l'Exploitation des pêcheries sur la côte méridionale de la mer Caspienne (le 1er octobre 1927) et avait une durée de 25 ans. Il n'apporta aucune contribution aux rapports bilatéraux, ni au développement du statut international de la Caspienne. C'est pourquoi, à l'expiration de son délai d'application (1953), il ne fut pas prorogé par les parties contractantes et perdit automatiquement sa force juridique.

      Des règles plus précises de navigation et de commerce maritime furent définies dans les trois traités bilatéraux soviéto-iraniens suivants. Le Traité d'Établissement, de commerce et de navigation du 27 octobre 1931, composé de 16 articles, interdit la navigation des navires sous pavillons de pays autres que caspiens. Le traité du 27 août 1935, portant le même nom, définit pour la première fois une zone d'une largeur de 10 milles marins, contiguë au rivage, pour la pêche exclusive de la Russie et de l'Iran. Les dispositions sur l'égalité des pavillons ainsi que sur l'interdiction de la présence sur la Caspienne des bateaux sous pavillons de pays non riverains furent maintenues.

      Dans le Traité de Commerce et de navigation du 25 mars 1940, l'URSS et l'Iran déclarèrent que la mer Caspienne était une possession commune soviéto-iranienne. Or, on ne trouve aucune clause concernant la délimitation de frontières maritimes entre l'Union soviétique et l'Iran. En dépit de cela, les Soviétiques tinrent à considérer unilatéralement la ligne entre Astara (Azerbaïdjan) et Hassan-Kouli (Turkménie) (423,2 km) comme ligne de démarcation de facto suite à l'instruction secrète (1934) de G. Iagoda 470  destinée aux troupes frontalières du Ministère de l'Intérieur 471 . Malgré le caractère conventionnel de cette ligne, une autorisation spéciale fut néanmoins exigée des bateaux iraniens qui la traversaient.

      Tous les traités et les documents officiels soviéto-iraniens concernant la Caspienne passèrent sous silence le problème de son statut juridique du point de vue du droit international. Entre les deux pays la question suivante ne se posa même pas : la Caspienne est-elle une mer ou un lac ? De la même manière, les ressources minières sont-elles considérées comme la propriété commune des deux pays riverains ou non ? Le facteur pétrolier n'était pas non plus susceptible d'avoir une répercussion majeure sur la prise de décisions à ce propos, comme de nos jours, car en 1920 la Russie soviétique ne produisait que 3,69 % et l'Iran 1,78% de la production mondiale contre 64,32 % pour la part américaine 472 .

      Au contraire, le caractère fermé de la Caspienne fut clairement défini à maintes reprises. Le statut sui generis de la mer arrangeait les deux parties. On peut dire que l'URSS et l'Iran partagèrent la mer à l'amiable sans se plonger dans des détails et une terminologie

      

      juridique beaucoup plus nuancés. En réalité, l'Union soviétique était de facto la maîtresse de la Caspienne et cela arrangeait apparemment l'Iran. Même si on ne trouve nulle part dans les accords le terme « condominium », le régime de la mer fait plutôt référence à ce type de gestion commune.

      Durant les décennies qui suivront, aucun accord concernant les frontières maritimes ne fut conclu. Le Traité soviéto-iranien sur la frontière de 1954 passa également ce problème sous silence. L'Accord sur le trafic aérien ne définit que les limites de la zone informatique des vols qui coïncidait avec la frontière terrestre et passait par les villes portuaires d'Astara (Azerbaïdjan) et de Hassan-Kouli (Turkménie). Ce furent les derniers traités soviéto-iraniens qui touchaient, d'une manière ou une autre, la Caspienne, sans néanmoins apporter de nouvelles précisions sur la question de son statut. La mer était toujours d'utilisation commune (hormis les eaux territoriales d'une largeur de 10 milles marins) pour les deux pays riverains, selon les dispositions des traités de 1921 et de 1940. Le fait que néanmoins il existait de facto une ligne frontalière surveillée soigneusement par les gardes-frontières soviétiques n'éveilla l'étonnement de personne.

      Moscou comme Téhéran ne respectèrent pas strictement les engagements pris. Ainsi, en 1949, l'Union soviétique commença l'extraction de pétrole dans la Caspienne sans consulter l'Iran 473 . De même, l'Iran se mit à l'exploitation des gisements qui se trouvaient dans sa zone côtière sans le consentement de Moscou. Ces faits seront cités comme exemple par les trois nouveaux pays caspiens issus de l'URSS afin de justifier leurs actions pratiques et leurs prétentions concernant les gisements d'hydrocarbures et leur exploitation dans la dernière décennie du 20e siècle.

      En 1970, le Ministère soviétique de l'Industrie pétrolière instaura la démarcation conventionnelle de la mer Caspienne dans les limites de la partie soviétique. En conformité avec la pratique internationale, l'arrêté ministériel divisa le bassin du lac-mer entre les RSFS de Russie (19 %) et les RSS d'Azerbaïdjan (19 %), du Kazakhstan (30 %) et de Turkménie (18 %) par une ligne médiane. Tous les gisements prospectés furent distribués en tenant compte de cette division sectorielle dont les parts n'étaient pas égales. Les républiques soviétiques concernées avaient la plénitude du pouvoir pour la prospection et pour l'exploration dans les secteurs leur appartenant. C'est ainsi que l'extraction des hydrocarbures passa sous la gestion des ministères républicains.

      

      Cependant, il convient de préciser qu'il ne s'agissait que d'une division administrative de la mer qui se limitait à sa partie soviétique. Il ne fut en aucun cas question de l'application du Droit international. C'est pourquoi cette démarcation ne fut pas ratifiée par le Soviet Suprême de l'URSS. Moscou voulait tout simplement partager les pouvoirs et les compétences entre les départements centraux et républicains. En effet, la Caspienne fut toujours considérée par la science soviétique comme une mer intérieure unique. Le fait d'être unique et entourée par les territoires de seulement deux pays « permit » à Moscou et à Téhéran de ne jamais appliquer sur elle les normes du Droit de la mer.

      En 1982, la Loi soviétique sur la Frontière d'État stipula que le tracé de la frontière d'État de l'URSS, si aucun autre n'était prévu par les traités internationaux, se positionnait « sur les lacs et sur les autres bassins d'eau le long d'une ligne directe reliant les extrémités de la frontière d'État de l'URSS aux rives du lac ou de l'autre bassin d'eau » 474 . Cela voulait dire que les Soviétiques divisaient unilatéralement la Caspienne en la considérant comme un lac : 87 % en partie russe et 13 % en partie iranienne.

      Cependant, tous ces traités mentionnés ne furent pas en mesure de prévoir les changements politiques et les multiples problèmes qui en découleraient et qui se produiront après l'implosion de l'URSS. Pour résumer, jusqu'aux années 1990, le problème du statut juridique de la Caspienne ne se posa pas entre l'URSS et l'Iran. Les recherches peu nombreuses sur ce sujet en témoignent également. C'est seulement dans les années 1980 que le chercheur azerbaïdjanais R. Mamedov traita d'une manière suivie ce sujet dans ses travaux 475 .

      


B. – La valorisation de la question du statut après le démantèlement de l'URSS

      

      La situation changea radicalement après l'écroulement de l'Union soviétique qui fut suivie d'un boom pétrolier et par le retour du « Grand Jeu ». On voit augmenter progressivement le nombre de chercheurs aussi bien dans les pays caspiens qu'en Occident

      

      qui commencent à étudier les différents aspects du statut de la mer. Le but final est d'apporter la clarification du statut juridique de la Caspienne compte tenu de l'évolution de la situation régionale et internationale contemporaine. Dans ce contexte, en dépit des changements géopolitiques considérables de la région, les traités soviéto-iraniens sont toujours au centre des préoccupations des spécialistes du droit international des différents pays concernés.

      La question du statut juridique de la Caspienne est une pierre d'achoppement qui pose un nouveau problème aux États riverains et aux investisseurs étrangers. Ils se retrouvèrent dans une situation unique avec une mer qui de facto est divisée depuis longtemps en secteurs nationaux, mais qui de jure continue de dépendre de traités caducs. De plus, nulle part au monde n'existe un cas similaire qui pourrait constituer une jurisprudence.

      La réactualisation de cette question fut alimentée par quelques facteurs :

      par la dissolution de l'URSS qui, entre autres, fit naître trois nouveaux États caspiens avec pour chacun l'ambition de s'approprier la meilleure part de la mer qui cessa d'être un lac russo-/soviéto-iranien ;

      par les nouvelles estimations des réserves énergétiques du bassin caspien, comprenant la mer et le plateau continental, qui sont quatre fois plus importantes que celles faites par les Soviétiques ;

      par l'appel à la coopération lancé par les pays régionaux récemment constitués et adressé aux investisseurs étrangers. En manque chronique de ressources financières propres, les trois nouveaux pays caspiens invitèrent ces derniers à participer aux programmes aussi bien de prospection, d'extraction et d'exploitation de nouveaux gisements que d'acheminement des hydrocarbures vers les marchés mondiaux. La question s'internationalisa par l'arrivée des corporations et des consortiums transnationaux ;

      par un réveil du nationalisme au sein des élites politiques des nouveaux États qui se jetèrent dans la bataille pour une émancipation économique et politique contre leur ancienne métropole.

      La situation autour du problème du statut se compliqua à cause des politiques de départ intransigeantes aussi bien de la Russie et de l'Iran que des trois nouveaux pays souverains. Tous essayèrent de traiter cette question à travers le prisme de leurs intérêts nationaux limités sans tenir compte des normes, de la pratique et du droit internationaux. Les démarches unilatérales des nouveaux membres du club caspien (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turkménistan) avaient leur explication logique : les traités existants ont tous été conclus en faveur de la Russie et de l'Iran et ne tenaient absolument pas compte de leur existence.

      Nombreuses sont les questions qui se posèrent : la disparition d'un sujet international (Union soviétique) entraîne-t-elle l'annulation des traités signés par ce dernier s'il a un successeur légitime reconnu par la communauté internationale ? ; devant les changements géopolitiques considérables de la région, faut-il estimer non valides tous les anciens accords concernant la Caspienne et se mettre d'un commun accord à l'élaboration d'un nouveau régime pour la mer ? ; la Caspienne est-elle une mer fermée ou un lac frontalier ?

      Avant 1991 tout était simple : la Caspienne était alors considérée comme une mer fermée coupée en deux, la « chasse gardée » de l'Iran et de la Russie/Union soviétique. Cet état de chose fut dicté tout d'abord par des considérations sécuritaires. Il est également issu de l'imperfection de la science géographique sur les définitions des bassins d'eaux et du parti pris des spécialistes dont les arguments étaient souvent censés justifier la ligne officielle de leurs pays respectifs.

      À présent, il faut discuter à cinq et les négociations autour de cette mer fermée ne sont pas sur le point d'aboutir. Le changement de la carte politique de la région caspienne avec l'apparition des quatre nouveaux États riverains, ayant chacun des prétentions sur certains secteurs riches d'hydrocarbures, réduit à néant l'importance voire la « légitimité » des traités russo-persan et soviéto-iraniens qui, de facto, cessèrent de jouer un rôle quelconque après l'effondrement de l'URSS. L'absence de statut représenta également une inquiétude supplémentaire pour les investisseurs étrangers. L'urgence de la conclusion d'un nouvel accord sur le statut juridique de la Caspienne se posa nettement.

      La complexité de la situation est d'autant plus importante que la culture juridique des quatre nouveaux États est peu développée et qu'ils manquent de pratique dans les relations internationales (hormis pour la Russie). Cela est dû à l'héritage soviétique. Les républiques « souveraines » étaient seulement consultées par le Centre dans la prise de décisions et pendant la conclusion de traités. C'est pourquoi ils éprouvaient une méfiance générale envers le droit international et le « mode pacifique de règlement des différends » 476 .

      Les anciens traités ont plusieurs lacunes juridiques sérieuses. Ils

      ignorent totalement l'avis et la participation des anciennes Républiques de l'Union soviétique, formellement « souveraines » ;

      ne font aucune référence aux frontières administratives entre ces dernières ;

      n'admettent nullement que le nombre de pays riverains peut passer de deux à au moins cinq ;

      ne réglementent pas les questions liées à l'utilisation des fonds marins et du plateau continental ;

      passent sous silence les questions relatives à la protection de l'environnement.

      Il n'est pas certain que le droit international s'applique sur la Caspienne, car sa nature même n'est pas précisée. Ainsi, les discussions post-soviétiques se construisent autour des deux options : mer fermée, ou lac frontalier. Le problème fondamental repose également sur le partage des fonds marins pour une exploitation ultérieure, les questions concernant la navigation devenant secondaires. Ainsi, la question « Comment découper la Caspienne ? » est devenue un véritable casse-tête pour les diplomaties des États riverains, ainsi que pour les pays ayant des intérêts stratégiques dans cette région.

      


C. – Le statut de la Caspienne dans le contexte du droit international

      

      Nombreuses sont les opinions des spécialistes concernant le problème du statut de la mer à inscrire dans le droit international et dans les traités signés à l'époque soviétique où seuls deux acteurs, l'ex-Union soviétique et l'Iran, étaient parties contractantes. La question est d'autant plus complexe qu'elle est compliquée par différentes interprétations des droits de succession à l'issue de la disparition de l'URSS, sujet international de grande importance. Quel éclaircissement les prescriptions du droit international sur ce problème peuvent-elles apporter ?

      Dans la résolution du problème du statut, il faut partir de la théorie du droit international pour définir laquelle de ses réglementations est susceptible d'être appliquée à la Caspienne. Or, tout n'est pas aussi simple qu'il y paraissait. Anticipons pour poser une question qui aurait dû être formulée à la fin de ce sous-chapitre. Est-ce une bonne approche d'essayer de classer la Caspienne au regard du droit existant alors qu'elle y a heureusement échappé jusqu'à présent ?

      La Convention du Droit de la mer de l'ONU est le principal document qui énonce les principes essentiels du droit maritime international. Elle distingue les mers ouvertes et les mers fermées ou semi-fermées 477  sans préciser ni leur statut ni le mécanisme de partage de la

      surface maritime entre les pays riverains. Apparemment, les mers en question étaient déjà toutes partagées entre les pays riverains selon le droit maritime existant et la question ne se posait pas. C'est également la raison pour laquelle la Cour internationale, pendant toute la période de son existence, ne traita aucun dossier concernant les différends liés à la délimitation des frontières maritimes 478 . Le terme « mer intérieure », utilisé souvent dans le cas de la Caspienne par certains pays riverains, est juridiquement incorrect, car il n'existe pas une telle définition dans la Convention de l'ONU.

      Il ne serait pas correct de soumettre directement la Caspienne à la Convention du Droit de la mer de Montego Bay, car celle-ci ne concerne que les mers et les océans. Comme le constate le grand juriste français de référence du droit de la mer Gilbert Gidel, malgré sa taille, ses paramètres « maritimes » et la tradition historique de dénomination de « mer », la Caspienne, à l'instar de la mer Morte ou des Grands Lacs, ne peut pas être considérée comme un espace régi par le droit maritime 479 . Les auteurs contemporains partagent le même avis. En particulier, L. Lucchini et M. Voelckel soulignent que l'appellation d'« eaux enfermées de toutes parts dans les terres (mer d'Aral, mer Caspienne, mer Morte) » est celle de mer « lorsque leur superficie est importante » 480 . On voit clairement qu'il ne s'agit que d'une appellation de mer purement traditionnelle et la Caspienne n'est pas classée parmi les catégories de mers. Selon le chercheur iranien A. Dowlatchahi, la Caspienne est le plus grand lac au monde, car elle n'a pas de communication par un détroit avec un océan ou une mer libre 481 .

      Ainsi, la Caspienne n'est pas une « mer » ordinaire parmi les autres au moins pour deux raisons :

      Elle n'est pas liée à l'océan mondial par les détroits. Les rivières et les canaux qui assurent la connexion avec les mers ouvertes ne sont pas considérés comme objet de droit maritime international.

      Il n'existe pas de régime de libre navigation dans ses eaux, comme prévu par le droit international. Cela est dû à la politique commune élaborée par l'ancienne Union soviétique et l'Iran.

      Dans la pratique contractuelle russe (tsariste, soviétique) depuis le 19e siècle, la Caspienne était traitée comme une mer fermée. La plupart des spécialistes russes dans le domaine du droit maritime étaient du même avis. Le Dictionnaire naval du droit international définit la Caspienne en tant que mer fermée : « La mer Caspienne, fermée géographiquement et entourée par le territoire des deux États, l'URSS et l'Iran, est considérée comme une mer soviéto-iranienne » 482 . Un des arguments en faveur de cette thèse était que la mer Caspienne non seulement n'était pas liée par des détroits ou par des fleuves aux mers ouvertes, mais aussi était très éloignée d'elles. Il en découlait que le régime juridique devait être élaboré exclusivement par des pays riverains, en l'occurrence par la Russie et par l'Iran. La position de Téhéran ne divergeait pas beaucoup de celle de Moscou. Pour la capitale iranienne, la Caspienne était également une mer fermée soviéto-iranienne. L'article 2 amendé de la Loi iranienne d'Exploration et d'exploitation du plateau continental (1955) précisa que les « règles du droit international relatives aux mers fermées sont appliquées à la Caspienne » 483 .

      Le fait que la Caspienne n'est pas entourée par le territoire d'un seul pays, la rapproche des lacs frontaliers. Or, il est nécessaire de définir la notion même de lac frontalier (des eaux intérieures) du point de vue du droit international en vigueur. Dans le monde entier on compte quelques milliers de grands et petits lacs. Parmi eux, une centaine sont traités en frontaliers 484 .

      Dans le dictionnaire Les fleuves et les lacs frontaliers internationaux édité en ex-URSS, on définit un lac frontalier comme se trouvant à la frontière de deux ou plusieurs États 485 . Selon V. Glazounov, les lacs frontaliers se divisent en deux catégories : ceux qui ont une sortie vers les océans (par exemple, les Grands lacs de l'Amérique du Nord) et ceux qui en sont privés (la Caspienne, l'Aral, etc.). Ainsi, à l'époque soviétique, les spécialistes étaient enclins à considérer la Caspienne comme un grand lac, relevant de la souveraineté de deux pays, en dépit de l'utilisation traditionnelle du mot « mer » 486 .

      Dans certains ouvrages, on rencontre la notion de lac international qui diffère sensiblement de celle du lac frontalier. Ainsi, le savant suisse Ph. Pondaven, hormis les lacs nationaux, distingue deux autres catégories de lacs : internationaux et frontaliers (lacs-frontière) 487 . Les lacs nationaux sont des lacs n'ayant aucune sortie vers les mers et entourés par le territoire d'un seul État. Bien entendu, dans ce cas, il ne se pose aucun problème.

      Analysons de près les deux dernières catégories. Selon l'auteur, le lac international est celui auquel ont accès deux ou plusieurs États et duquel partent des voies navigables qui ont une importance internationale conformément à la Convention de Barcelone du 20 avril 1921 488 . En outre, les eaux des lacs internationaux peuvent être utilisées à des fins industrielles et agricoles par différents pays 489 . En ce qui concerne les « lacs-frontière », Ph. Pondaven donne cette définition : « Est lac-frontière, toute étendue d'eau, traversée par une frontière internationale ou bordée par des États riverains différents, dont le niveau est différent de celui du niveau général de la mer libre et dont le débit journalier du déversoir, lorsqu'il existe, est inférieur à la masse d'eau retenue » 490 . Le savant classe la Caspienne dans la catégorie des lacs frontaliers quoique aucune frontière n'y soit déterminée. Enfin, selon l'affirmation de l'auteur, les lacs frontaliers, d'après leur situation géographique, sont des lacs internationaux. Par contre, ces derniers ne sont pas forcément tous des lacs frontaliers 491 .

      Les lacs internationaux, sans sortie vers les océans, se trouvent sous la juridiction des pays riverains et sont partagés à parts égales entre ces derniers. À notre avis, un lac frontalier passe automatiquement dans la catégorie du lac international. Donc, la division des lacs en frontaliers et internationaux n'est pas tout à fait correcte. D'un autre côté, l'accès des pays tiers aux lacs se trouvant à la limite de deux ou plusieurs États souverains n'enlève pas à ces derniers leur statut frontalier. Dans la pratique, ces deux termes – « international » et « frontalier » – recouvrent des notions très proches qu'on a de la peine à distinguer sauf à accorder à l'international un sens plus large et au frontalier un sens plus concret et précis. C'est aux pays riverains de décider du niveau d'ouverture du lac aux tiers en partant de leurs intérêts nationaux.

      Ph. Pondaven distingue trois catégories parmi les lacs frontaliers 492  :

      les lacs ayant des liaisons naturelles avec les mers ouvertes ;

      les lacs ayant des liaisons artificielles (canaux, etc.) avec les mers ouvertes ;

      les lacs ayant une liaison avec les fleuves internationaux.

      En simplifiant cette classification pour mieux analyser le cas de la Caspienne, on peut distinguer deux types de lacs, à l'instar du chercheur azerbaïdjanais R. Mamedov 493  :

      les lacs frontaliers dont les voies de communication, le biotope et les ressources minérales ne sont utilisés que par les pays riverains, selon les accords internationaux conclus ;

      les lacs frontaliers ouverts aux pays tiers pour la navigation internationale (les lacs internationaux, selon Ph. Pondaven).

      Cependant, en dépit des définitions données par les spécialistes, il n'existe pas de droit international spécialement élaboré pour les lacs frontaliers. Au cas par cas, les pays riverains décident eux-mêmes du statut de ces derniers et les solutions sont presque toujours différentes et incomparables. Dans ce contexte, la démarcation en secteurs nationaux n'est pas la seule issue. Il peut également être instauré sur les lacs frontaliers un régime juridique de condominium : droit de souveraineté exercé en commun par les pays riverains. La Russie et l'Iran prônèrent ce régime pour une application sur la Caspienne, mais pour cela il fallait avoir l'accord de tous les États caspiens.

      Dans tous les cas, le régime choisi sera légitime s'il est adopté d'un commun accord par tous les États riverains. Curieusement, en dehors du cas de la Caspienne, les accords multilatéraux, dans le cadre de la CEI, n'abordent presque pas les problèmes concernant les lacs frontaliers malgré l'existence de quelques exemples dans l'espace post-soviétique.

      La pratique internationale concernant les rivières internationales est plus élaborée, mais les amalgames entre les lacs et les fleuves frontaliers ne sont pas opportuns. Un fleuve qui traverse plusieurs pays et sert de liaison importante entre les bassins d'eau (lacs, mers, océans) doit être ouvert à la navigation internationale. Nous verrons plus tard comment le Kazakhstan tenta d'engager une discussion avec la Russie pour avoir accès à la Volga dont l'un des affluents constitue une frontière naturelle entre les deux pays.

      Après avoir brièvement examiné ci-dessus certaines notions et définitions relatives aux étendues d'eau, on peut conclure que la Caspienne n'appartient nettement à aucune classification existante. Pour devancer les choses, disons que les États caspiens finiront par comprendre cette évidence. Ils entameront ensuite un long processus de négociations bilatérales afin d'arriver à un consensus final acceptable pour toutes les parties. Comme l'écrit C. Romano, « la véritable question n'est pas de savoir si la Caspienne est une mer ou un lac en soi, mais plutôt de déterminer si, au vu de ses caractéristiques physiques, historiques et juridiques son régime devrait ou non être analogue à celui qui est normalement celui des lacs ou des mers fermées dont sont riverains plusieurs États » 494 . Ainsi, on se heurte ici au cas typique de « régionalisme géographique » qui sous-entend que les pays riverains des espaces d'eaux fermés peuvent « adopter entre eux des règles particulières applicables uniquement à l'espace considéré » 495  en partant de l'histoire passée, des traditions, des traités et du droit coutumier. On verra plus loin les particularités de la « coutume caspienne ». Il a toujours existé des traités bilatéraux qui, cependant, n'abordaient pas d'une façon précise le statut juridique. Les règles tacites non écrites se formèrent quand même durant des siècles. Les deux pays riverains – la Russie/URSS et la Perse/Iran – furent guidés par le droit coutumier sans toutefois utiliser ce terme qui « suppose la réunion de deux éléments : un élément de fait – la répétition d'un usage constant aussi bien dans le temps que dans l'espace – et un élément psychologique – la croyance expresse ou tacite, par l'ensemble des sujets de droit, que cet usage répond à une nécessité juridique » 496 . Les trois pays nouvellement créés se rendirent compte qu'ils ne trouveraient pas leur place dans ces normes coutumières russo-iraniennes et le conflit deviendrait ainsi inévitable.

      

      

      CONCLUSION

      

      Les premiers accords internationaux concernant d'une manière ou une autre le statut de la Caspienne remontent au 18e siècle. Les guerres russo-persanes du début du 19e siècle apportèrent des précisions au régime de la mer. Dans les traités qui ont suivi, la tendance générale est que premièrement, ils étaient tous au profit de l'Empire russe, et ensuite de l'Union soviétique, notamment quand il s'agissait du domaine militaire, deuxièmement, ils ne concernaient que les deux pays riverains. Tout accès pour des pays tiers fut interdit.

      Les traités russo-/soviéto-iraniens ont constitué, un temps, la base juridique, certes imparfaite, du statut de la mer Caspienne. Ils définissaient le régime de navigation et de pêche des deux pays riverains d'antan. Or, ils ne faisaient aucune mention sur la manière dont les parties contractantes considéraient la Caspienne ou encore comment délimiter les fonds marins. L'URSS et l'Iran ne s'interrogeaient même pas sur ces points.

      Les changements géopolitiques de la dernière décennie du 20e siècle dans la région propulsèrent la question du statut juridique de la Caspienne en première ligne de la vie politique régionale. Le démantèlement de l'Union soviétique mit fin au règne des doctrines impérialistes sur la Caspienne. La recherche d'un nouveau cadre juridique se posa brusquement. Les réflexions se firent, par excellence, autour de deux options : la Caspienne est-elle une mer fermée ou un lac frontalier ?

      La réactualisation fut conditionnée par : le démantèlement de l'URSS qui fit naître trois nouveaux États riverains ; de nouvelles estimations des réserves de matières premières énergétiques ; l'implication, sur l'appel des États récemment constitués, de pays tiers et de compagnies transnationales dans les contentieux régionaux. Tout devient plus compliqué à cause de l'absence de cas similaires dans la pratique du droit international. C'est un cas unique dans le monde et toute comparaison s'avère inopportune. De la même manière il n'existe pas une loi internationale qui serait susceptible d'être appliquée à la Caspienne. Ainsi, le statut juridique de cette mer ne peut être automatiquement soumis au Droit de la mer existant. La solution plus ou moins acceptable pour toutes les parties apparaît être l'élaboration d'un régime qui représente une sorte de mélange du droit international existant et de la pratique et des traditions séculaires établies. Autrement dit, la création d'un droit spécifique qui ne s'appliquerait qu'au cas de la Caspienne.

      

      

      

      

      

      

      

      


§ 2. Les négociations à Cinq : des réflexes anciens, une situation nouvelle

      

      

      Comme déjà dit, les traités soviéto-iraniens se retrouvèrent en dehors des réalités géopolitiques et économiques contemporaines. Le nombre d'acteurs passa de deux à cinq dont trois non signataires des accords existants. Cela ouvrait largement la voie à différentes interprétations des lacunes juridiques des traités en question. Considérés comme exonérés de « tout engagement historique » 497 , les trois nouveaux États caspiens (ci-après les Trois), dans leurs actions pratiques, ne se sentaient pas liés par les traités signés entre l'URSS et l'Iran. Chaque acteur tenta alors d'instrumentaliser le problème du statut à ses propres fins économiques et géopolitiques.

      


A. – Face à face deux (Iran, Russie) contre trois (Kazakhstan, Azerbaïdjan, Turkménistan)

      

      Dès le début des discussions, la Russie et l'Iran misèrent sur le statut de mer fermée (ou de lac 498 ) permettant le partage éventuel des fonds marins entre les cinq pays riverains sans changer le statu quo existant. Les secteurs russe et iranien étudiés jusqu'à présent sont relativement pauvres en réserves pétrolières et leur littoral maritime est réduit par rapport à celui des trois nouveaux arrivants. C'est pourquoi Moscou et Téhéran étaient désireux de profiter au maximum des « parts » des autres.

      Au départ, la Russie et l'Iran se prononcèrent pour un régime basé sur le principe de condominium ou res communis 499 , c'est-à-dire pour un régime qui prévoyait l'utilisation commune des ressources énergétiques des fonds marins. Le slogan avancé par Moscou à Téhéran en septembre 1995 fut : « La Caspienne – patrimoine commun » 500 . En période soviétique, on ne parlait pas de condominium, quoique le régime existant puisse être rapproché de celui-ci. La Russie proposa de faire exercer toute activité économique liée aux travaux de prospection, d'exploration et d'extraction des hydrocarbures par des sociétés mixtes exclusivement composées des cinq pays riverains. Ainsi, deux buts pouvaient être atteints : la division de la mer en secteurs nationaux ne se réaliserait pas et l'arrivée du capital pétrolier international serait limitée et contrôlée.

      Or, les propositions russes furent très loin d'être attrayantes pour les élites politiques des Trois qui étaient encore entraînés par le mouvement centrifuge commencé avant même la dissolution de l'URSS. Par crainte de se retrouver de nouveau dans le giron du « frère aîné », en plus appauvri, les jeunes États caspiens cherchèrent des alternatives et de nouveaux « maîtres ».

      Chaque pays caspien commença à avancer sa variante du statut en opérant par les conventions et par l'utilisation des lois internationales portant sur les mers et sur les lacs. De nombreuses approches furent marquées d'incohérence et de confusion totale. Elles s'appuyaient sur certaines des dispositions de la Convention du Droit de la mer de l'ONU, mais utilisaient des « arguments extérieurs à la Convention elle-même » en recourant à ce qu'on appelle le « concept de mer par définition » 501 . Autrement dit, les nouveaux États utilisaient les conceptions des lois internationales existantes pour inventer, en effet, une nouvelle loi susceptible d'être appliquée sur la Caspienne. Ils cherchèrent à en tirer le meilleur profit afin de renforcer leurs propres positions géopolitiques dans la région.

      Encouragés par les compagnies pétrolières occidentales, les Trois montrèrent clairement leur intention de contester aussi bien le statut existant de la mer que les propositions faites par les deux anciens maîtres de la Caspienne. Les premiers pronostics « bruts », visiblement surestimés, incitèrent les Trois à revoir, dès la fin de 1992, leurs rapports avec Moscou dans la question du statut de la Caspienne. Ils étaient pressés de voir reconnaître, sur le plan international, leurs droits sur les secteurs leur appartenant. Ils proposèrent, en particulier, d'annuler les traités russo-persan et soviéto-iraniens compte tenu des changements géopolitiques contemporains. Pour défaire ce nœud, ils pensèrent d'abord à appliquer à la Caspienne les règles de la Convention du Droit de la mer de l'ONU 502  qui n'avaient curieusement jamais été ratifiées par l'ex-URSS. Cela pouvait déjà lever, dans un premier temps, les droits monopolistes de Moscou et de Téhéran. Le fait que la mer est liée à l'océan via les réseaux de canaux Volga-Don et Marinski, était pour eux un argument suffisant pour que la Convention soit appliquée. En outre, la Convention ne possède aucune liste jointe précisant les mers auxquelles elle s'applique.

      Ainsi, peu après la reconnaissance commune des droits de la Russie dans l'exercice des engagements internationaux de l'ex-URSS, les Trois mirent en cause le statut existant de la Caspienne qui constituait un obstacle à leur prospérité économique et à leur développement accéléré. Ici nous touchons la question controversée de la succession d'États 503 . La Russie est-elle le seul successeur de l'Union soviétique et de ses engagements en matière de traités internationaux ? Quel est le « niveau de succession » des 14 ex-républiques soviétiques après la dissolution de l'URSS ? Nous ne nous proposons pas d'entrer dans les détails au regard de toute la complexité juridique qui engendra de multiples problèmes, et ce processus est encore loin d'être achevé. Brièvement, soulignons qu'on a eu un nombre important de déclarations à ce propos à tous les niveaux. Si la Russie est l'État continuateur de l'URSS, en règle générale, elle doit hériter de son prédécesseur non seulement les engagements vis-à-vis de la communauté internationale, mais aussi les territoires des 14 pays actuellement indépendants. Si elle est successeur, elle doit partager avec les 14 autres les droits et les obligations de leur prédécesseur commun. Dans la Déclaration d'Alma-Ata du 21 décembre 1991, il est précisé que les « États membres de la Communauté garantissent, en conformité avec leurs procédures législatives, le respect des engagements internationaux découlant des accords signés par l'ex-URSS » 504 . Un peu avant, à Minsk (le 8 décembre 1991), les pays fondateurs de la CEI avaient déjà fait une déclaration similaire 505 . Dans la pratique contractuelle post-soviétique, certains pays signèrent des accords internationaux en qualité d'États héritiers 506 . Ainsi, on peut supposer que la Russie est un des successeurs de l'ex-URSS parmi d'autres. À notre avis la formule la plus conforme serait de dire que les États nouvellement indépendants, d'une manière ou une autre, sont des successeurs issus d'une séparation.

      Cependant, il existe également de nombreux documents où la Russie figure en tant qu'État continuateur. Dans la décision du 21 décembre 1991 (Alma-Ata), les chefs d'État des pays de la CEI se déclarèrent favorables à ce que la Russie prenne la relève de l'URSS à

      l'ONU et dans le Conseil de sécurité en qualité de membre permanent 507 . Au titre de continuateur, la Russie fut reconnue par l'ONU et d'autres organisations internationales 508 . Malgré l'affirmation unanime de la continuation des traités, la pratique s'avéra très différente selon l'État, et les déclarations restèrent lettre morte. Toutes les subtilités et les contradictions de la question de la succession/continuation de l'Union soviétique laissèrent leur empreinte sur le comportement des États caspiens. En effet, c'est dans la région caspienne que les questions « successorales » sont les plus discutées. Or, cette succession relative aux ex-républiques soviétiques est très fluctuante en fonction des États et des situations, elle n'est pas soumise à des règles rigoureuses. Dans le contexte caspien, les États ne recourent jamais à l'ensemble des traités et des accords, ils se servent, d'une façon sélective, de certaines clauses. Au début des années 1990, tout cela amena à une sorte d'anarchie juridique sur les questions relatives à la Caspienne et ce processus n'est pas encore achevé. Avant de reprendre le fil de l'évolution ultérieure de la situation concernant le statut, posons une question rhétorique : si on retient la thèse que toutes les anciennes républiques soviétiques sont des successeurs de l'URSS défunte, doivent-elles se justifier de se mêler des affaires caspiennes dans la mesure où les traités soviéto-iraniens furent conclus entre leur prédécesseur et l'Iran ? Cela est encore un exemple de l'« imbroglio juridique » existant.

      La première tentative de rapprochement des positions se produit le 15 octobre 1993, à Almaty, où s'étaient réunis les Premiers ministres russe, kazakhstanais, azerbaïdjanais et turkmène. Curieusement, l'Iran qui avait réuni le premier les États caspiens pour discuter de la question du statut juridique de la Caspienne (le 17 février 1992), fut absent. En principe, les parties tombèrent d'accord pour résoudre en commun tous les problèmes existants liés à la mer. Pour cela, un Conseil de coopération économique des pays caspiens devait être créé afin de contrôler les activités économiques en matière d'extraction des hydrocarbures. Or, la conclusion des contrats entre les gouvernements de l'Azerbaïdjan et du Kazakhstan, d'une part, et les consortiums occidentaux, de l'autre, sur la prospection et l'exploitation des gisements de pétrole et de gaz naturel dans le bassin de la Caspienne, réduisirent à néant le processus à peine commencé.

      Après la dissolution de l'URSS, les grosses compagnies pétrolières internationales concentrèrent leurs efforts et leurs moyens sur la région caspienne dont les richesses en hydrocarbures représentaient pour eux un nouveau marché très prometteur. Leurs efforts aboutirent à la signature le 20 septembre 1994 du « contrat du siècle » avec le gouvernement azerbaïdjanais. Cela signifia la fin de la courte phase des discussions théoriques à propos du statut juridique de la Caspienne. Ces actions unilatérales de Bakou et plus tard d'Astana provoquèrent l'irritation de Moscou et de Téhéran. Ces derniers étaient en effet inquiets de la participation des compagnies étrangères à l'exploration des richesses de la mer. Ils se sentaient menacés en voyant leur influence et dominance d'antan s'affaiblir dans la région. Les deux capitales étaient indignées, mais hormis l'édiction de notes diplomatiques et de déclarations officielles, elles n'allèrent pas plus loin.

      Compte tenu de l'inégalité des forces et des positions de départ, les Trois aspiraient à internationaliser ce différend avec Moscou et avec Téhéran en faisant tout pour que l'Occident, notamment les États-Unis, soit impliqué. Les encouragements de ces derniers poussèrent les Trois à construire leurs politiques caspiennes à leur gré comme si le statut était déjà défini pour de bon. Chacun poursuivait le but d'avoir de facto des droits exclusifs sur les secteurs considérés unilatéralement comme les leurs au moment où sera prise la décision politique finale.

      S'imposant, de gré ou de force, dans les débats géopolitiques autour de la Caspienne, les compagnies pétrolières occidentales épaulées par leurs pays d'origine respectifs tentèrent de s'immiscer dans le processus des négociations sur le statut juridique de la mer. Dès le début des discussions, le capital pétrolier mondial était désireux de voir la Caspienne divisée en secteurs nationaux. Les intérêts stratégiques des compagnies pétrolières, qui faisaient désormais partie de gros consortiums internationaux, se répercutèrent largement sur les positions prises par Bakou et par Astana. En 1996, les Américains et les Britanniques élaborèrent un plan portant le nom de Tempête sur la Caspienne qui se proposait d'établir un contrôle transnational sur les ressources minérales de la mer au cas où les discordances du Kazakhstan et de l'Azerbaïdjan avec d'autres pays de la région s'aggraveraient 509 .

      Ainsi, la durée des négociations sur le statut promit d'être longue, pour au pire, n'avoir aucune avancée perceptible. Moscou pensait naïvement qu'un tel développement de la situation pourrait l'arranger dans la mesure où elle n'était pas autant intéressée par un partage qui placerait davantage la mer hors de son contrôle. Cette politique de prendre du temps pour résoudre le problème n'obligeait en rien la capitale russe et pouvait permettre à sa diplomatie de manœuvrer dans de multiples projets avantageux de la région. Or, le futur montrera que le temps a été bénéfique aux Trois.

      En cas de partage de la surface maritime en secteurs, la Russie et l'Iran seraient les grands perdants. Ce type de partage affecterait sensiblement la navigation maritime et la pêche qui est une autre source de recettes en devises comparable au pétrole, car les gisements d'hydrocarbures seront épuisés un jour, mais les ressources de l'esturgeon caspien sont inépuisables, certes, à condition de procéder à la conservation de l'espèce et à la défense de l'environnement maritime.

      


B. En quête d'une concertation : les deux (Iran, Turkménistan) face aux trois (Russie, Kazakhstan, Azerbaïdjan)

      

      La glace se rompit à Achkhabad le 12 novembre 1996. Moscou, en faisant marche arrière, changea ses positions de départ concernant le statut de la Caspienne afin d'échapper à la perte définitive du contrôle de la situation. Ce fut E. Primakov, l'ex-ministre russe des Affaires étrangères, qui présenta les nouvelles positions russes. Le Kremlin finit par accorder à chaque partie une zone économique exclusive, ainsi qu'une souveraineté sur des ressources naturelles en dehors de ces zones, mais sous certaines réserves. Pour l'élaboration du futur statut de la Caspienne, un Groupe spécial de travail fut créé au niveau des vice-ministres des Affaires étrangères des Cinq qui se réunira pour la première fois en mai 1997.

      À l'issue de cette rencontre et après le départ des délégation azerbaïdjanaise et kazakhstanaise, Moscou, Téhéran et Achkhabad signèrent un mémorandum. Ils se déclarèrent prêts à coopérer dans l'exploration des richesses minérales de la Caspienne et à délimiter la surface maritime dans les limites de 45 milles marins à partir des côtes dans lesquelles les pays souverains auraient des droits exclusifs en matière d'extraction des hydrocarbures. Le reste des surfaces devait faire l'objet d'une utilisation commune. Le mémorandum de la troïka fut une riposte tardive, plutôt politique qu'économique, aux actions unilatérales de l'Azerbaïdjan. Inutile de souligner le mécontentement de Bakou et d'Astana sur cet accord conclu derrière leurs dos et qui ne sera pas suivi d'effet comme beaucoup d'autres.

      1998 fut l'année du changement principal de la politique russe par rapport au bassin caspien. La Russie estimait que dans les négociations sur le statut de la Caspienne il convenait de procéder étape par étape, dans un esprit de consensus. Dans ce contexte, la délimitation des fonds marins pour l'extraction des hydrocarbures pouvait servir de premier pas. Pour cela, la capitale russe avança le principe de la ligne médiane modifiée. Les experts des deux côtés se penchèrent sur le tracé de cette ligne.

      Au début de la même année, Moscou annonça officiellement que ses positions se rapprochaient de celles de ses anciens satellites en ce qui concerne le partage des fonds marins en secteurs nationaux, en gardant néanmoins une utilisation commune de la surface maritime. Le premier accord avec le Kazakhstan vit le jour le 6 juillet 1998 510 . Les deux parties se mirent d'accord sur la répartition des réserves de pétrole et sur le partage des zones offshore. Ainsi, Moscou finit par se laisser guider par des profits économiques au détriment d'acquis politiques durables et populistes. La Déclaration de coopération sur la mer Caspienne du 9 octobre 2000, signée à Astana par les présidents des deux pays, confirma davantage le rapprochement des positions russe et kazakhstanaise relatives à la Caspienne. Cependant, il ne s'agissait en aucun cas de la délimitation officielle de la frontière étatique sur la Caspienne entre la Russie et le Kazakhstan.

      Le Kazakhstan, à son tour, conclut des accords similaires avec le Turkménistan en délimitant leurs secteurs respectifs. Ainsi, on voit apparaître un nouveau type de frontière – frontière des ressources minérales – dont on ne trouve pas de cas analogue dans le droit international. Ainsi, au grand dam de l'Iran, la Russie et ses trois anciens satellites arrivèrent à la conclusion que le partage de la Caspienne était avant tout le problème des quatre pays issus de l'ex-URSS.

      Lors des négociations russo-iraniennes à Téhéran (2000), le représentant russe proposa de régler les différends liés aux gisements contestés selon le principe 50 : 50, en d'autres termes, la partie qui a commencé la première l'exploitation et l'exploration des gisements doit être payée par l'autre pour la moitié de ses dépenses déjà réalisées. Cette dernière a le droit de participer aux travaux. Moscou se prononça également pour la création d'un centre économique et stratégique pour la Caspienne qui se chargerait de la résolution des questions de navigation, de pêche, d'écologie et de coordination des politiques et des actions des participants.

      À l'issue du communiqué russo-azerbaïdjanais (janvier 2001), on parla nettement d'un principe « eaux communes, fonds partagés ». L'accord kazakhstano-azerbaïdjanais de la même année (novembre 2001) fut conçu dans le même esprit. Le changement de la position russe signifia qu'elle perdait la possibilité d'intervenir et de contrôler la politique des trois nouveaux acteurs caspiens en matière d'exploitation des richesses maritimes. Mais malgré tout, ce n'était pas le pire scénario pour Moscou, notamment après la découverte de nouveaux gisements dans le secteur russe. La volte-face russe provoqua l'irritation ouverte d'Achkhabad et de Téhéran. En effet, Moscou, Astana et Bakou créèrent une sorte d'alliance au nord de la Caspienne susceptible de contrecarrer la politique peu conciliante de l'Iran et du Turkménistan.

      Le développement de la situation géopolitique autour du statut de la Caspienne fut étroitement lié aux politiques menées par des géants pétroliers aussi bien internationaux que nationaux. La pression de ces derniers sur les gouvernements nationaux des Trois est très importante. Certains gouvernements construisent souvent leur politique pétrolière dans l'intérêt de ces compagnies, sans les investissements desquelles tout développement du secteur est condamné vu le manque chronique de ressources propres de financement. La non résolution du statut de la Caspienne freine, dans une certaine mesure, les investissements étrangers. Bien évidemment, derrière ces compagnies se trouvent les gouvernements occidentaux qui défendent leur propre cause et influencent les États récemment constitués encore fragiles et vulnérables.

      Grosso modo, les positions de la Russie, de l'Azerbaïdjan et du Kazakhstan convergent. Le Turkménistan conteste le contrôle des trois sites pétroliers se trouvant dans le secteur azerbaïdjanais, mais, sur le principe, il se rallie aux trois premiers. L'Iran, au sud, revendique aussi les gisements appartenant à l'Azerbaïdjan. Cette circonstance rapproche les positions de Téhéran et d'Achkhabad. Grand perdant, la capitale iranienne insiste sur un partage de la mer à parts égales. Par contre, les Cinq sont d'accord sur le nombre de pavillons sous lesquels doivent naviguer les bateaux sur la Caspienne. Comme avant, il est limité par les pays côtiers, ce qui par ailleurs, rapproche le régime maritime de celui des mers fermées. Cette tradition séculaire caspienne est donc toujours maintenue.

      Les 23-24 avril 2002, eut lieu le premier sommet des pays caspiens qui se réunit pour négocier le statut juridique de la mer commune. Comme variante de compromis, la Russie envisageait la création de consortiums mixtes pour l'exploitation des gisements litigieux. Or, le sommet échoua. Dans ces circonstances, Moscou privilégia de nouveau les négociations bilatérales et trilatérales susceptibles d'aboutir plus facilement aux compromis et de mettre les pays les plus irréconciliables (Iran et Turkménistan) devant le fait accompli. Ainsi, en septembre 2002 fut signé l'accord russo-azerbaïdjanais sur la délimitation du fond marin des secteurs contigus. En mai 2003 vit le jour l'accord tripartite (Russie, Kazakhstan, Azerbaïdjan) sur le point de jonction des lignes de délimitation. Le principe de partage pratiqué fut la ligne médiane modifiée.

      

      


C. – Le principe de « ligne médiane modifiée » : une base du futur compromis

      

      Rappelons brièvement les méthodes de délimitation traditionnelle des étendues aquatiques, notamment des lacs et des mers fermées, utilisées dans la pratique internationale. En effet, il en existe au moins trois types :

      Si les pays sont situés en vis-à-vis,

      le principe de positionner la frontière à équidistance des côtes.

      Si les pays riverains se trouvent côte à côte,

      le principe d'utiliser une ligne perpendiculaire à la direction générale des côtes ;

      la méthode de la bissectrice (bissection de l'angle formée par les deux lignes côtières des pays adjacents).

      Le premier type est la solution la plus pratiquée, notamment s'il existe une forte divergence d'opinions parmi les parties contractantes. Mais le choix du tracé de la ligne médiane et son application ne sont pas mécaniques. Comme souligne P.-M. Dupuy, la méthode de l'équidistance sert souvent de « première étape dans le processus général de recherche d'une solution équitable » 511 . D'une manière ou une autre, tout tracé séparatif se confronte aux « circonstances pertinentes de l'espace » 512 . Il convient donc de tenir compte de deux facteurs principaux : historique et géographique. Le passé historique de la région peut jouer un rôle important dans le processus de délimitation, car, en règle générale, les peuples sont très attachés à leurs histoires nationales et mémoires collectives. On instrumentalise les facteurs géographiques quand on traite la question sous les angles économique et stratégique. L'emplacement des gisements de ressources naturelles a également son impact sur les frontières futures, notamment, l'appartenance traditionnelle de tel ou tel secteur.

      La ligne médiane est pratiquée pour la délimitation des bassins maritimes entre les États ayant des côtes adjacentes ou qui se font face. C'est une ligne dont chaque point se trouve à la même distance vis-à-vis des points les plus proches situés sur les côtes de ces pays. La ligne médiane modifiée représente une variante de compromis dans de tels secteurs entre les côtes qui, pour leur délimitation, nécessitent une prise en considération de certains facteurs et particularités géographiques comme la présence des îles et des structures géologiques, les dépenses réalisées pour l'exploration, ainsi que d'autres circonstances spéciales. Il n'existe pas de normes qui limitent la ligne médiane habituelle de la ligne médiane modifiée. La ligne modifiée suppose un partage des ressources naturelles et en aucun cas ne s'identifie à la frontière étatique.

      Le Kremlin déclara que la limite de ses concessions reposait sur le principe de la délimitation selon la ligne médiane modifiée. En cas de partage de la mer par la ligne médiane ordinaire, les parts devaient être réparties ainsi :

      

      Tableau n° 10

      Les parts des pays selon la ligne médiane ordinaire

      

      

Pays Parts, % Superficie, km²



Russie 18,72 66 644,2
Azerbaïdjan 19,50 78 726,15
Kazakhstan 29,57 113 348,9
Turkménistan 18,44 80 569,8
Iran 13,77 44 167,15



Total 100 383 456,2

      Source : V. GRUNIN, « Pravovoj status Kaspijskogo morja i problemy obespečenija nacional'nyx interesov Rossijskoj Federacii v prikaspijskom regione » [« Le statut juridique de la mer Caspienne et les problmes de garantie des intérêts nationaux de la Fédération de Russie dans la région caspienne »], Žurnal teorii i praktiki evrazijstva, 2002, n° 13. (http://www.e-journal.ru).

      

      Dans la proposition russe de ligne médiane modifiée sont affirmés :

      les droits souverains sur des fonds marins, en d'autres termes, seuls ces derniers sont partagés en secteurs nationaux ;

      la conservation en usage commun de la surface maritime et de la masse aquatique ;

      la création d'un Centre économique de la Caspienne qui s'occupe des questions de la protection commune de l'environnement, de la navigation libre, de la pêche (selon les quotas accordés) et de la coordination des actions collectives ;

      le partage des gisements contestés selon le principe 50 : 50, autrement dit, la partie qui prétend à la possession de ces derniers, compense 50 % des dépenses de prospection et d'exploration déjà effectuées à l'autre partie qui a commencé la première l'exploitation du gisement litigieux. Elle aura également le droit de participer aux activités économiques ultérieures.

      La Russie proposa aussi de définir deux zones côtières : d'une largeur de 12 milles marins pour les contrôles frontalier, douanier, sanitaire et autres et de 25 milles pour la pêche, toujours sous pavillons des pays riverains 513 .

      

      Tableau n° 11

      La répartition éventuelle des réserves énergétiques de la Caspienne

      

      


Division sectorielle Zone de juridiction de 25 milles marins Zone de juridiction de 12 milles marins

pétrole milliard de tonnes gaz trillions m³ pétrole milliard de tonnes gaz trillions m³ pétrole milliard de tonnes gaz trillions m³
Russie 1,0 1,0 1,0 0,5 0,2 0,3
Kazakhstan 3,0 1,5 2,0 1,0 0,6 0,4
Azerbaïdjan 2,5 1,5 1,5 1,5 0,5 0,5
Turkménistan 0,5 1,0 0,5 0,5 0,1 0,2
Zone commune - - 2,0 1,5 5,6 3,6
Total 7,0 5,0 7,0 5,0 7,0 5,0

      Source : CHEGROUCHE L., « Géopolitique caspienne. Rivalité de puissance et contrôle global de l'énergie », Géopolitique, n° 76, octobre-décembre 2001, pp. 117-130.

      

      À la fin des années 90, les études d'une compagnie étrangère montrèrent qu'en cas de division sectorielle de la Caspienne, la Russie ne serait que le troisième (après le Kazakhstan et l'Azerbaïdjan) parmi les cinq pays riverains en matière de richesses naturelles 514 . Le changement de la position russe s'explique certainement par la découverte de nouveaux gisements au nord de la Caspienne, aussi bien dans le secteur russe que dans la partie litigieuse russo-kazakhstanaise.

      

      

      CONCLUSION

      

      Après la dissolution de l'URSS, le statut de la mer Caspienne devait être renégocié entre les cinq États riverains : la Russie, le Kazakhstan, l'Azerbaïdjan, le Turkménistan et l'Iran. Les trois nouveaux États placèrent d'emblée tous leurs espoirs de prospérité sur le développement du secteur pétrolier avec l'aide des investisseurs étrangers. Cependant, le cadre juridique existant de la mer excluait toute présence de pays tiers dans ses eaux privant ainsi les Trois du droit de les inviter à explorer les richesses très prometteuses de leur sous-sol, du moins sans les permissions de Moscou et de Téhéran. Encouragées par le capital pétrolier international, le poids géopolitique des États nouvellement constitués devenait de plus en plus important. Cela se produisit sur fond d'affaiblissement de l'influence politique aussi bien de la Russie que de l'Iran, les deux anciens maîtres de la Caspienne.

      Les différends furent davantage attisés par les confusions liées aux questions successorales de l'ancienne Union soviétique.

      Initialement, Moscou et Téhéran se déclarèrent contre la division sectorielle de la mer fermée en avançant le principe du condominium qui permettait d'avoir un contrôle sur les multiples projets pétroliers en cours de réalisation et futurs. Cette disposition russo-iranienne allait à l'encontre des intérêts économiques des trois nouveaux acteurs riverains. Leur opposition rigide encouragée par l'Occident et par des compagnies pétrolières transnationales fut à l'origine du changement de la stratégie russe. Pour ne pas se voir évincée définitivement, la Russie fit preuve d'une politique pragmatique et se rapprocha du Kazakhstan et de l'Azerbaïdjan dans la quête de nouvelles solutions au problème. En fin de compte, le fond marin fut de facto partagé en secteurs nationaux en laissant néanmoins la surface maritime en utilisation commune. Ainsi, l'Iran et le Turkménistan se retrouvèrent devant le fait accompli.

      Les pays caspiens acceptent peu à peu l'idée de la division des fonds marins en secteurs nationaux selon la ligne médiane modifiée qui, en effet, devient la base de la délimitation. Pour des raisons sécuritaires, la mer reste exclusivement sous les pavillons des pays riverains, ce qui, en effet, continue la tradition des trois derniers siècles.

      

      

      

      


§ 3. L'évolution des positions des États caspiens sur la question du statut juridique de la Caspienne

      

      

      Le statut juridique désuet et imparfait amenait dès le début à une impasse dont Moscou ne percevait pas la fin. À force d'erreurs et de mauvais calculs, la Russie finit par perdre les rênes du pouvoir, léguées par l'ex-URSS. Les actions unilatérales des Trois et leur indifférence ouverte vis-à-vis de l'opinion de Moscou signifièrent pour cette dernière une humiliation et une baisse du prestige politique. Les pays occidentaux, dont les intérêts se croisaient dans la région, profitèrent largement de l'incapacité de Moscou à construire une politique cohérente et à s'adapter à la nouvelle situation géopolitique de la région, et dressèrent les Trois contre leur ancienne métropole.

      Imposée comme le seul successeur de l'URSS et reconnue comme tel par la communauté internationale et par les anciennes républiques soviétiques membres de la CEI, la Fédération de Russie, « trop influencée par d'anciens réflexes » 515 , tenta de conserver le monopole juridique (avec l'Iran) sur les questions liées à la mer Caspienne, défini par des traités soviéto-iraniens précédents. Cependant, cette vision n'était pas partagée par ses anciens satellites et se heurta d'emblée au mécontentement et à l'opposition de ces derniers 516 .

      Enfin émancipés, l'Azerbaïdjan, le Turkménistan et le Kazakhstan adoptèrent des politiques indépendantes en négligeant ouvertement la nouvelle vocation « légitime » de la Fédération de Russie. Dès le début, les Trois placèrent beaucoup d'espoir dans l'exploitation du potentiel énergétique de leurs secteurs maritimes, vital pour l'affermissement des indépendances acquises.

      


A. – La position de la Fédération de Russie : « Fonds marins partagés, eaux communes »

      

      En travaillant les nouvelles approches et en essayant de s'adapter lentement à la situation régionale en pleine mutation, Moscou se laissa guider par des images et stéréotypes anciens. Pour l'élaboration du cadre juridique, il proposa initialement de s'appuyer sur les traités soviéto-iraniens. Ainsi, la diplomatie russe essaya de jouer la carte du « seul successeur légitime » de l'URSS en privant les trois nouveaux États de toute prise autonome de décision relative à la Caspienne avant qu'un nouvel accord soit signé entre le G5 caspien. Dans la logique des choses, ce n'était qu'une tentative de continuer la politique impériale du passé. Moscou tenta vainement de focaliser l'attention et les efforts des Trois sur la pêche, notamment de l'esturgeon, et sur les multiples problèmes écologiques. L'objectif fut clair : la Russie se souciait beaucoup de garder son statut précédent intact. Elle mettra du temps pour réaliser qu'il n'y avait plus d'interlocuteurs pour accepter ce genre de discours.

      Au début des années 1990, la Russie, pour des raisons évidentes, se prononça contre le principe de division en secteurs nationaux (conception du lac frontalier). Comme déclara plus tard V. Poutine, « ce serait une erreur de la [Caspienne – G.G.] diviser en cinq mers » 517 . Pour Moscou, l'augmentation du nombre de pays riverains n'impliquait guère de changement de statut. À l'unisson avec l'Iran, la Russie se prononça pour l'adoption d'une Convention sur le statut juridique de la Caspienne qui déterminerait le régime d'utilisation commune des ressources naturelles des fonds marins.

      Peu après la signature du « contrat du siècle », la Russie fit même entendre sa position officielle à la tribune de l'ONU (le 5 octobre 1994) vu l'importance mondiale et la résonance internationale de cette question 518 . Avec l'Iran, ils obtinrent en 1995 une confirmation de la justesse de leur position par les experts en droit maritime de l'ONU : « La Caspienne est un bassin (lac) intérieur qui fonctionne économiquement sur la base des traités soviéto-iraniens sans date limite fixe, et avant l'élaboration d'un nouveau statut sur la mer Caspienne et sur ses ressources, toute action d'expropriation et de démarcation des frontières à l'intérieur de la Caspienne n'est pas légitime » 519 . Moscou tenta également de recourir à des mesures de pression économique, comme le blocus des voies navigables (Volga-Don, Volga-Baltique) par où passait le transit pour l'Azerbaïdjan, l'instrumentalisation de la question de la propriété des équipements pétroliers sur la Caspienne, etc. 520 

      Cependant, cette même Russie, le 20 novembre 1993, avait signé l'Accord de coopération dans le domaine de la prospection et de l'exploration des gisements de pétrole et de gaz sur le territoire de la République d'Azerbaïdjan dans lequel les parties contractantes mentionnèrent le « secteur azerbaïdjanais de la Caspienne » 521 . De plus, une compagnie pétrolière russe, Loukoïl, obtint 10% des actions du consortium international créé à l'issue de la signature du « contrat du siècle » qui concernait cette même zone.

      Cet exemple montre toute l'ambiguïté de la politique caspienne russe. Par ailleurs, cette situation était assez symptomatique de la Russie post-soviétique où les entrepreneurs et les représentants du gouvernement concluaient des contrats qui allaient parfois à l'encontre de la ligne officielle du pays. L'accord ci-dessus mentionné en est un brillant exemple. Ainsi, la politique caspienne russe avait une double dimension : celle du Ministère des Affaires étrangères (position officielle) et celle des compagnies pétrolières soutenues par les membres pragmatiques du gouvernement. En perdant dans la première, elle gagnait dans la deuxième, ce qui permettrait de sauver la face. D'une certaine manière, ce sont les compagnies pétrolières russes qui incitèrent le Kremlin à apporter des correctifs dans sa politique caspienne. L'expert russe Iakov Pappe décrit ainsi la position des industriels pétroliers qui « ne soutiennent pas les tentatives de la Russie de faire pression sur ses voisins méridionaux, en particulier, la déclaration des territoires des anciennes républiques musulmanes d'URSS comme zone d'intérêts spéciaux de la Russie. Ils ne la soutiennent pas, car ils ne croient pas en l'efficacité de telles mesures. Pour eux, il est plus important d'avoir une possibilité d'expansion immédiate plutôt qu'après un partage de la mer. C'est pourquoi, les industriels pétroliers veulent respecter les aspirations nationales de tous les États indépendants en attendant simultanément que ceux-ci décident de faire des efforts pour utiliser au maximum le potentiel scientifique, technologique et humain que la Russie possède encore » 522 .

      Pour la Russie, la Caspienne était un bassin intracontinental fermé (zamknoutyï) unique (land-locked body of water) qui, à proprement dit, n'était ni mer ni lac. Par conséquent, la Convention de l'ONU du Droit de la mer, ainsi que les principes élaborés par la pratique internationale concernant les lacs ne pouvaient être directement appliqués. Dans la conception russe, le fait d'être unique supposait qu'il fallait élaborer des règles (exclusivement par des pays riverains) qui ne seraient appliquées qu'au cas de la Caspienne. En effet, ces deux types de statut n'arrangeaient pas Moscou. Citons juste deux exemples :

      Si la Caspienne est un lac, il faut la diviser en secteurs nationaux qui se trouveront sous la souveraineté des pays riverains. En conséquence, la Russie perdrait, entre autres, la frontière commune avec l'Iran et le Turkménistan.

      Si elle est une mer, les pays tiers doivent avoir accès à elle et il faut revoir le statut de la Volga, dans le sens de son internationalisation, en tant que seule liaison avec l'océan mondial, car les mers supposent une sortie vers ce dernier. En 1994 encore, les États-Unis firent des allusions pour que la Russie ouvre le canal Volga-Don aux pavillons des pays tiers 523 .

      En cas de partage de la mer en secteurs nationaux, du point de vue stratégique et militaro-politique, la Russie pourrait être confrontée à une série de menaces éventuelles :

      la violation de la libre navigation sur les eaux de la mer ;

      la militarisation de cette dernière ;

      la présence de bâtiments de guerre appartenant à des pays autres que caspiens ;

      les nombreux problèmes et conflits territoriaux.

      À cette période, par inertie, le Kremlin pensait encore pouvoir miser, souvent verbalement, sur la force et sur l'intimidation politique et économique de ses anciens satellites pour la résolution des multiples problèmes de la mer Caspienne. Heureusement que ces temps ont changé.

      Dès la fin de 1995, Moscou renonça à utiliser la force dans l'élaboration de sa politique caspienne. Curieusement, ce sont l'Iran et le Turkménistan qui, dans les années suivantes, auront recours à la « diplomatie de la canonnière » 524  en faisant une démonstration de force militaire dans le règlement des différends non résolus. Parallèlement, la capitale russe recula dans ses positions de départ dogmatiques qui menaient à une impasse. Ainsi, le manque de choix et d'alternatives susceptibles de réussir, incita la Russie à réviser sa politique vis-à-vis de la région. Pour commencer, elle proposa d'élargir la zone côtière de 10 à 20 milles. Les richesses naturelles situées en dehors de cette zone devaient être exploitées en commun.

      Le Kremlin s'appuya peu à peu et davantage sur des méthodes économiques. Dans cette optique, il essaya d'utiliser les atouts géographiques du territoire russe, qui possédait le plus vaste réseau régional de voies de communication pour l'acheminement des hydrocarbures, afin d'infléchir le développement de la situation en sa faveur. Pour cela la diplomatie russe donna la préférence aux négociations bilatérales au lieu de se focaliser sur les rencontres à quatre ou cinq. En effet, celles-ci s'avérèrent plus productives aussi bien pour la Russie que pour ses nouveaux voisins. Cependant, les accords conclus ne pourraient devenir « statutaires ». Pour passer cette étape, il faut que voie le jour un document qui soit signé par les Cinq. Le rôle inestimable des pourparlers bilatéraux consiste en l'avancement apporté au processus d'élaboration du statut juridique en question, car négocier à deux était plus simple que de tomber d'accord à cinq. Le seul pays qui resta un peu hors du jeu était l'Iran.

      Parmi les facteurs qui poussèrent Moscou à être plus conciliante, mentionnons également sa crainte de se voir perdre ses leviers traditionnels d'influence sur les politiques domestiques et étrangères de ses anciens satellites. De même, on peut ajouter celle de ne pas contrôler la coopération entre ces derniers et les compagnies pétrolières occidentales. Compte tenu de la politique pratiquée par l'Occident à leur égard, le Kremlin se rendit parfaitement compte qu'il risquait de voir ces pays s'éloigner davantage et sortir de la sphère de son influence. Tout en infléchissant graduellement sa politique initiale, la diplomatie russe aspirait, malgré tout, à garder les Trois dans son orbite, autant que cela était possible.

      Pour éviter de nouveaux échecs, les approches russes devinrent progressivement plus pragmatiques. En 1996, la Russie avança une proposition qui prévoyait la délimitation des zones côtières à 45 milles pour les pays riverains. Pour les gisements pétroliers qui se trouvaient au-delà de ces zones, les experts russes proposèrent d'établir une « juridiction ponctuelle » 525 . Celle-ci signifiait que les gisements où des travaux étaient en cours de réalisation, pourraient passer sous la juridiction du pays concerné. Or, cette proposition ne trouva pas de partisans parmi ses voisins caspiens. Le premier opposant fut l'Azerbaïdjan, car plusieurs gisements auxquels il était attaché se trouvaient hors de cette zone de 45 milles.

      Le 6 juillet 1998, Moscou et Astana signèrent l'accord concernant la délimitation des fonds marins de la partie septentrionale de la Caspienne. L'opinion des chercheurs se partage sur la prise de cette décision par la diplomatie russe. Le spécialiste de la Caspienne Barsegov, en particulier, écrit : « En sanctionnant la division du fond marin de la Caspienne sur la base de l'utilisation commune de son espace aquatique et de ses ressources, la Russie, avec sa participation directe, asséna un coup puissant au statut établi de la Caspienne » 526 . L'auteur est un des ardents défenseurs du régime de la Caspienne défini par des traités russo-/soviéto-iraniens. Cependant, le « statut établi » qu'il évoque n'existait pas. Au contraire, on avait une situation d'incertitude et un statu quo illusoire avec un fondement juridique controversé voire douteux.

      Avant que les experts ne tombent d'accord sur le tracé de la future ligne médiane, les deux pays démarrèrent l'exploration des gisements qui se trouvaient dans la zone de la future ligne de partage. L'exploration et l'exploitation ultérieure des gisements de cette zone devaient valoriser le réseau des communications et les infrastructures pétrolières russes existantes et en construction. L'enjeu des voies d'acheminement était aussi important que celui des gisements potentiels. Ce facteur servit d'impulsion supplémentaire pour que Moscou accepte d'urgence des compromis raisonnables et acceptables pour les deux parties.

      La fixation de la ligne médiane modifiée signifia pour les deux parties l'établissement d'une « ligne politique » sur les eaux caspiennes 527 . En dépit des nuances juridiques, l'accord russo-kazakhstanais marqua un tournant dans la problématique de la définition du statut de la Caspienne.

      Ainsi, dès la fin des années 1990, la politique caspienne russe devenait davantage pragmatique. L'importance de cette zone géographique fut soulignée une fois de plus par la création d'un poste de représentant spécial du Président de la Fédération de Russie pour la région caspienne avec titre de vice-ministre (le 31 mai 2000).

      Les 8-9 septembre 2001, Poutine effectua une visite à Bakou. Dans son volet « caspien », cette manifestation se termina par une déclaration commune : « Fonds marins partagés, eaux communes ». Ce fut une décision de compromis des deux parties. La Russie n'insista plus sur l'utilisation commune des fonds marins, en contrepartie, l'Azerbaïdjan renonça au partage sectoriel de la surface maritime. Les parties se rendirent également compte de l'inefficacité de se concentrer sur la définition de la nature lacustre ou maritime de la Caspienne. Peu à peu ce positionnement du problème commença à perdre son actualité.

      Avoir la Russie en tant qu'alliée dans les « affaires caspiennes », fut très utile pour Bakou qui avait des relations tendues avec l'Iran et le Turkménistan. C'est cette circonstance qui poussa la diplomatie azerbaïdjanaise à revoir ses positions rigides à l'égard du statut de la Caspienne et à renoncer à certaines de ses thèses initialement avancées. Chaque partie devait avoir des droits exclusifs sur les richesses sous-marines de son secteur. Les pays avaient également la souveraineté sur le déploiement des activités économiques dans les limites de leurs zones. Selon cette formule, la Russie aura des possibilités légitimes de veiller sur d'autres types d'activité de ses voisins. L'éventuelle menace de militarisation de la Caspienne et l'apparition de forces armées de pays tiers dans la mer seront également placées sous le contrôle russe, car Moscou sera en mesure d'opposer son veto sur de telles intentions.

      Ainsi, les ressources biologiques et la surface maritime restent d'utilisation commune, libres pour la navigation et pour la pêche, selon les normes et les quotas accordés préalablement. Les questions liées à l'écologie et à la protection de l'environnement doivent également être prises en compte par les pays riverains dans l'élaboration et l'adoption des futurs accords.

      Avec les ratifications des accords conclus par les parlement nationaux en 2003 528 , on peut considérer comme résolu le problème du partage des fonds marins dans la partie septentrionale de la Caspienne. La Russie, l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan ont fini par arriver à un consensus final mutuellement acceptable. Les discordances sérieuses qui restent encore concernent la partie méridionale de la mer entre l'Azerbaïdjan, l'Iran et le Turkménistan.

      La Russie persista néanmoins à maintenir que seuls les bateaux battant pavillon d'un des Cinq avaient le droit de naviguer sur la Caspienne. Elle confirma son opposition à la présence des tierces puissances en tant que parties contractantes dans la résolution des problèmes concernant la Caspienne. Ainsi, seuls les Cinq auront le droit d'élaborer la future Convention sur le statut de la mer. En d'autres termes, toute décision concernant la mer doit se trouver, comme aux siècles précédents, sous le contrôle exclusif des pays riverains dont le nombre est passé de deux à cinq.

      Pour résumer, la Fédération de Russie est pour :

      la Caspienne considérée comme un bassin intracontinental unique qui nécessite un statut juridique particulier ;

      l'élaboration, exclusivement par les pays riverains, d'une Convention spéciale sur le statut juridique de la Caspienne basé sur un consensus ;

      le principe de partage : « Fonds marins partagés, eaux communes » ;

      la méthode de partage selon la ligne médiane/médiane modifiée qui ne s'identifie pas à la frontière d'État ;

      les droits souverains sur les gisements dans les secteurs respectifs ;

      l'exploitation commune des ressources biologiques ;

      la liberté de navigation des bâtiments exclusivement sous pavillon des États riverains ;

      l'extension des zones côtières de 10 à 20 milles de large où les pays respectifs exercent les contrôles douanier, frontalier, sanitaire et autres ;

      le maintien des normes des traités russo-persan (1921) et soviéto-iranien (1940) avant l'adoption de la Convention spéciale sur le statut juridique de la Caspienne.

      Les opinions se partagent quant à l'évolution de la position russe. Les uns disent que c'est une humiliation pour la Russie de reculer par rapport à ses positions de départ résultant d'une politique incohérente. Ils ne veulent pas se résigner à l'image d'une Russie qui perd ses traits impérialistes archaïques. Pour les autres, arriver à la formule « fonds marins partagés (selon la ligne médiane/médiane modifiée), eaux communes » est une victoire de la diplomatie russe.

      À notre sens, la Russie n'était pas humiliée en changeant ses positions de départ. Dans le gouvernement russe on comprenait bien toute l'absurdité de la situation juridique autour de la Caspienne post-soviétique. Les multiples déclarations verbales inspirées par l'esprit impérial provenaient de réflexes anciens qui ne servaient qu'à gagner du temps. La Russie successeur de l'URSS n'était pas prête par ses moyens matériels, financiers et humains à affronter les nouvelles situations surgies subitement. La seule recette, dont elle disposait, découlait de l'approche impériale qui ne pouvait plus fonctionner et était vouée à l'échec. Ainsi, elle avait besoin de temps pour élaborer de nouvelles stratégies et faire preuve de sa volonté de se démarquer de l'image du passé qui la hante toujours et encore pour longtemps.

      Nombreux sont ceux qui se posent toujours la question suivante : la Russie, en tant que successeur officiel de l'Union soviétique, avait-elle le droit de renoncer aux traités russo-/soviéto-iraniens ? La question ainsi posée est assez dogmatique et ne comporte rien de constructif. De plus, elle amène à une impasse, car les lois, surtout celles qui sont imparfaites à l'origine, sont viables si elles se modernisent avec le temps et s'adaptent à l'évolution si intensive des événements politiques. Il ne faut pas non plus considérer que les changements enregistrés ne sont que l'expression de la bonne volonté de Moscou. Tout simplement, la capitale russe n'avait qu'un seul choix face au dilemme : négocier pour arriver à une solution raisonnable et acceptable ou se voir écartée et évincée progressivement de la région.

      Une possible troisième variante que nous n'avons pas mentionnée est l'usage de la force militaire pour atteindre ses objectifs, ce qui n'est plus d'actualité. De l'URSS à la Russie des changements s'opèrent dans les manières de voir et de procéder. Pendant la période post-soviétique, Moscou n'eut pas recours à la force militaire pour solutionner les contentieux frontaliers, terrestres ou maritimes, bien qu'il eût la triste expérience soviétique de résolution de ce type de problèmes avec, par exemple, la Chine. De nos jours, les solutions, au contraire, sont pacifiques, certes, à contre cœur parfois. La Russie réussit à éviter le pire dans les cas de la Crimée ou de l'enclave de Kaliningrad. Une partie de l'île de Daman fut cédée à la Chine et un processus de nouvelle démarcation avec le Kazakhstan se réalise avec succès. Ainsi, la Russie évolue, change et ses choix deviennent plus raisonnables.

      


B. – La position de la République du Kazakhstan : « Ni mer, ni lac »

      

      Selon l'accord entre les gouvernements des RSS du Kazakhstan (1974) et de la Fédération de Russie (1975), la partie septentrionale de la Caspienne fut proclamée réserve naturelle. Le développement de tout type d'industrie y fut interdit, hormis la pisciculture et le transport maritime. Ce fut seulement en 1993 que l'arrêté du Conseil des ministres de la République du Kazakhstan entérina un amendement spécial qui permit d'effectuer les études géophysiques, les travaux de prospection et d'extraction des hydrocarbures dans cette zone auparavant fermée.

      Comme déjà évoqué, au début des années 1990, Astana, Bakou et Achkhabad formèrent une sorte de coalition face à la Russie et à l'Iran qui insistaient pour conserver comme base de négociation le régime soviéto-iranien existant. En récusant les arguments de Moscou et de Téhéran, les Trois tentèrent de faire valoir leurs droits en s'appuyant sur le droit international concernant les mers.

      Le 19 juillet 1994, la capitale kazakhstanaise prépara un projet de Convention sur le statut juridique de la mer Caspienne basée sur certaines normes de la Convention de l'ONU du Droit de la mer de 1982 529 . Pour le Kazakhstan, dès le début, la Caspienne était une mer intérieure fermée. Or, une telle classification juridique n'existait pas dans le droit international. Autrement dit, le bassin d'eau en question, selon la version kazakhstanaise, n'était ni mer, ni lac et exigeait l'élaboration d'une Convention spéciale. En partant de l'histoire et de la pratique internationale, Astana proposa de partager la Caspienne en eaux territoriales d'une largeur de 12 milles marins (mer) et en zones économiques exclusives selon la ligne médiane (lac). La capitale kazakhstanaise se prononça également pour l'exercice des droits souverains sur les zones maritimes délimitées, y compris sur les fonds marins avec leurs ressources minérales, en provoquant, bien entendu, le mécontentement du Kremlin.

      

      

      En 1995 (26-27 septembre), lors de la rencontre des Ministres des affaires étrangères des États riverains de la Caspienne, sans la Russie, une deuxième variante de la proposition kazakhstanaise vit le jour, basée sur la conception de mer-lac (« ni mer ni lac »). Astana proposa de définir les eaux territoriales et les zones de pêche, et de délimiter les fonds marins. Le reste devait être utilisé par les pays riverains en commun à des fins de navigation, de travaux de prospection, etc. La présence de pavillons autres que ceux appartenant aux pays côtiers devait être interdite. Dans l'immédiat, cette variante resta également lettre morte, mais servira de base pour les accords bilatéraux des années suivantes.

      À l'instar de l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan, dès son indépendance, procéda à la prospection des fonds marins et du plateau continental de son secteur. Mais contrairement à la politique de Bakou, celle d'Astana était moins provocante pour plusieurs raisons.

      Le Kazakhstan n'a pas connu de changement de leader. Depuis 1990, ce pays est dirigé par N. Nazarbaev réputé être un diplomate expérimenté et pondéré.

      La présence d'une forte minorité russe dans le pays conditionna l'élaboration d'une politique prudente et équilibrée à l'égard de Moscou.

      Une grande partie des gisements kazakhstanais se trouve aussi bien sur le plateau continental que dans la partie septentrionale du pays. Par conséquent, l'essor économique n'est pas lié uniquement aux ressources qui se cachent dans les fonds marins caspiens.

      Le Kazakhstan commença plutôt par l'exploration de ses gisements de pétrole onshore dans les limites de ses territoires pré-caspiens, ce qui mit automatiquement ses actions hors de portée des critiques et ne provoqua pas l'agacement de ses voisins.

      Pour l'acheminement des hydrocarbures, le Kazakhstan était encore obligé d'emprunter le réseau russe de transport. Cette circonstance d'une part retint Astana d'actions arrogantes à l'encontre de Moscou, de l'autre, prédisposa la Russie à lui garder sa faveur en tant que partenaire économique.

      C'est avec l'Azerbaïdjan que le Kazakhstan se mit d'accord le premier sur la question de la délimitation et de la coopération dans la Caspienne. En septembre 1996, les deux républiques turcophones divisèrent de facto la mer en secteurs nationaux. Astana s'opposa seulement à la division de l'espace aérien selon le tracé des secteurs et proposa de définir des couloirs aériens. De même, il considéra la surface maritime libre pour la navigation et pour la pêche sur la base des quotas et des licences 530 .

      De nos jours, sur les questions caspiennes, les positions de la Russie sont les plus convergentes avec celles du Kazakhstan. Les relations bilatérales sont basées sur deux documents : l'Accord sur la délimitation des fonds marins de la partie septentrionale de la mer Caspienne (le 6 juillet 1998) et la Déclaration de coopération dans la mer Caspienne (le 9 octobre 2000). La signature de ces accords fut tout de même précédée par des accusations réciproques concernant les droits souverains sur quelques gisements litigieux. Ainsi, en 1997, la Russie commença la prospection du gisement Kourmangazy en dépit des protestations diplomatiques d'Astana. La capitale russe argumenta ses actions par le fait que sur la Caspienne il n'avait jamais existé de frontières étatiques, donc chaque pays était en mesure d'extraire le pétrole où il lui plairait 531 . Finalement, le bon sens prévalut et, le 13 mai 2002, la Russie et le Kazakhstan signèrent un accord sur l'exploitation des trois gisements pétroliers litigieux de la partie septentrionale de la Caspienne (Khvalynskoe, Tsentralnoe et Kourmangazy), en appliquant le principe des 50 : 50. Selon l'accord, les deux premiers gisements 532  restèrent sous la juridiction de la Russie, le dernier sous celle du Kazakhstan 533 .

      Avec cette approche, la Russie réduit à néant les faibles espérances de Téhéran de partager la mer à part égale, attribuant 20 % à chaque pays du littoral. Comme le déclara V. Kolujnyï, le vice-ministre russe des affaires étrangères chargé des questions du règlement du statut de la Caspienne, la « Russie ne considère pas ses 19 % [18,7 % - G.G.] comme une concession. Elle les considère comme un juste pas » 534 . En dépit de cette déclaration, Moscou, en effet, avait fait des concessions tout en obtenant des contreparties. De toute évidence, ce fut un compromis en échange de l'engagement d'Astana de ne pas éviter le territoire russe pour l'exportation de ses hydrocarbures.

      Le Kazakhstan fut le seul pays caspien qui tenta d'entamer des négociations avec la Russie à propos de la Volga et enregistra un certain succès. L'affluent de la Volga, Akthuba, sert de frontière naturelle entre les deux pays. Bien que l'étendue de cette partie de la frontière ne dépasse pas 60 km, elle permit à la capitale kazakhstanaise d'engager des pourparlers avec Moscou sur la possibilité d'emprunter la voie fluviale de la Volga afin d'atteindre les mers Baltique et Noire via le réseau russe de canaux existants. Le fait que la Volga ne traverse que le territoire russe donnait à croire que son éventuelle internationalisation ne pouvait pas être acceptable pour Moscou. Or, la Russie ne renonça pas à la pratique séculaire selon laquelle les pays aussi bien caspiens qu'autres, sur la base d'accords bilatéraux, utilisaient la Volga pour le transport de marchandises et d'hydrocarbures. Rappelons que la Volga (avec ses affluents et ses canaux) est la seule voie navigable qui relie la Caspienne à l'océan mondial.

      Ainsi, la position du Kazakhstan à l'égard du statut de la Caspienne se traduit par les considérations suivantes :

      la considération de la Caspienne comme bassin d'eau qui n'est ni mer ni lac ;

      l'application de la Convention du Droit de la mer de l'ONU, sous certaines réserves ;

      la délimitation d'une zone territoriale de 12 milles marins au large ;

      l'application de la ligne médiane pour la définition des zones économiques exclusives ;

      l'exercice de droits souverains sur les zones maritimes délimitées, y compris les fonds marins avec leurs richesses minérales.

      


C. – La position de la République d'Azerbaïdjan : « Caspienne – un lac frontalier »

      

      La position de l'Azerbaïdjan était déterminée par son histoire depuis le boom pétrolier de la fin du 19e siècle. Le redressement de son économie est directement lié au développement du secteur pétrolier et à l'exploration et l'exploitation des gisements offshore souvent très éloignés de la côte. Lors des dernières décennies, plus de la moitié du pétrole fut extrait en pleine mer où apparurent de vastes zones industrielles avec toutes leurs infrastructures. C'est pour cette raison que Bakou fut impliqué dans presque tous les différends sérieux de la Caspienne.

      Encouragé par des compagnies pétrolières transnationales, l'Azerbaïdjan fut le premier à contester ouvertement l'ordre existant sur la Caspienne. La contestation se manifesta dans la prise de décisions unilatérales concernant les travaux d'exploration dans la mer, avec de plus la participation des compagnies étrangères. Dès le début de son indépendance, l'Azerbaïdjan se positionna comme « créateur de droits sur ce qu'il estimait être « ses » espaces maritimes » 535 . Il insista pour que la Caspienne, malgré sa taille, soit considérée comme un lac avec toutes les conséquences qui en découlaient. Depuis 1989, cette thèse était défendue notamment par le spécialiste du droit international R. Mamedov, auteur de différents ouvrages et articles à ce sujet 536 .

      Le statut de lac permet de diviser la Caspienne en secteurs, tandis que celui de mer ne prévoit qu'une bande large de 12 milles marins pour les pays riverains. Il était évident que l'Azerbaïdjan était gagnant, car à cette époque, les principaux gisements existants se trouvaient dans son secteur. Les raisons de Bakou de miser sur le statut de lac et de rejeter le principe de condominium avancé initialement par Moscou et Téhéran étaient donc claires. Quoique E. Mitiaeva estime qu'à long terme, le principe de condominium pourrait être avantageux pour l'Azerbaïdjan, compte tenu du fait que son secteur est le plus exploré et que toutes les réserves y étaient pratiquement connues, tandis que les autres secteurs étaient mal ou pas du tout étudiés et pourraient être aussi riches en hydrocarbures 537 . Pour justifier sa position, l'Azerbaïdjan se référa à la démarcation conventionnelle de la Caspienne faite par le Ministère soviétique de l'Industrie pétrolière en 1970. Il considérait en principe que si le cadre réglementaire était absent, il fallait se laisser guider par la pratique historique établie. D'une certaine manière, Bakou avait le droit de penser ainsi.

      Si Moscou essaya de se concentrer sur les problèmes environnementaux et sur la protection des ressources biologiques de la mer, l'Azerbaïdjan privilégia les questions qui concernaient les ressources naturelles. La position russe reste compréhensible, car, hormis la Caspienne, elle possédait de vastes étendues sibériennes riches en hydrocarbures où la protection de l'environnement était par ailleurs loin d'être la priorité de la politique officielle russe. Pour l'Azerbaïdjan et le Turkménistan, et d'ailleurs partiellement pour le Kazakhstan, la prospérité économique fut étroitement liée à l'exploitation des réserves énergétiques qui se cachaient dans les fonds marins de la Caspienne. En d'autres termes, les trois nouveaux acteurs caspiens étaient occupés à la « résolution des problèmes à court terme », tandis que la Russie et l'Iran songeaient plutôt à l'avenir 538 .

      La question en suspens du statut de la Caspienne correspondait pleinement aux intérêts de Bakou qui continua sans relâche à développer toutes ses activités économiques dans son « secteur » avec l'appui des compagnies étrangères. Il négligeait manifestement les mécontentements et les protestations de ses voisins caspiens, notamment, du Turkménistan et de l'Iran. Le président H. Aliev qualifia même la question du statut de la Caspienne « de sortie de l'imagination » 539 .

      En application de la thèse considérant que la Caspienne est un lac frontalier, Bakou construisit sa politique caspienne sur la base du partage de la mer en secteurs nationaux. Cela sous-entendait que ces secteurs devaient être considérés comme parties intégrantes des territoires nationaux. Cette idée fut même écrite dans l'article 11 de la Constitution nationale du 12 novembre 1995 qui plaça les fonds marins, la masse et la surface aquatique, ainsi que l'espace aérien, sous la souveraineté de la République : « Les eaux intérieures de la République d'Azerbaïdjan, le secteur de la mer (lac) Caspienne appartenant à la République d'Azerbaïdjan, l'espace aérien au-dessus de la République d'Azerbaïdjan sont des parties intégrantes du territoire de la République d'Azerbaïdjan » 540 .

      Les encouragements permanents des États-Unis contribuèrent également au durcissement de la position de Bakou sur les questions caspiennes. Pratiquement dès la chute de l'URSS, Washington déclara l'existence d'intérêts stratégiques américains de longue date en Azerbaïdjan. À ce propos l'ambassadeur américain affirma ouvertement que son pays était prêt à soutenir politiquement l'Azerbaïdjan dans le litige relatif au statut juridique de la Caspienne 541 . À maintes reprises, il fit des allusions au montant et au volume des investissements étrangers qui étaient directement liés à la division sectorielle de la mer et qui empêcheraient toute ingérence des pays voisins dans les projets en cours de réalisation dans le secteur azerbaïdjanais.

      Les réalités géopolitiques de la région changèrent si vite que la Russie fut contrainte d'accepter pratiquement tous les changements réalisés de facto par les Trois, notamment, par l'Azerbaïdjan. Dans les années qui suivirent, pour ne pas se voir écartée complètement de l'exploitation des gisements, la diplomatie russe continua de faire des concessions mentionnées précédemment. Parallèlement à la Russie, la position de départ de Bakou évolua et subit également des changements significatifs. Dans la Déclaration commune sur la Caspienne (Bakou, le 9 janvier 2001), les présidents russe et azerbaïdjanais se mirent d'accord pour partager, dans un premier temps, les fonds marins en secteurs/zones selon le principe de la ligne médiane modifiée tout en tenant compte des normes du droit international et de la pratique qui s'était formée dans la région caspienne durant des décennies.

      À mesure que l'Azerbaïdjan accélérait la mise en valeur de ses richesses naturelles, Téhéran, écarté de la plupart des projets caspiens, exprima de plus en plus de prétentions et présenta des réclamations à Bakou concernant principalement deux questions cruciales : sa coopération étroite avec les États-Unis et Israël, ennemis acharnés de la République islamique, et les activités subversives des services spéciaux azerbaïdjanais au nord de l'Iran, peuplé majoritairement par des Azéris iraniens. Bakou, à son tour, accusa l'Iran d'activer des groupements islamiques sur le sol azerbaïdjanais et de protéger des personnes impliquées dans le coup d'État en Azerbaïdjan.

      À la différence de l'Iran, les relations initiales avec le Turkménistan étaient plutôt bonnes. Elles se dégradèrent quand Bakou commença à exploiter, avec le concours des compagnies pétrolières occidentales, trois gisements litigieux. Achkhabad contesta dès le début leur propriété, ce qui envenima les relations bilatérales.

      C'est encore à la veille de la dissolution de l'Union soviétique (le 18 janvier 1991) qu'un décret conjoint entre le ministère du pétrole et du gaz de l'URSS et le Conseil des ministres de la RSS d'Azerbaïdjan vit le jour et précisa l'appartenance des quatre gisements pétroliers (Azéri (Khazar pour les Turkmènes), Tchirag (Osman), Kiapaz (Serdar) et Gunechli) à l'Azerbaïdjan. Ces gisements susciteront la convoitise du Turkménistan et de l'Iran après la disparition de l'URSS. Pendant que ses deux voisins préparaient des discours pour justifier leur appartenance à l'une ou l'autre des parties, l'Azerbaïdjan se mit assidûment à l'exploitation de ces gisements en obtenant la « reconnaissance » de droits souverains sur eux de la part de l'Occident représenté par des compagnies pétrolières multinationales. Ainsi, Bakou était le plus prévoyant par rapport à ses deux voisins.

      Une autre cause de la dégradation des relations turkméno-azérbaïdjanaises fut la découverte, au lieu de pétrole, d'énormes réserves de gaz naturel à Chah-Deniz susceptibles de transformer l'Azerbaïdjan en un concurrent du Turkménistan dans le transit du gaz vers la Turquie. Bakou prétendit désormais obtenir des quotas considérables dans l'acheminement du gaz par le gazoduc transcaspien en projet destiné initialement au transport du « combustible bleu » turkmène.

      Ainsi, la République d'Azerbaïdjan se prononce pour

      la Caspienne en tant que lac frontalier ;

      la division de la mer en secteurs nationaux selon les règles et la pratique du droit international ;

      la délimitation aussi bien des fonds marins que de la surface maritime selon le principe d'équidistance ;

      le principe de partage basé sur les frontières administratives établies par le Ministère soviétique de l'Industrie pétrolière en 1970.

      


D. – La position de la République du Turkménistan : revirements constants

      

      La politique caspienne du Turkménistan fut très contradictoire dès le début du lancement des débats. Initialement, il voyait l'élaboration du futur statut de la Caspienne en partant des traités russo-/soviéto-iraniens de 1921 et de 1940 et se prononçait contre toute division en secteurs nationaux. Pour lui, la Caspienne était un espace aquatique (lac) intérieur, sur lequel la Convention de l'ONU du Droit de la mer ne pouvait être appliquée. Il proposa également de délimiter les eaux en trois zones : côtière (d'une largeur de 15 milles), nationale économique (d'une largeur de 35 milles) et commune (dans la partie centrale de la mer). Plus tard la Russie se déclara prête à soutenir cet élargissement de la zone côtière de 10 à 15 milles marins 542 . En effet, cela signifiait la fixation des frontières maritimes. Les fonds marins de cette dernière zone devaient être exploités en commun. Or, dans les années qui suivirent, cette position changera à maintes reprises.

      Le Turkménistan fut le premier État caspien qui adopta des lois et entreprit des mesures unilatérales concernant la Caspienne. Ainsi, en 1993, il adopta la Loi sur la Frontière d'État et l'étendit également sur les eaux de la Caspienne sans consulter ses voisins 543 . En se basant sur le Droit de la mer, il déclara la bande côtière d'une largeur de 12 milles marins sous sa juridiction exclusive. Cela signifiait que le pays pouvait déployer des activités économiques dans la mer sans tenir compte de l'avis des pays riverains. Le Turkménistan fut le premier pays caspien qui plaça l'espace maritime sous sa juridiction. Cependant, rien ne l'empêcha de déclarer que l'exploration des richesses naturelles ne devait commencer qu'après l'adoption de la Convention sur le statut de la Caspienne. D'autres déclarations qui suivirent, entreront en contradiction avec les précédentes. En effet, lors de chaque rencontre internationale avec ses voisins caspiens, le leader turkmène se montra très flexible et s'adapta au contexte géopolitique du moment. En 1995, par exemple, il tomba d'accord avec B. Eltsine en déclarant que la Caspienne était indivisible ni par la terre ni par la mer et en se ralliant, en effet, au principe de condominium 544 .

      Vu le manque de perspectives dans la variante du condominium et vu les actions unilatérales, notamment de l'Azerbaïdjan, dans la partie centrale de la Caspienne, le Turkménistan se rallia un peu plus tard à la position de Bakou sur le partage de la mer en secteurs nationaux (1996). La question était de savoir sur quel principe ? Achkhabad proposa de diviser la Caspienne par les lignes médiane et côtière. Autrement dit, la frontière terrestre devait avoir une continuation sur les eaux également et marquer la frontière d'État. Ainsi, Achkhabad renonçait au partage des fonds marins sans la surface maritime. Il se déclarera prêt à discuter les questions liées à la navigation, à l'environnement, à la biosphère, etc. après l'adoption et la signature de la Convention sur le statut de la Caspienne.

      À l'instar de Téhéran, Achkhabad accueillit fraîchement la proposition russe concernant la création par les pays riverains d'un Centre stratégique et économique de la Caspienne. Les positions des deux capitales firent avorter, à maintes reprises, les rencontres du Groupe spécial du travail. La convergence des politiques de l'Iran et du Turkménistan dans cette question s'explique par deux facteurs majeurs. Premièrement, les deux pays avaient de graves contentieux avec l'Azerbaïdjan susceptibles même de dégénérer en affrontements avec utilisation de la force militaire. Deuxièmement, le Turkménistan considérait le territoire iranien comme une alternative au territoire russe pour l'acheminement de ses hydrocarbures vers les marchés internationaux. Comme l'Iran, le Turkménistan se prononça pour le partage de la mer à parts égales, car cela permettait d'étendre sa souveraineté sur 20 % des fonds marins au lieu de 18,4 %.

      Le 14 août 1997, le gouvernement turkmène lança un appel d'offres international qui concernait les travaux de prospection et d'extraction des réserves énergétiques sur le plateau continental de son secteur. Deux ans plus tard (le 11 août 1999), le président Niazov, apparemment encouragé par les résultats des prospections, édicta l'oukase Sur la création du service national pour la mise en valeur du secteur turkmène de la mer Caspienne. Dans ce dernier, il déclara le « secteur national turkmène » de la Caspienne comme faisant partie intégrante du Turkménistan. Une série de mesures devait être réalisée pour le mettre en valeur afin de l'intégrer complètement dans l'économie nationale. À cette fin, Achkhabad se chargea de réglementer la navigation et la pêche dans son secteur.

      La réaction de la Russie à ce décret fut immédiate. La capitale russe se réserva le droit de prendre les mesures adéquates pour assurer l'application des principes de libre navigation et de pêche.

      Après le sommet du G5 à Téhéran (2000), la position du Turkménistan subit de nouveau des changements. Afin d'encourager les investisseurs étrangers, Achkhabad finit par donner son consentement à la division de la mer par la ligne médiane (2001). Achkhabad proposa également de délimiter les eaux territoriales, à une largeur de 12 milles marins, et la zone des intérêts économiques à 35 milles de large. Le reste de la mer devait être libre pour la navigation.

      L'absence d'un consensus sur le statut juridique de la Caspienne affectait sérieusement le volume des investissements dans le secteur pétrolier national. Ce constat concernait également l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan. Un point d'achoppement subsista sur les méthodes de calcul. À cause de l'existence de la presqu'île d'Apchéron, la ligne médiane s'est déplacée considérablement vers la côte turkmène et « enlève » à Achkhabad les gisements litigieux avec l'Azerbaïdjan. C'est pour cette raison, que la capitale turkmène insista pour que la presqu'île d'Apchéron ne soit pas prise en compte lors de la démarcation selon la ligne médiane.

      Le Turkménistan est particulièrement intéressé par le site pétrolifère Serdar (Kiapaz) qui se trouve au centre de la Caspienne, sous contrôle de l'Azerbaïdjan. Selon les calculs d'Achkhabad, ce gisement serait éloigné de 84 km de la côte turkmène, tandis que la rive azerbaïdjanaise se trouve à 184 km 545 . À cause de cette discordance, les travaux de prospection dans ce secteur convoité, prévus par l'accord commun entre Loukoïl, Rosneft et Socar (State Oil Company of Azerbaidjan Republic), furent arrêtés 546 . Des reproches similaires sont faits par rapport à d'autres sites litigieux : celui d'Osman (Tchirag) se trouve à 132 km du littoral turkmène et à 148 km de l'Azerbaïdjan, celui de Khazar (Azéri) à 118 km et à 160 km respectivement.

      Les démarches diplomatiques des deux antagonistes prouvèrent le sérieux des litiges qui les opposaient. En 2001, Achkhabad rappela son ambassadeur de Bakou et demanda au gouvernement azerbaïdjanais d'honorer immédiatement ses dettes s'élevant à 60 millions de dollars. À défaut, il menaça de les vendre à une tierce partie 547 . Ces différends poussèrent Achkhabad à moderniser son aviation de combat et sa flotte navale 548  en dépit de son statut de pays neutre, déclaré solennellement à la tribune de l'ONU. L'accompagnement militaire, de toute évidence, est considéré comme nécessaire par le président autoritaire turkmène.

      Les deux pays seront-ils capables de trouver un arrangement mutuellement acceptable ? La méthode de la ligne médiane modifiée, qui a d'ailleurs bien marché entre la Russie et le Kazakhstan, pourrait-elle être appliquée lors du partage sectoriel turkméno-azerbaïdjanais ? À notre sens, c'est peu probable, au moins pour deux gisements, car les travaux d'exploration, financés par des compagnies occidentales épaulées par leurs pays respectifs, sont en cours. Lors de la signature des multiples contrats, aucune compagnie pétrolière ne considéra ces gisements comme turkmènes. Ainsi, ce n'est pas un litige purement turkméno-azerbaïdjanais. En cas d'aggravation de la situation, le Turkménistan sera opposé aux puissances mondiales, donc la bataille est perdue d'avance. De toute évidence, Achkhabad se résignera à l'ordre des choses établies de facto avec apparemment quelques contreparties largement inférieures aux attentes turkmènes.

      Pour résumer, concernant la Caspienne, le Turkménistan prône :

      la délimitation des zones : territoriales à 12 ou 15 milles marins au large, nationale économique à 35 milles au large et commune pour le reste ;

      la division sectorielle à 20 % pour chaque partie ;

      le partage des fonds marins sur le principe de ligne médiane qui ne tient pas compte de la presqu'île d'Apchéron.

      


E. – La position de la République islamique d'Iran : condominium ou res communis

      

      L'Iran déclara à maintes reprises qu'avant l'adoption d'une Convention spéciale sur la Caspienne, les pays riverains devaient s'appuyer sur les traités russo-/soviéto-iraniens. Cette convergence des positions de départ de la Russie et de l'Iran était tout à fait compréhensible, car l'ancien cadre juridique de la mer n'avait été défini que par les traités bilatéraux et, en principe, les deux pays s'entendaient entre eux. Tout comme la Russie, l'Iran souligna toujours que les ex-républiques soviétiques avaient pris l'engagement de respecter tous les traités internationaux de l'URSS, y compris ceux concernant la Caspienne. Donc il fallait les honorer avant la signature de la Convention.

      Au tout début des débats, Téhéran proposa de créer une Compagnie pétrolière unifiée des pays caspiens à qui les parties confieraient la tâche de défendre les intérêts de chacun. Le Kazakhstan et l'Azerbaïdjan, qui concevaient déjà des projets, ne soutinrent pas cette initiative iranienne. L'Iran était désireux de voir la Caspienne sous le statut de condominium, car en cas de division en secteurs nationaux, il serait le grand perdant. Avec l'utilisation du critère de la ligne côtière des États riverains, l'Iran ne recevrait que 13,8 % de la mer convoitée.

      En se trouvant presque dans la même situation que la Russie, l'Iran soutint la variante russe d'extension de la zone côtière jusqu'aux 20 milles. De surcroît, il avança une proposition de tracer, au-delà de cette zone, une autre zone de la même largeur pour les activités économiques exclusives. Le centre de la Caspienne devait se trouver sous la gérance des Cinq (condominium). Toutes les propositions iraniennes qui se référaient à une entreprise commune à part égale, furent rejetées par les Trois, notamment par Astana et Bakou. De toute évidence, elles étaient vouées à l'échec. Pour ne pas répéter les raisons déjà citées, ajoutons seulement un nouvel élément important. En application du principe de condominium, l'Iran devait posséder des parts dans l'exploration des gisements de la « zone commune ». L'exploitation de ces derniers n'était pas envisageable sans le capital des compagnies pétrolières occidentales qui ne sont pas autorisées par Washington à coopérer avec la République islamique. Ainsi, l'Iran fut contraint de chercher d'autres solutions pour s'imposer.

      C'est pourquoi Téhéran se déclara prêt à donner son consentement à un partage sectoriel de la mer à condition qu'il s'effectue à parts égales, c'est-à-dire, 20% pour chaque pays riverain. Hormis le Turkménistan, les autres pays caspiens, notamment le Kazakhstan qui perdait 10% de son secteur, récusèrent cette proposition iranienne. Téhéran insista également pour que seuls les pays riverains aient le droit de participer au processus de définition du statut de la Caspienne et du cadre juridique des activités économiques maritimes.

      Cependant, le manque de moyens de pression et la crainte de se retrouver isolé incitèrent le gouvernement iranien à adopter une politique plus flexible et pragmatique. De temps en temps, les avantages économiques prévalaient tout de même sur les arguments politiques. Par ailleurs, en 1995, Téhéran laissa entendre que désormais il serait guidé par la rationalité économique plutôt que par la conjoncture politique dans la résolution des multiples problèmes de la Caspienne 549 . Par exemple, en 1997, en échange de 10 % des parts dans l'exploitation du gisement litigieux de Chah-Deniz, la République islamique reconnut de facto la juridiction de Bakou sur ce secteur. Ainsi, l'Iran fut très limité dans ses choix, ce qui incita le gouvernement à adoucir ses positions. En cas de sérieuse pression sur l'Azerbaïdjan de sa part, Bakou pourrait s'adresser aux États-Unis pour qu'ils interviennent et prennent sa défense. Dans le contexte géopolitique régional existant, inciter une fois de plus Washington à intervenir contre lui s'avérerait suicidaire.

      Néanmoins, la question des gisements litigieux reste toujours en suspens et susceptible d'avoir un développement dangereux. L'Iran a présenté un plan selon lequel de grandes parties des secteurs azerbaïdjanais et turkmène devaient passer sous la juridiction iranienne, y compris les riches gisements pétrolifères d'Araz, d'Alov (Alborz) et de Charg qui se trouvaient de facto tous dans le secteur azerbaïdjanais. Le 23 juillet 2001, les forces navales iraniennes expulsèrent des eaux, considérées par l'Iran comme les siennes, deux bateaux de prospection géologique qui effectuaient des travaux pour le compte d'une compagnie pétrolière azerbaïdjano-britannique. Téhéran fit savoir qu'il n'excluait pas le recours à la force militaire, si besoin était, pour faire valoir ses droits sur la mer. En réponse, Bakou menaça d'abattre les avions iraniens 550 . Dès lors, les travaux dans cette zone furent arrêtés en attendant qu'une décision politique soit prise entre les deux capitales. En cas d'aggravation de la situation dans la partie méridionale de la Caspienne, l'Iran peut voir en Achkhabad un allié dans l'élaboration des mesures communes contre l'Azerbaïdjan.

      Téhéran accepta mal les accords bilatéraux russo-kazakhstanais (juillet 1998), russo-azerbaïdjanais (janvier 2001) et azerbaïdjano-kazakhstanais (novembre 2001), concernant le partage des fonds marins caspiens. Ils marginalisaient, voire mettaient hors jeu, l'Iran dans la prise de décisions relatives à la mer commune. Téhéran accusa même V. Poutine d'« immaturité politique » 551 . Pour la capitale iranienne ce sont des « accords avec soi-même », car du point de vue juridique, seuls les traités russo-/soviéto-iraniens sont en vigueur avec uniquement deux parties contractantes : Russie/URSS et Iran 552 . Il présenta même une protestation à l'Organisation des Nations Unies. L'incapacité du Ministère des affaires étrangères à défendre les intérêts du pays lors des négociations avec les pays caspiens provoqua une critique farouche du parlement iranien 553 . Les parlementaires demandèrent même à s'adresser à la Cour internationale de la Haye afin de faire valoir les traités de 1921 et 1940 qui, à leurs sens, permettraient à l'Iran de prétendre à 50 % de la mer intérieure en question 554 . Téhéran prit également des mesures pratiques. En février 2000, le Majlis iranien adopta une loi spéciale qui donnait le feu vert à la compagnie NIOC pour prospecter et exploiter les gisements du secteur considéré comme iranien 555 .

      Le 12 mars 2001, dans la Déclaration commune russo-iranienne, Moscou et Téhéran ne reconnurent aucune délimitation (frontière étatique) sur la mer Caspienne avant l'élaboration du nouveau régime juridique. La déclaration commune souligna également le principe du consensus selon lequel toute décision concernant le statut de la mer et l'exploitation de ses richesses n'entrerait en vigueur qu'après son approbation de la part des cinq États caspiens. L'Iran déclara également qu'il pouvait soutenir la proposition russe de la ligne médiane à condition de délimiter une zone intermédiaire, d'une largeur de 20 milles tout le long de la ligne verticale, pour les activités économiques communes et pour la navigation. Bien entendu, les gisements litigieux se trouveront dans cette zone intermédiaire. En réalité, la position iranienne n'évoluait presque pas. De plus, selon sa proposition, l'Iran recevrait un accès hypothétique aux profondeurs de la Caspienne en utilisant cette zone intermédiaire.

      En 2002, les Quatre avaient l'intention de proposer à l'Iran le « principe du partage des ressources naturelles » sans changer les frontières des secteurs, ce qui pourrait augmenter la part iranienne de 13,8 % à 16 % 556 . L'Iran manifesta son intérêt envers le projet russe.

      La seule chance de Téhéran de ne pas se sentir écarté, isolé et « humilié » reste l'élaboration d'une politique d'investissements dans les jeunes économies des pays riverains qui en ont besoin en permanence. Notamment, l'Iran a tous les atouts pour participer aux projets des zones et gisements litigieux. L'exploitation commune de ces derniers pourrait être la variante de résolution la plus civilisée et optimale des différends existants, surtout que le secteur iranien est le secteur caspien le plus dépourvu d'hydrocarbures.

      Pour l'Iran, son influence dans la région caspienne est, en premier lieu, une question de prestige national, surtout que durant ces deux derniers siècles, le pays fut presque toujours perdant. Les intérêts économiques restent au second plan, car le pays possède d'énormes réserves en hydrocarbures dans le golfe Persique dont les gisements, de surcroît, sont plus facilement exploitables et transportables que les réserves de la Caspienne à cause de facteurs géologiques et du manque d'infrastructures de transport.

      La capitale iranienne serait-elle prête à se contenter, à l'instar de la Russie, de ses 13% et à ne pas les considérer comme une concession ou, encore pire, une humiliation ? À cet égard, R. Yakemtchouk s'interroge : « Peut-on être certain qu'en cas de découverte d'importants gisements d'hydrocarbures dans la partie iranienne de cette mer, Téhéran accepterait qu'ils soient considérés comme une propriété commune des cinq États riverains et que leur exploitation soit gérée en commun ? » 557 .

      La marge de manœuvre de Téhéran est restreinte pour une autre raison également. Si on prend comme base les traités russo-/soviéto-iraniens, il doit se contenter de ses 13 % de la mer de facto définis et acceptés par lui. De surcroît, s'il ne reconnaît que l'ex-URSS et son successeur la Russie, a-t-il le droit de s'ingérer dans la délimitation « intérieure » de la partie « soviéto-russe » ? Ainsi, l'intransigeance de la position iranienne est conditionnée par :

      a) l'attribution de la plus petite part (11 à 13 %) lors du partage selon les principes élaborés par la Russie, le Kazakhstan et l'Azerbaïdjan ;

      b) la menace de voir les États-Unis et l'Occident s'ancrer légalement dans la Caspienne, y compris militairement, sur l'invitation des trois nouveaux pays riverains qui de jure seraient les seuls maître de leur secteurs respectifs ;

      c) l'accroissement considérable de la présence économique et militaire de la Russie ;

      d) la perte des leviers de pression sur les pays caspiens ;

      e) la dévalorisation de la vocation de transit du territoire iranien.

      Pour résumer, la République islamique d'Iran est pour

      la Caspienne en tant que mer fermée ;

      l'exercice de droits souverains par les pays riverains sur une zone côtière de 20 milles de large ;

      la souveraineté totale sur les fonds marins, sur les ressources biologiques et sur l'espace aquatique et aérien dans les limites de cette zone ;

      la délimitation d'une zone économique exclusive d'une largeur de 20 milles au-delà de la mer territoriale et adjacente à celle-ci où les États riverains ont la pleine juridiction sur l'exercice des travaux de prospection, de protection de l'environnement, etc. ;

      une gestion collective dans la partie centrale de la Caspienne au-delà de 40 milles des côtes.

      

      CONCLUSION

      

      

      Les premiers succès perceptibles enregistrés dans le processus d'élaboration du statut de la Caspienne furent liés à l'évolution des politiques respectives des pays concernés qui finirent peu à peu par accepter que le bassin d'eau convoité ne soit ni mer ni lac. Progressivement ils abandonnèrent les tentatives d'appliquer à la Caspienne le droit international existant qui ne s'avérait pas adapté. Ils se rendirent progressivement compte qu'il fallait élaborer, d'un commun accord entre les Cinq, une Convention spéciale sur le statut juridique de cette mer.

      Initialement, la politique russe à l'égard de la Caspienne fut très contradictoire. Elle représentait une double lecture : celle du département des affaires étrangères et celle du monde des affaires. La fin des années 1990 fut marquée par un net rapprochement voire une convergence des positions russes et kazakhstanaises sur la Caspienne, ce qui déclencha des processus similaires dans le triangle Russie-Kazakhstan-Azerbaïdjan qui se partagent ensemble la Caspienne septentrionale. Ce sont les accords bilatéraux et le changement de la politique russe qui firent bouger de son point mort la question du statut. Le pragmatisme économique adopté par la diplomatie russe était censé non seulement empêcher son évincement complet de la région, mais également assurer la propagation de son influence politique ultérieure.

      À l'heure actuelle, la mer est de facto divisée en cinq secteurs. Mais son statut définitif est toujours en suspens, ce qui inquiète beaucoup les investisseurs étrangers, car un statut renégocié signifierait la remise en cause des « contrats du siècle » signés. À l'aube du 21e siècle, les États caspiens eurent tendance à se résoudre à une variante principale de partage de la Caspienne qui, de toute évidence, entraînera la définition de son futur statut. Selon cette formule, la Caspienne se rapproche plutôt du statut du lac frontalier. Le principe du partage pourrait être le suivant : les secteurs nationaux sont divisés par la ligne médiane/médiane modifiée qui n'est que la continuation des frontières terrestres. Dans les limites de son secteur, chaque État a des droits souverains sur la surface maritime, sur les ressources biologiques et sur les fonds marins. L'Iran et partiellement le Turkménistan y sont opposés, alors que cela est avantageux pour l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan.

      Les initiatives unilatérales de l'Azerbaïdjan sont constamment encouragées par l'Occident et les compagnies occidentales. En effet, chaque pays essaye d'avoir le plus de positions de facto établies au moment de l'élaboration de la future Convention sur le statut juridique de la Caspienne. La décision finale à cet égard sera la preuve d'une maturité politique des cinq États riverains, de leur capacité à s'entendre et à créer un précédent dans l'histoire du droit international. Encore faudra-t-il que celui-ci soit durable.

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


CHAPITRE III
LE DESENCLAVEMENT DE LA CASPIENNE : LA GEOPOLITIQUE DES OLEO-/GAZODUCS

      

      

      

      Au lendemain du démantèlement de l'Union soviétique, un combat sans merci se livra dans la région caspienne entre les gros consommateurs mondiaux de pétrole. Les premières estimations suggérèrent que les ressources énergétiques de la Caspienne et des steppes kazakhstanaises valaient celles du Moyen-Orient, voire les dépassaient. Le fait que la mer est « hermétiquement » close constituait un problème majeur. Tout développement sous-entendait la quête de nouveaux débouchés et la construction d'oléoducs et de gazoducs menant vers ces derniers.

      La lutte pour la possession des gisements à explorer se faisait simultanément à celle pour l'exploitation des voies d'acheminement des hydrocarbures. Des débats et différentes propositions de solution opposèrent les puissances mondiales dans cette région stratégique et conduisirent à l'extrême politisation de la question. Comme le soulignent M.-R. Djalili et T. Kellner, « dans ces conditions, c'est la compétition plutôt que la coopération qui est la règle entre les États voisins » 558 .

      

      


§ 1. Le désenclavement de la Caspienne : la géopolitique des oléo-/gazoducs

      

      

      Les tracés des futurs oléoducs et gazoducs représentèrent des instruments puissants pour l'affirmation du poids et des positions géopolitiques dans la région.

      La question de l'acheminement des hydrocarbures était primordiale et vitale pour les jeunes républiques d'Asie centrale et du Caucase du Sud nouvellement constituées et plongées dans une crise économique profonde. L'exploration de gisements pétroliers et gaziers dans les steppes et dans les eaux de la Caspienne fit rêver ces États qui étaient impatients de recevoir les futurs dividendes de commercialisation du pétrole et du gaz caspiens. Cependant, ils n'étaient pas en mesure de résoudre seuls des problèmes d'une envergure telle qu'ils nécessitaient de gros investissements. Tout en disposant d'énormes réserves énergétiques, le Kazakhstan, le Turkménistan et l'Azerbaïdjan manquaient cruellement de moyens financiers pour leur exploitation et leur commercialisation. Cette circonstance conditionna leur dépendance face à des pays tiers qui avaient déclaré la Caspienne comme zone de leurs intérêts vitaux.

      


A. – Les premiers pas du désenclavement de la Caspienne : fin du 19e – début du 20e siècle

      

      Jusqu'aux années 1870, le pétrole était le plus souvent transporté en bateaux par barils. Au cours du dernier quart du 19e siècle, des changements importants se produisirent dans les modes et les moyens d'acheminement du pétrole. Dans un premier temps, ce sont les marchés intérieurs de l'Empire russes qui furent visés. À ces fins, à partir de 1874, le gouvernement tsariste engagea la construction de la flotte pétrolière caspienne, d'abord à voile et depuis 1878 à vapeur. Elle ravitaillait les villes situées sur la Volga d'où, par voies ferrées, le pétrole était acheminé vers les principaux centres urbains de l'Empire. Parallèlement se créa la flotte pétrolière volgienne 559 . La Volga était le « seul fleuve au monde où le trafic de l'aval en amont est supérieure à celui de l'amont en aval » 560 . Le développement du transport pétrolier contribua à augmenter les exportations de pétrole et à favoriser l'essor de l'économie de la région.

      La création de ces infrastructures résolut en partie les problèmes liés à l'acheminement du pétrole vers les consommateurs intérieurs. Cependant, la demande grandissante poussa à améliorer davantage ce réseau, car le nombre de bateaux pour le transport par la voie Volga-Caspienne demeurait limité. Géographiquement, Bakou restait encore éloigné des marchés et était peu accessible par le chemin de fer. De plus le stockage du pétrole était encore à l'état embryonnaire. Ainsi, le développement ultérieur du secteur pétrolier nécessitait l'intervention active du gouvernement tsariste dans ce domaine très prometteur. Pour combler ce vide, plusieurs industriels pétroliers et riches entrepreneurs se précipitèrent dans la région afin de prendre le monopole de l'acheminement, comme, par exemple, les Frères Nobel. En 1877, ces derniers firent construire le premier tanker russe de la Caspienne le Zoroastre 561 . Jusqu'à la moitié des années 1880, on voit apparaître deux autres navires les Nordensheld et Buddha. En 1899, 345 pétroliers (133 à vapeur et 212 à voile) naviguaient sur la Caspienne 562 .

      La création du réseau de pipelines commença dès la fin des années 1870, presque simultanément avec la construction des chemins de fer destinés, entre autres, à desservir l'industrie pétrolière naissante. En 1879, les Nobel achetèrent le champ pétrolier Balatchany et construisirent le premier oléoduc reliant le champ avec la raffinerie situé aux abords de Bakou 563 . En 1883, dans la région pétrolière d'Apchéron, il existait déjà quelques oléoducs avec un débit total de 40 millions de pouds 564  de pétrole par an. Le secteur pétrolier des voies ferrées de Transcaucasie fut inauguré en janvier 1880 565 . Il représentait une partie de la grande entreprise de construction des voies ferrées dans la région.

      Après l'ouverture du chemin de fer Transcaucasien (1883), Bakou était relié à la mer Noire par le rail. En conséquence, de nouvelles perspectives s'ouvrirent pour l'exportation du pétrole d'Apchéron vers les marchés mondiaux. Ainsi, à la fin du 19e siècle, Bakou connut un boom pétrolier avec toutes les conséquences qui en découlent : le développement de l'industrie pétrolière et des réseaux de transport (maritime et terrestre), la formation de marchés de vente, la rivalité acharnée entre les industriels pétroliers pour la domination aussi bien de l'extraction et de l'acheminement que des marchés de vente intérieurs et extérieurs de pétrole.

      L'acheminement du pétrole des lieux d'extraction vers les usines par oléoduc devint très vite prédominant. En 1900, Bakou disposait déjà de 24 oléoducs avec un débit total de 2,3 millions de pouds de pétrole par jour 566 . Au cours de la même année, la capitale pétrolière fut reliée au réseau de chemin de fer uni de l'Empire à la suite de la construction du tronçon qui reliait les lignes de Bakou et de Vladikavkaz. Quant à l'acheminement par la mer Caspienne, le processus de remplacement des bateaux à voile par des bateaux à vapeur continua progressivement. La flotte des péniches pétrolières se développait avec succès sur la Volga. Les Frères Nobel tentèrent vainement de faire remplacer la flotte pétrolière en bois par la flotte en acier, dont ils détenaient le monopole, en faisant du lobbying auprès du gouvernement tsariste 567 .

      Malgré tous ces efforts et ces mesures entrepris, les problèmes liés à l'acheminement du pétrole étaient encore loin d'être résolus. L'insuffisance des infrastructures amena à la monopolisation des moyens de transport dans le domaine pétrolier, notamment ceux concernant les exportations vers les marchés internationaux par les voies ferrées. En fin de compte, ce monopole passa dans les mains des Nobel, Rothschild et Mantachev qui contrôlèrent 80 % du pétrole exporté 568 .

      Ainsi, à la fin du 19e et au début du 20e siècles, l'industrie pétrolière de Bakou occupait une part importante de l'économie de l'Empire russe. Elle contribua largement au développement du réseau des chemins de fer, de la navigation sur la Caspienne et sur la Volga, ainsi qu'à la densification de la population. Avant la Première Guerre mondiale, 80 % des produits pétroliers de Bakou étaient transportés par voie maritime 569 . Le pétrole devint progressivement un enjeu géopolitique sur la scène internationale.

      


B. – Les itinéraires des oléoducs existants et futurs

      

      Après le démentèlement de l'URSS, la concurrence se fit, dans un premier temps, sur le partage des gisements pétro-gazifères. Mais aussitôt arriva le temps de réfléchir aux moyens de transporter les hydrocarbures de cette zone enclavée vers les marchés mondiaux. Et la rivalité se reporta sur ce terrain. L'enjeu géopolitique et géoéconomique était extrêmement important et complexe. La première bataille pour la direction d'un acheminement fut celle du « pétrole initial » (rannaïa neft), à savoir, l'or noir azerbaïdjanais. Ce premier choix avait une importance plutôt stratégique : il devait définir la future voie majeure d'exportation des hydrocarbures caspiens.

      Au début des années 1990, la situation était la suivante : tous les oléoducs et les gazoducs existants menaient vers la Russie. Bien que la partie russe de la Caspienne fût relativement pauvre en hydrocarbures par rapport aux autres pays riverains, Moscou, en contrepartie, avait le monopole de leurs exportations. Par conséquent, les producteurs caspiens d'hydrocarbures étaient contraints d'emprunter le réseau russe pour l'acheminement de leur production. La capacité de ces pipe-lines était très modeste si on tient compte du flux pétrolier attendu. Au surplus, les conduites russes étaient obsolètes donc dangereuses pour l'environnement.

      Une autre difficulté résidait dans la volonté des États de la région de se libérer de la tutelle et du contrôle de Moscou. Au cours des premières années post-soviétiques, la Russie essaya de limiter l'élan d'actions autonomes des trois nouveaux pays caspiens dans la recherche de voies alternatives. Cependant, ces projets étaient tous coûteux et nécessitaient la réalisation d'importants investissements. L'idée du lancement d'un appel d'offres auprès des compagnies pétrolières internationales qui disposaient des moyens financiers que les pays riverains ne possédaient pas, s'imposa.

      L'opinion dominante était de posséder différents itinéraires d'acheminement des hydrocarbures afin d'assurer la sécurité et l'indépendance de l'extraction et du transport des ressources énergétiques caspiennes. En d'autres termes, il fallait songer à diversifier les voies d'exportation du pétrole et du gaz. Compte tenu du facteur politique très présent, les États-Unis et l'UE, concepteurs principaux d'idées et de projets, sous-entendaient avec le mot « diversifier » la mise à l'écart des pays non amicaux de la manne du pétrole caspien et des voies de transit 570 . Il n'est pas difficile de deviner que les pays visés sont la Russie et, plus particulièrement, l'Iran. Washington se souciait notamment de la hausse arbitraire des tarifs imposés par Moscou afin d'obtenir des concessions politiques de la part des jeunes pays caspiens 571 . La Russie, pour sa part, essaya de faire avorter, et au meilleur des cas, d'entraver la réalisation des projets qui échappaient à son contrôle. À défaut, elle s'efforcera au moins d'y participer.

      Les acteurs occidentaux, quant à eux, désiraient non seulement acheter les hydrocarbures caspiens, mais également être associés à toutes les étapes de la production : prospection, extraction, exploitation, évacuation, commercialisation. Par cette participation active, ils pensaient régner dans la région. Ainsi, le problème d'acheminement des ressources énergétiques de la Caspienne se posa dans deux dimensions : politique et économique (financière).

      Cependant, ils ne se montrèrent pas pressés de débloquer de l'argent pour financer les projets souvent sans justifications économiques tangibles et fruits de décisions purement politiques. Les multiples problèmes ethniques qui sont devenus la carte de visite de la région restent non résolus et suscitent des craintes sécuritaires chez les compagnies multinationales. En effet, toutes les zones par où pouvaient éventuellement passer les futurs oléo-/gazoducs étaient des zones de tension voire de guerres ethniques. Des préoccupations similaires étaient partagées par presque tous les pays impliqués dans le « Grand Jeu ».

      Ainsi, les pays caspiens et les compagnies étrangères commencèrent à réfléchir à la construction de voies alternatives pour l'or noir et le gaz naturel.

      Plusieurs itinéraires étaient possibles :

      la « voie septentrionale ou russe »

      la « voie occidentale I ou géorgienne (caucasienne) »

      la « voie occidentale II ou turque »

      la « voie méridionale I ou iranienne »

      la « voie méridionale II ou afghane »

      la « voie orientale ou chinoise »

      À l'heure actuelle, seuls deux itinéraires fonctionnent : le russe et le géorgien.

      

      a) La voie septentrionale ou russe

      

      La « voie septentrionale ou russe » est composée de trois oléoducs principaux. Deux d'entre eux existaient déjà à l'époque soviétique.

      

      i) (Ouzen – Aktaou) – Atyraou (Kazakhstan) – Samara (Russie)

      

      Ce premier, d'une longueur de 695 km, relie Atyraou (ex-Gouriev) à Samara (ex-Kouïbychev) et est destiné à l'évacuation du pétrole de Manguychlak (avec l'extension à Aktaou-Ouzen 755 km). Pendant la période soviétique, 85% du pétrole extrait à l'Ouest du Kazakhstan, centre de la production pétrolière nationale, était transformé dans les raffineries russes (de Volgograd, d'Orsk, de Samara) ou azerbaïdjanaises (de Bakou). En même temps, les trois quarts de la production des raffineries kazakhstanaises (de Pavlodar, de Tchimkent) revenaient au traitement du brut de la Sibérie occidentale 572 .

      Après la dissolution de l'URSS, le Kazakhstan fut confronté au dysfonctionnement de ses raffineries en sous régime, tandis qu'une partie du brut extrait dans le pays restait non demandée. Ainsi, le nord-est et le nord-ouest du territoire kazakhstanais étaient éloignés l'un de l'autre non seulement géographiquement, mais également du point de vue économique.

      

      Les économies des régions et des républiques sentiront encore longtemps les conséquences de la répartition économique du régime soviétique construit aussi bien sur de mauvais calculs que sur la stratégie de créer une forte interdépendance entre les républiques parfois au détriment du bon sens économique.

      Devenu indépendant, le Kazakhstan plaça tous ses espoirs de prospérité économique sur l'exploitation de ses gisements d'hydrocarbures. Mais l'héritage soviétique pesait lourdement sur lui. Après les nouvelles découvertes de pétrole et de gaz sur son territoire, Astana sentit l'urgence et la nécessité vitale de voies de communication pour l'acheminement de ses ressources énergétiques.

      Connecter les deux régions, nord-est et nord-ouest, suscite chez les économistes de nombreuses interrogations concernant la rationalité économique. En revalorisant les oléoducs existants qui étaient tous dirigés vers sa puissante voisine septentrionale, Astana réussit à éviter la confrontation avec Moscou. Parallèlement, la capitale kazakhstanaise continua à travailler âprement à la possibilité de création d'autres voies d'évacuation et au problème de la commercialisation de son pétrole. L'oléoduc Ouzen-Atyraou-Samara assurait toujours au Kazakhstan l'accès aux consommateurs d'Europe occidentale via la ville volgienne, le magistral oléoduc pétrolier Droujba 573  et le Système baltique de pipeline achevé en 2001. La réhabilitation du pipeline permit d'augmenter sa capacité de débit réel de presque deux fois (25 millions de tonnes) avant que d'autres projets ne voient le jour, avec la Turquie ou la Chine, par exemple 574 .

      Dans le contexte du développement des voies d'acheminement, une éventuelle internationalisation de la navigation sur la Volga arrangerait bien le Kazakhstan, car en utilisant des tankers le pays pourrait avoir accès à la Baltique, voire à la mer Noire, par le réseau de canaux existant.

      

      ii) Bakou (Azerbaïdjan) – Novorossisk (Russie). Le problème du passage tchétchène

      

      Le deuxième oléoduc, d'une longueur de 1535 km, relie Bakou à Novorossisk situé sur le littoral de la mer Noire. Or, il traverse le territoire de la Tchétchénie, zone transformée en un théâtre de combats armés particulièrement violents entre les séparatistes tchétchènes et

      l'armée russe. Moscou voulut devancer ses rivaux occidentaux, en pleine élaboration de projets de nouveaux tracés, et commença la réhabilitation de l'oléoduc existant, à savoir, la construction d'un nouveau terminal au bord de la Caspienne et de deux nouveaux tronçons, la réparation et l'entretien de certaines portions, etc. Cependant, les travaux furent partiellement arrêtés à cause de la première guerre de Tchétchénie qui débuta en décembre 1994 et dura jusqu'en août 1996.

      Plusieurs chercheurs estiment que c'est le « parti des pétroliers » qui a déchaîné cette première guerre tchétchène 575 . Certes, le facteur pétrolier, en particulier le contrôle sur 153 km d'oléoduc qui traversaient le territoire rebelle, en était une des causes, mais pas la principale. À notre sens, l'ambition de restaurer le prestige du pouvoir et celui de l'ensemble de la Fédération de Russie, et l'inquiétude grandissante d'une désintégration du pays étaient prioritaires. Par contre, les intérêts pétroliers occupaient la place centrale du « volet économique » de la guerre qui coïncida avec l'année de signature du « contrat du siècle » et la nouvelle répartition géopolitique dans la région caspienne. Quoi qu'il en soit, la guerre eut une répercussion négative sur les intérêts russes dans la région caspienne et discrédita Moscou aux yeux de la communauté internationale.

      En plus des puits et de l'oléoduc traversant son territoire, la Tchétchénie possédait des raffineries disposant d'une grande capacité de transformation du brut. Elles fonctionnaient principalement avec du pétrole extérieur à cause de la chute drastique de l'extraction du naphte local 576 . À titre de comparaison, en 1991, la Tchétchénie a produit 3,9 millions de tonnes de pétrole, en 1992 – 3,2 millions, en 1993 – 2,4 millions, en 1994 – 1,2 millions, en 1995 – 0,4 millions 577 . Il était évident que le rétablissement de la stabilité politique dans la région permettait de revaloriser cette voie d'acheminement du pétrole azerbaïdjanais encore unique. Une fois l'accord de paix signé le 12 mai 1997, Moscou ouvrit des négociations avec Groznyï sur l'évacuation du pétrole caspien provenant de Bakou via la Tchétchénie. Le coût élevé de transit – 860 000 dollars pour quelque 200 000 tonnes – devait contribuer à la reconstruction du pays et couvrir les dépenses relatives aux mesures sécuritaires de fonctionnement de l'oléoduc.

      Entre les deux guerres, la capitale tchétchène désirait s'imposer comme acteur autonome du « Grand Jeu ». En 1996, elle lança un appel à la création d'un consortium international « pour le transit des pétroles tchétchène et azerbaïdjanais vers les marchés mondiaux en contournant la Russie et les Détroits » 578 . Elle envisagea la construction de l'oléoduc Groznyï-Tbilissi et l'utilisation des infrastructures pétrolières de Batoumi et d'Odessa pour l'évacuation du naphte vers l'Europe. Un deuxième projet vit le jour en 1998, quand à Londres le Président de la Compagnie pétrolière méridionale Kh. Iarikhanov et lord Macalpine annoncèrent la création de la Compagnie pétrolière transcaucasienne pour le transit du pétrole azerbaïdjanais de Bakou en direction d'Europe occidentale via Groznyï-Rostov- Krementchoug-Droujba. En cas de stabilité politique dans la région, ce projet pouvait être très prometteur car il ne nécessiterait que la construction d'un tronçon de 480 km reliant Krementchoug à l'oléoduc magistral Droujba 579 .

      Les démarches russes parallèles n'étaient que provisoires, un compromis à court terme qui apparemment pourrait arranger les deux parties : la Russie conservait sa présence en Tchétchénie en échange d'injection de fonds dans le budget républicain. Pendant deux ans et demi de fonctionnement (du 25 novembre 1997 au 17 janvier 2000) avec des interruptions fréquentes, 25 à 35 % du pétrole fut pillé sur le territoire tchétchène 580 . Vu toute la complexité de la situation en Tchétchénie, la capitale russe songeait parallèlement à la construction d'un tronçon via le Daghestan qui contournerait la république séparatiste. Ce projet avait un double objectif : si la situation se réglait en Tchétchénie, le tronçon daghestanais permettrait d'augmenter le débit du pétrole vers le terminal de Novorossisk, à défaut, Moscou aurait au moins une alternative et conserverait sa vocation de transit du pétrole azerbaïdjanais.

      Ainsi, pour ne pas se voir écartés des flux pétroliers caspiens, dès septembre 1997, les Russes se mirent rapidement à la construction du pipe-line contournant la Tchétchénie 581 . Les travaux de construction du tronçon de 312 km de long furent achevés en été 2000 en un temps record de 5 mois au lieu des 16 prévus et pour un coût total de 150 millions de dollars. Le débit pourrait atteindre de 5 à 18 millions de tonnes. Moscou prévoyait également l'arrivée de l'or noir kazakhstanais (du gisement de Tenguiz) et turkmène. C'est pourquoi elle commença à moderniser parallèlement les infrastructures pétrolières de Makhatchkala pour que ces dernières puissent accueillir les tankers de pétrole provenant du Kazakhstan et du Turkménistan en cas d'insuffisance de celles d'Azerbaïdjan pour remplir l'oléoduc Bakou-Novorossisk. L'accord russo-kazakhstanais signé en 2002 fixa, entre autres, les volumes de transit du pétrole kazakhstanais via Makhatchkala-Tikhoretsk à 2,5 millions de tonnes par an 582 . Pour cela, Astana investit dans le secteur du transport en tanker et développa les infrastructures portuaires d'Aktaou, de Baoutino et de Katyk qui approvisionnent également les oléoducs Bakou-Soupsa et Bakou-Batoumi et, dans le futur, dépanneront Bakou-Ceyan. La compagnie d'État Kazmounaïgaz étudie la possibilité de création de sa propre flotte de tankers, car actuellement le pays est encore dépendant de la Russie pour ce moyen de transport de pétrole. Il n'est pas exclu que le Kazakhstan développe la construction navale nationale 583 .

      L'ex-président azerbaïdjanais H. Aliev manœuvrait habilement entre la Russie et l'Occident en essayant de ne pas opposer les voies russe et occidentale, dans un premier temps géorgienne (opérationnelle depuis avril 1999), puis turque en projet (cf. infra b) ; c)). En réalité, H. Aliev tenta vainement d'utiliser ce facteur pour que Moscou change sa position dans le dossier du Haut-Karabakh et exerce une pression économique, politique et militaire sur l'Arménie (cf. infra c)). Mais, en même temps, l'Azerbaïdjan dépendait encore énergétiquement de la Russie. En dépit de ses richesses en hydrocarbures, Bakou consommait toujours le gaz et l'électricité en provenance de Russie.

      On peut supposer qu'après une éventuelle stabilisation en Tchétchénie, l'oléoduc traversant ce pays pourrait être réutilisable de nouveau. Cela demandera, bien évidemment, une réhabilitation coûteuse, mais elle permettrait de diversifier la « voie septentrionale russe » de l'acheminement des hydrocarbures caspiens. Sur ce plan, tout changement favorable sera lié aux succès de régulation impulsée par Moscou dans l'ensemble du Caucase du Nord. Une « remise en ordre » en Tchétchénie se pose toujours, car la guerre locale neutralise complètement un des corridors de la « voie russe » d'acheminement du pétrole. Si les militaires et le gouvernement russes réussissent à obtenir une victoire sur les séparatistes tchétchènes, cela permettrait à la Russie de restaurer en partie ses positions stratégiques perdues dans le « Grand Jeu ».

      Néanmoins, la capacité des deux tracés du pipeline en question ne peut en aucun cas être suffisante pour l'importance du flux pétrolier attendu dans les années à venir. Pour ne pas céder encore plus sur ses positions géostratégiques dans la région caspienne, Moscou a été contraint non seulement d'élaborer d'autres projets de transport du pétrole et du gaz, mais également de les réaliser avant ses concurrents.

      

      iii) Tenguiz (Kazakhstan) – Novorossisk (Caspian Pipeline Consortium). Un exemple réussi de coopération russo-kazakhstano-américaine

      

      En 1992, la Russie, le Kazakhstan et Oman décidèrent de créer le Caspian Pipeline Consortium (C.P.C.) dont l'objectif était la construction d'un oléoduc d'une longueur de 1580 km qui servirait au transport du pétrole provenant du gisement kazakhstanais Tenguiz. En réalité ce fut un long tronçon d'oléoduc (748 km), qui devait commencer à partir d'un embranchement à Komsomolskaïa par où passait l'oléoduc hérité de l'époque soviétique Atyraou-Samara. Le tracé devait initialement traverser le territoire tchétchène et c'est pour des raisons sécuritaires qu'en août 1993 il fut modifié et raccourci de quelque 50 km 584 .

      La nouvelle variante empruntait la région d'Astrakhan, la République de Kalmoukie (traditionnellement stable), les territoires de Stavropol et de Krasnodar (via Kropotkine). Modifié, il promettait d'être à l'abri des situations de crises politiques, ce qui augmenta son attractivité. Pour assurer le remplissage des conduites, en 1999 fut également prise la décision de construire l'oléoduc Karachaganak-Atyraou qui permettrait de transporter le pétrole du gisement Karachaganak par la C.P.C.

      La volonté initiale de Moscou de se passer des Occidentaux ne porta pas ses fruits. Le 27 avril 1996, Moscou et Astana se mirent d'accord pour élargir le nombre de participants dans le C.P.C. afin d'obtenir le financement nécessaire pour la construction qui s'élevait à 2,6 milliards de dollars 585 . Le C.P.C. fut désormais composé de pays et de sociétés russes, kazakhstanais et étrangers. Le poids de la Russie était néanmoins prépondérant. Sa part atteignait 44 %, Loukoïl et Rosneft compris.

      La direction des travaux fut d'ailleurs confiée à ce dernier. La participation des compagnies américaines Chevron et Mobil s'avéra, en fin de compte, un pas stratégique compte tenu des problèmes qui existaient avec le passage via les Détroits turcs (cf. infra le sous-chapitre suivant).

      La construction de l'oléoduc Tenguiz-Novorossisk fut achevée en mars 2001. Cet oléoduc évacue le pétrole de Manguychlak par les conduites russes jusqu'au terminal de Novorossisk sur le littoral de la mer Noire. Selon les estimations des spécialistes, la Russie

      

      pourrait toucher en 15 ans (2000-2015) plus de 20 milliards de dollars de bénéfices et de recettes fiscales 586 .

      

      Tableau n° 12

      Les participations financières dans le C.P.C.

      

      

Compagnies Pays Parts, %




Russie 24

Kazakhstan 19

Oman 7
Total des États
50
Loukoïl Russie 12,5
Rosneft Russie 7,5
Chevron Etats-Unis 15
Mobil Etats-Unis 7,5
Agip Italie 2
British Gas Grande-Bretagne 2
Oryx Etats-Unis 1,75
Kazakhstan Pipeline Venture Kazakhstan 1,75
Total des compagnies
50

      Source : Site du C.P.C http://www.cpc-ltd.com.

      

      La capacité de rendement initiale du C.P.C. est de 28 millions de tonnes par an. Il est susceptible d'atteindre le seuil de 67 millions. Actuellement, le Kazakhstan (Tenguizchevroil) et la Russie (Loukoïl) acheminent respectivement par le C.P.C. 8,5 et 1 millions de tonnes. Dans l'avenir, la Russie n'est pas en mesure d'augmenter sa part à cause de la mise en service du Système baltique de pipeline qui achemine les excédents russes en pétrole vers le terminal de Primorsk situé au bord de la mer Baltique. La production annuelle de pétrole kazakhstanais est estimée à environ 30 millions de tonnes. Dans les années à venir, Astana compte transporter jusqu'à 20 millions de tonnes de pétrole par le C.P.C. Son niveau maximum de production est estimé à 50 millions de tonnes par an d'ici 2014 587 .

      La réalisation de ce projet de diversification des voies d'acheminement du naphte caspien fut une victoire importante de la Russie dans cette région stratégique. Sera-t-elle la dernière ? Le combat promet d'être difficile. Sur ce plan, on peut s'interroger sur les points suivants : la Russie a-t-elle vraiment un intérêt économique à voir passer par son territoire tout le flux des hydrocarbures caspiens alors qu'elle est elle-même un des plus importants producteurs de pétrole au monde ? Quelles conséquences pourrait avoir ce flux sur les exportations russes vers les mêmes directions au niveau des volumes et des prix ? Il est vrai que la Russie obtiendrait un contrôle politique sur le transport, mais de nos jours, ce type de contrôle est incomplet et n'est plus efficace. On ne peut pas « fermer la vanne » à seule fin de faire pression politiquement ou économiquement sur les voisins. Tous les pays de la région, y compris la Russie, ont déclaré leur détermination à s'intégrer dans l'économie mondiale et à respecter les engagements pris. Actuellement, le contrôle économique apporte plus de fruits que le contrôle politique. En réalisant ce contexte, Moscou a commencé à construire sa politique étrangère à l'égard de son étranger proche, y compris les États caspiens, sur la base d'une intervention économique dans ces pays.

      Dans un certain sens, la mise en service de l'oléoduc Tenguiz-Novorossisk fut le fruit des réalités géopolitiques existantes et des concours de circonstances. Gardienne de la quasi seule voie existante de désenclavement de la Caspienne, Moscou réussit à convaincre Astana de donner la préférence à l'oléoduc traversant le territoire russe. La volonté du Kazakhstan de se désenclaver le plus vite possible et d'exporter davantage sa production vers les marchés mondiaux permit d'opter pour la voie russe. À cette période, le pays des steppes n'avait pas trop le choix.

      Mais Astana demeura déterminée dans l'intention de diversifier les voies d'acheminement de ses hydrocarbures. On ne voit plus le territoire russe figurer dans ses nouveaux projets. Dès le début de 1998, le pétrole kazakhstanais arrive par tankers en Azerbaïdjan pour être ensuite transporté par voie ferrée jusqu'à Batoumi. Pour cela, Bakou a construit spécialement un tronçon de chemin de fer Dubendy-Gala. Malgré cela, la politique kazakhstanaise concernant les oléoducs reste constructive, économiquement justifiée et moins politisée par rapport à son voisin caspien l'Azerbaïdjan. Il est vrai qu'économiquement le Kazakhstan est plus lié à la Russie que l'Azerbaïdjan et la situation géopolitique qui conditionne considérablement les orientations des deux pays n'est pas la même. En dépit des déclarations des autorités kazakhstanaises prônant telle ou telle voie d'acheminement du pétrole, ce ne sont pas elles qui décideront réellement de la direction à prendre. En effet, seuls 5 millions de tonnes sur les 36 extraits dans le pays appartiennent à l'État kazakhstanais. Le reste est la propriété des compagnies étrangères. Ce sont donc ces dernières qui feront le choix 588 .

      

      

      En corollaire, ajoutons que la capacité des terminaux russes de Novorossisk, de Touapsé (mer Noire), et de Primorsk (mer Baltique) ne permet en aucun cas d'absorber les volumes de pétrole caspien attendus. De surcroît, les conditions climatiques ne permettent d'expédier le pétrole que 200 jours dans l'année 589 . Ainsi, la construction de nouveaux oléoducs est avant tout une nécessité économique pour la région. Certaines solutions temporaires, comme par exemple, l'utilisation des terminaux lituaniens pour l'évacuation du pétrole kazakhstanais rencontrèrent d'emblée la résistance de Moscou qui gela les négociations à peine entamées 590 .

      Enfin, la construction de l'oléoduc Tenguiz-Novorossisk donna un exemple réussi de coopération russo-américaine. Pour la l'Union européenne, ce pipeline représenta une voie alternative de plus d'approvisionnement en matière d'hydrocarbures. Cela s'inscrit également dans le cadre du développement des relations entre la Russie et l'UE dans le domaine énergétique.

      

      Tableau n° 13

      Les oléoducs existants et en projet : la voie septentrionale ou russe

      

      

Itinéraires Pays dont les territoires sont empruntés Longueur (km) Dates de mise en exploitation Capacité de transport (millions de tonnes par an) État du projet

(extension Aktaou-Ouzen) Atyraou- Samara Kazakhstan, Russie (755) + 695 depuis l'ère soviétique 15 à 25 travaux de réhabilitation et de modernisation entre 1999 et 2002
Bakou- Groznyï-Tikhoretsk-Novorossisk Azerbaïdjan, Tchétchénie, Russie 1535 depuis l'ère soviétique 6 à 15 hors service à cause des combats armés en Tchétchénie
Bakou- Makhatchkala- Tikhoretsk-Novorossisk Azerbaïdjan, Daghestan, Russie 328 (tronçon) depuis avril 2000 jusqu'à 18 contournement daghestanais (fin 1999-début 2000)
Tenguiz-Novorossisk (C.P.C.) Kazakhstan, Kalmoukie, Russie 1580 depuis octobre 2001 28 à 67 en activité

      

      Pour résumer, les inconvénients de la « voie septentrionale russe » pour les acteurs du « Grand Jeu » sont :

      l'instabilité politique qui domine dans les territoires empruntés par les oléoducs ;

      la surcharge des Détroits turcs qui sont un passage obligé, car du terminal de Novorossisk, le pétrole est transporté vers les marchés mondiaux par tankers ;

      le problème de mélange du pétrole azerbaïdjanais de haute qualité avec le pétrole russe et kazakhstanais de basse qualité dans le croisement de Tikhoretsk.

      Ainsi, l'étude d'autres projets et la construction de nouveaux oléoducs sont toujours d'actualité.

      

      b) La voie occidentale I ou géorgienne (caucasienne)

      

      Le deuxième oléoduc en activité appelé la « voie occidentale I ou géorgienne », qui transporte principalement le pétrole azerbaïdjanais, est celui qui relie Bakou (terminal de Sangatchal) à Soupsa (Géorgie). D'une longueur de 850 km, il fut solennellement inauguré le 17 avril 1999. Cette ouverture mit fin à l'hégémonie russe sur l'exportation des hydrocarbures de la Caspienne. Quatre ans auparavant (1995), dans le cadre du programme TRACECA, la voie ferrée Bakou-Tbilissi-Batoumi d'acheminement du pétrole azerbaïdjanais avait commencé à fonctionner après des travaux de réfection.

      L'oléoduc Bakou-Batoumi/Soupsa existait déjà à l'époque soviétique (depuis les années 1930). Mais il était en mauvais état, notamment après sa fermeture en 1986. Pour être opérationnel, il nécessitait une réhabilitation coûteuse. Les constructeurs furent en particulier obligés de changer entièrement 240 km de conduites, ce qui augmenta le coût initial du projet de quelque 275 millions de dollars 591 . La proximité de Poti et de Batoumi permit d'utiliser les capacités portuaires de ces villes pour l'exportation du pétrole « initial » d'Azerbaïdjan. Un troisième port, Soukhoumi, pourrait être associé au trafic pétrolier, mais la sécession de facto de l'Abkhazie le mit hors jeu. En effet, c'est la guerre prolongée en Tchétchénie qui augmenta les chances de cet oléoduc d'être réhabilité rapidement, avant que le contournement daghestanais du pipeline Bakou-Novorossisk ne voie le jour.

      

      Ainsi, la « voie géorgienne » devint la première alternative à la « voie russe ». Loukoïl avait même l'« intention d'acheter la totalité du pétrole produit en Azerbaïdjan pour rendre moins attractive la voie géorgienne » 592 . La réalisation de cet ouvrage ne se concrétisa qu'avec le concours actif des États-Unis qui étaient très soucieux d'assurer leur sécurité énergétique. Le monopole d'un seul État sur les voies d'acheminement du pétrole caspien, surtout quand cet État est la Russie, a toujours inquiété les Américains et leurs alliés occidentaux. C'est pour cette raison que Washington investit beaucoup dans les recherches et dans la diversification des différentes sources d'approvisionnement en énergie. Dans ce contexte, l'ouverture de la « voie géorgienne » fut saluée par les États-Unis, car elle contribua au renforcement de l'indépendance économique des ex-républiques soviétiques vis-à-vis de leur ancienne métropole et sécurisa, dans une certaine mesure, les flux pétroliers, bien que l'influence russe soit encore sensible dans ces pays.

      Cependant, la « voie géorgienne » ne représente qu'une alternative d'acheminement du pétrole essentiellement azerbaïdjanais, et elle n'est pas en mesure de se substituer à la « voie septentrionale russe » à cause de sa capacité de transport réduite : 6,5 millions de tonnes par an. Les deux voies à elles seules ne suffisent pas à résoudre le problème de l'acheminement de tout le pétrole caspien qui n'a pas encore atteint son débit maximal. Un autre inconvénient majeur provient des Détroits turcs, passage obligé pour les tankers. Par les oléoducs le pétrole parvient aux terminaux situés au bord de la mer Noire pour être ensuite transféré par tankers vers les marchés mondiaux via les ports d'Odessa (Ukraine), de Brody (Ukraine de l'Ouest), de Samsoun (Turquie) ou les détroits du Bosphore et des Dardanelles.

      Cependant, la fréquentation des Détroits turcs par tankers reste dangereuse et la Turquie, dès le 1er juillet 1994, prit des mesures restrictives concernant le transport des marchandises à risque : produits pétroliers et chimiques, gaz liquide, etc. 593  En introduisant des limitations unilatérales, la Turquie ne poursuivait pas seulement l'objectif d'augmenter la sécurité du trafic. L'ex-Premier ministre turc T. Tchiller dit à ce propos : « Nous ne permettrons pas que le pétrole caspien passe par la Russie, car, dans ce cas, une source d'énergie d'une telle importance serait placée sous le contrôle exclusif de la Russie. Cela signifierait que le sort des pays de la région se trouverait dans les mains de la Russie » 594 . Par ailleurs, cette décision turque n'était pas conforme à la Convention de Montreux de 1936 qui accorde le droit de libre passage aux navires de commerce par les Détroits sans aucune restriction.

      Malgré ses obligations internationales vis-à-vis du Bosphore et des Dardanelles, Ankara se prononce catégoriquement contre l'augmentation permanente des passages des tankers pour au moins deux raisons : sécuritaires et politiques. Selon les estimations des spécialistes, d'ici 2010, le nombre de pétroliers d'un tirant d'eau de 100 mille tonnes passant de la mer Noire à la Méditerranée via les détroits doit augmenter de plus de huit fois. Cela représenterait un danger économique et environnemental évident, malheureusement bien connu compte tenu de la fréquence des catastrophes liées aux pétroliers dans le monde. La Turquie et les États-Unis instrumentalisent habilement le problème de la protection de l'environnement pour stopper, ou au moins réduire, l'augmentation progressive du nombre de tankers, partant des ports russes de la mer Noire, pour privilégier la « voie turque ». Curieusement, les questions liées à l'écologie de la Caspienne et des territoires de passage des oléoducs sont moins prises en compte ou discutées par les concepteurs de multiples projets.

      Pour désengorger les Détroits, les pays concernés, avec le concours de l'Union européenne, envisagent la construction de terminaux à Bourgas (Bulgarie), à Constanta (Roumanie) et à Alexandroupolis (Grèce, mer Egée), ainsi que d'autres tronçons de pipelines. La construction d'un oléoduc reliant Bourgas à Alexandroupolis (accord russo-grec de Thessalonique, septembre 1994), de 275 km de long, déchargerait les Détroits. Cette entreprise, baptisée « projet orthodoxe » 595 , augmenterait également les chances de la Russie de se réimposer comme maillon indispensable dans l'acheminement du pétrole caspien vers les consommateurs européens et mondiaux. De surcroît, elle est économiquement viable en raison de son prix sensiblement moindre que celui du projet turco-américain Bakou-Ceyan.

      En soutenant avec les Américains la troisième voie dite turque de transport du pétrole caspien (oléoduc Bakou-Ceyan toujours en construction), Ankara, d'une certaine façon, essaye de « préparer » la Russie à la restriction croissante de sa marge de manœuvres. Désirant justifier à tout prix la nécessité primordiale de construire le pipeline qui traverse son territoire, la Turquie se prononce également contre l'oléoduc « orthodoxe ». Parallèlement, elle ne cesse de faire croire à l'Occident qu'il n'y a pas d'autre alternative susceptible d'assurer le transport des immenses quantités de naphte attendues.

      Enfin, l'association à la « voie occidentale I » des pays riverains de la mer Noire (Bulgarie, Roumanie, Ukraine et aussi Moldova) pourrait avoir un impact bénéfique sur leurs économies nationales très fragiles. Au lieu de traverser les Détroits, les tankers de Soupsa, et sans doute de Novorossisk, arriveront aux terminaux d'Odessa, de Constata ou encore de Djourdjoulesti sur le Dniestr (Moldova, en construction). De là le pétrole sera ensuite acheminé vers l'Europe occidentale. Kiev essaie de tirer le meilleur parti de cette perspective et souhaite transformer une partie du brut caspien dans ses raffineries avant de la laisser couler par l'oléoduc Odessa-Brody (région de Lvov). Malgré les capacités suffisantes de ses raffineries, il y a beaucoup de questions qui restent en suspens : la modernisation des installations portuaires, l'insuffisance de la flotte pétrolière ukrainienne. L'essentiel de la réhabilitation de l'oléoduc reliant Odessa à Brody (670 km) a été terminé en décembre 2001 596 .

      Il existe également d'autres réseaux et projets d'acheminement des hydrocarbures en provenance de la Russie et du Kazakhstan qui permettent de contourner les détroits surchargés du Bosphore et des Dardanelles. Pour cela Moscou réalise l'intégration des réseaux magistraux Droujba et Adria et étudie la question de la construction de l'oléoduc Transbalkanique 597  qui peut servir à l'acheminement du pétrole turkmène et kazakhstanais.

      

      Tableau n° 14

      Les oléoducs existants et en projet : la voie occidentale I ou géorgienne (caucasienne)

      

      

Itinéraires Pays dont les territoires sont empruntés Longueur (km) Dates de mise en exploitation Capacité de transport (millions de tonnes par an) État du projet

Bakou- Soupsa Azerbaïdjan, Géorgie 830 depuis les années 1930 6,5 à 10 modernisé et remis en exploitation depuis avril 1999 
Bakou- Khatchouri- Batoumi Azerbaïdjan, Géorgie 231 (tronçon) depuis l'ère soviétique 4 à 8 voie ferrée + oléoduc Khatchouri- Batoumi

      

      

      

      

      

      Tableau n° 15

      Le prolongement des « voies russe et géorgienne » d'exportation du pétrole caspien

      

      

Itinéraires Pays dont les territoires sont empruntés Longueur (km) Dates de mise en exploitation Capacité de transport (millions de tonnes par an) État du projet

Odessa- Brody Ukraine 670 depuis août 2001 14 à 23 se connecte avec Droujba
Bourgas- Alexandroupolis Transbalkanique Bulgarie, Grèce 275 en projet 30 conçu en 1997, ajourné
Bourgas- Vlore Bulgarie, Macédoine, Albanie 915 en projet 35 à 50 conçu en 2001
Constanta- Rijeka Roumanie, Hongrie, Croatie 1125 en projet 33 à 40 étude préliminaire terminée
Samsoun- Ceyan Turquie (mer Noire/mer Méditerranée) 890 en projet 100 construction prévue durant 2006

      

      c) La voie occidentale II ou turque

      

      Ainsi, la Turquie et les États-Unis militent pour le futur oléoduc qui reliera Bakou (Santchagal, à 40 km) à Ceyan au bord de la Méditerranée en passant par la capitale géorgienne Tbilissi (localité de Khatchouri). En mars 1993, à Ankara, fut conclut l'accord azéro-turc sur la construction de cet oléoduc d'une longueur de 1762 km qui au sud devait rejoindre le pipeline magistral venant d'Irak qui ne fonctionne plus en raison des guerres et des sanctions contre le régime de Saddam Hussein. Le terminal de Ceyan fut spécialement construit en 1977 pour le stockage et l'exportation du pétrole irakien et chôme actuellement.

      Ankara utilisa tous les moyens pour appuyer le choix de la « voie turque » d'acheminement du pétrole caspien dont l'enjeu était énorme pour l'économie nationale de la Turquie, mais aussi pour d'autres. La Géorgie et l'Azerbaïdjan étaient également très enthousiasmés par les perspectives qui s'ouvraient devant eux. Le Kazakhstan et le Turkménistan manifestèrent aussi leur intérêt et devinrent rapidement parties prenantes de ce projet ambitieux.

      En 1999, à Istanbul, fut signé l'accord quadripartite (États-Unis, Turquie, Azerbaïdjan, Géorgie) concernant la construction de l'oléoduc en question. La signature fut précédée par plusieurs déclarations des pays concernés (l'Azerbaïdjan, la Géorgie, le Turkménistan, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan) sur leurs engagements « moraux » à contribuer à la réalisation de cette entreprise 598 .

      La présence du président américain B. Clinton en personne lors de la signature de l'accord souligna l'importance stratégique (plutôt qu'économique) pour Washington de cet itinéraire d'évacuation du pétrole caspien. Les Américains désiraient priver la Russie des bénéfices de transit et affaiblir l'influence politique et économique russe dans la région. Les compagnies pétrolières étrangères impliquées reçurent largement le concours et le soutien personnel des présidents et des gouvernements géorgiens et azerbaïdjanais.

      Le soutien de Washington au pipeline Bakou-Ceyan n'empêcha pas les compagnies américaines de participer activement à d'autres projets d'acheminement de l'or noir caspien, y compris sous la tutelle russe. Ainsi, Chevron et Mobil sont des associés du C.P.C. avec pour parts respectives 15% et 7,5%. Quant à Amoko, il finança la part kazakhstanaise dans le Consortium tout en devenant indirectement une partie intéressée.

      La construction de l'oléoduc Bakou-Ceyan posa de nombreuses interrogations sur son opportunité. Elles furent à l'origine du désistement des compagnies investisseurs dont le nombre et les parts changèrent sans cesse. En octobre 2000, fut conclu un accord stipulant la création d'un groupe de financement du projet. La participation des compagnies, à l'heure actuelle, est répartie ainsi :

      

      Tableau n° 16

      Les participants au groupe de financement de l'oléoduc Bakou-Ceyan

      

      

Compagnies Pays Parts (%)



Socar Azerbaïdjan 45
British Petroleum Grande-Bretagne 25,72
Unocal Etats-Unis 7,74
Statoil Norvège 6,45
TPAO Turquie 5,08
Itochu Japon 2,96
Delta Hess Arabie saoudite- Etats-Unis 2,05
ENI Italie 5

      Source : http://www.bank-monitor.ru.

      

      Dans cette liste, on ne voit aucune compagnie russe participer à cette gigantesque entreprise. Or, la volonté et des tentatives existèrent de la part de Moscou. En dépit de l'opposition farouche du Kremlin à ce projet, Loukoïl et Ïoukos étaient prêtes à participer au projet Bakou-Ceyan sur le compte des parts de la compagnie d'État Socar en échange du renoncement à la construction de l'oléoduc Bourgas-Alexandroupolis. En apparence, la politique officielle russe diverge des actions pratiques des géants pétroliers nationaux. Mais le lobby pétrolier est assez influent en Russie et il existe néanmoins un tacite consentement entre Moscou et lui.

      

      i) Les inconvénients du projet

      

      Avant que les premiers mètres de l'oléoduc Bakou-Ceyan soient posés, des débats s'organisèrent à propos des nombreux inconvénients du projet. Le premier argument contre était son coût. Les experts affirmèrent que le montant initial de construction soit 2,4 milliards de dollars était sous-estimé. Très vite on parla de quelque 3,5-4 milliards de dollars.

      La longueur de l'oléoduc représentait également un inconvénient qui se répercute directement sur le prix. De plus, les problèmes politiques non résolus des territoires traversés empêchèrent d'opter pour les variantes les plus économiques.

      Un autre inconvénient majeur est lié à ce que le Kurdistan turc est le passage obligé de l'oléoduc. Depuis plusieurs décennies cette région est une scène de l'opposition armée entre l'armée turque et les rebelles kurdes. Ces derniers menacent de créer des obstacles pour la réalisation de ce « projet du siècle ». Dans ce contexte, la nouvelle selon laquelle Amoc a proposé aux Kurdes de faire partie de la direction du consortium fit vraiment sensation 599 . Mais les Kurdes radicaux, notamment les membres du Parti travailliste du Kurdistan, sont plus attachés à trouver une solution politique à leur problème d'autoidentification. Ankara refuse toujours d'entamer les négociations à ce sujet. De surcroît, elle ne reconnaît même pas l'existence de l'ethnie kurde. Ainsi, construire un oléoduc qui traverse une zone de combats armés s'avérait très risqué. C'est pourquoi la Turquie élabora et proposa, entre autres, une variante au tracé qui évitait autant que possible les territoires peuplés par les Kurdes : Tbilissi-Samsoun-Ceyan 600 .

      L'acheminement du pétrole caspien via le territoire turc à un coût aussi considérable, est destiné à résoudre un problème stratégique majeur : diversifier les voies d'approvisionnement de l'Occident en hydrocarbures. Cela permettrait d'améliorer l'image politique positive de la Turquie qui se distingue nettement parmi les pays musulmans de l'Orient. Devenir moins dépendant du pétrole des pays du Golfe est l'objectif stratégique de Washington. Toute sa politique à l'égard de la région caspienne se construit sur cette base.

      Une autre incertitude est liée aux estimations de la quantité de pétrole azerbaïdjanais à exporter. Les réserves prospectées dans le secteur azerbaïdjanais sont de 4-4,5 milliards de barils. Pour que l'oléoduc Bakou-Ceyan soit rentable, il faudrait acheminer, à partir de 2004, 6-6,5 milliards de barils soit quelques 50 millions de tonnes de pétrole par an, ce que Bakou n'est pas en mesure d'assurer. À l'heure actuelle, l'Azerbaïdjan ne produit que 11 mille tonnes et pour atteindre la capacité de production prévue par les spécialistes américains il faudrait multiplier par 15 la production de pétrole nationale d'ici 2008 601 . Selon les estimations des experts russes, l'intérêt du nouveau pipeline ne s'imposera qu'en 2008 quand les exportations de pétrole dépasseront la capacité de transport des oléoducs existants de 10-15 millions de tonnes. Par ailleurs, la capacité du pipeline Bakou-Ceyan dépasserait les besoins réels de 70 millions de tonnes 602 .

      Ainsi, plusieurs facteurs mettaient en doute la pertinence de l'oeuvre turco-américaine :

      a) l'incertitude sur les réserves réelles du secteur azerbaïdjanais ;

      b) les problèmes liés à la sécurité de l'oléoduc compte tenu de la fragilité de la stabilité politique de la région ;

      c) le coût considérable du projet ;

      d) les contraintes géographiques amplifiées par la haute sismicité de la région de passage.

      Néanmoins, avec le temps, les esprits se calmèrent. Avec l'achèvement du premier tronçon en 2005, l'oléoduc Bakou-Ceyan devint réalité. Sa réalisation mettra davantage en relief la portée stratégique de la région caspienne en matière d'approvisionnement du monde en produits pétroliers.

      

      ii) La construction de l'oléoduc transcaspien – gage de la rentabilité économique

      

      Pour que la conduite Bakou-Ceyan soit rentable, il faudrait y canaliser également l'or noir venant du Kazakhstan et du Turkménistan, autrement dit, procéder à la construction d'un pipeline sous-marin à travers la Caspienne. Astana envisageait en particulier la construction

      d'un oléoduc partant d'Aktaou jusqu'à la côte turkmène (Kianli), prolongé par un tronçon sous-marin vers Bakou qui continuerait en direction de Soupsa ou de Ceyan 603 . Ce projet pourrait permettre d'acheminer le pétrole non seulement kazakhstanais et turkmène, mais également russe, sibérien y compris, vers la Méditerranée et la mer Noire en rentabilisant ainsi les oléoducs existants (Bakou-Soupsa) et en construction (Bakou-Ceyan).

      On peut supposer qu'initialement les concepteurs de la « voie turque » mettaient tous leurs espoirs sur le pétrole de toute la région pétrolifère Caspienne-Asie centrale. Les non-dits politiques de ces projets consistaient à diminuer l'influence de la Russie dans le transit du pétrole caspien aussi bien de la côte ouest que de la côte est. Cependant ce n'est plus un impératif absolu vu la proposition géorgienne concernant la construction d'un tronçon reliant le terminal de Novorossisk à l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyan pour dépanner ce dernier en cas de baisse de débit 604 . Vu les tensions entre Moscou et Tbilissi, les experts proposent également de transporter le pétrole par tankers de Novorossisk au port turc de Samsoun d'où un oléoduc relirait les côtes de la mer Noire et de la Méditerranée 605 .

      L'idée de construction d'un pipeline sous-marin rencontra d'emblée l'opposition rigide de Moscou et de Téhéran. Ils se prononcèrent contre tout projet de ce type, du moins, avant l'adoption d'un commun accord de la Convention définissant le nouveau statut juridique de la Caspienne. En cas de division de la mer en secteurs nationaux qui supposent une souveraineté nationale aussi bien sur la surface maritime que sur les fonds marins, ces types de construction peuvent échapper au contrôle et à la décision des deux capitales. En tant que propriétaires de leurs secteurs, le Kazakhstan et l'Azerbaïdjan, par exemple, posséderaient seuls tous les droits de décision de construction d'un pipeline sous-marin qui ne traverserait que leurs deux territoires/secteurs. Une telle décision marginaliserait davantage la vocation de transit de la Russie et de l'Iran, ainsi que les infrastructures iraniennes et russes existantes.

      Dans ce contexte, Moscou et Téhéran jouent également la carte de la sécurité écologique dans le bassin caspien : monitoring, mesures en cas de situations extrêmes, responsabilité pour le préjudice causé, problèmes de compensation, etc. La protection de la

      

      flore et de la faune caspiennes uniques ainsi que la haute sismicité de la région sont des arguments non négligeables pour une position rigide de Moscou et de Téhéran sans même tenir compte de ce qui se cache derrière elle. Aucun bénéfice économique ne sera comparable au préjudice causé à l'écosystème de la mer. Malgré tout cela, il ne faut pas se faire d'illusions sur le renoncement des pays, y compris de la Russie et de l'Iran, à leurs projets pétroliers sur la Caspienne. Au contraire, il convient d'envisager une hausse significative des travaux de prospection, de forage de nouveaux puits de pétrole. Le problème qui se pose est plutôt de minimiser les conséquences nocives de cette intervention humaine sur la nature. Après la découverte de nouveaux gisements dans son secteur, la Russie modéra sa position de départ à propos de la construction des pipelines transcaspiens. En conséquence, les compagnies russes Loukoïl et Ïoukos furent même invitées à participer dans ce projet 606 .

      Enfin, le Kazakhstan ne sentira la nécessité de nouveaux itinéraires pour ses exportations qu'à partir de 2009 quand la production nationale atteindra 92 millions de tonnes par an dont 21 millions dans la région caspienne 607 .

      

      iii) L'Arménie mise à l'écart des tracés caspiens de désenclavement

      

      À l'instar de la « voie russe », la « voie turque » traverse une zone déchirée par de multiples conflits ethniques où la stabilité politique restera encore longtemps incertaine. Il s'agit du Caucase du Sud (conflit majeur arméno-azéri) et de l'Anatolie Orientale (conflit entre l'armée turque et les Kurdes).

      Les projets préliminaires (depuis 1993) proposaient différentes variantes de tracés du futur oléoduc. L'itinéraire le plus court (1065 km au lieu de 1670) et économique traversait le territoire arménien en deux endroits : au nord du pays et au sud en longeant la rivière Araxe et en empruntant seulement quelque 43 km de territoire arménien (corridor de Meghri). Ensuite le tracé passait par le territoire de l'enclave de Nakhitchevan, le sud-est de la Turquie jusqu'à Midiat pour joindre l'oléoduc Irak-Turquie. À ce stade, la Turquie soutint l'éventuel passage arménien et fit pression sur A. Eltchibeï pour accepter la proposition de paix turco-russe 608 .

      

      Or, le développement ultérieur de la confrontation armée arméno-azérie écarta l'Arménie de ce projet visiblement prometteur.

      Un troisième tracé pourrait traverser la région du Haut-Karabakh, cause du conflit arméno-azéri 609 . Le fameux plan Hopple proposa vainement aux Arméniens de céder les territoires en échange d'une traversée d'oléoduc empruntant les terres arméniennes. En 1997, l'ex-président arménien L. Ter-Petrossian songea à faire quelques concessions à cet égard, une démarche qui se solda par sa démission anticipée. L'intransigeance dans le différend du Haut-Karabakh des nouveaux dirigeants arméniens, R. Kotcharian, lui-même originaire du Karabakh, en tête, enterra définitivement toute possibilité de passage via l'Arménie/le Haut-Karabakh du « peace pipeline » sur qui s'étaient sérieusement penchés les concepteurs du plan de paix de l'OSCE 610 . Ainsi, on renonça définitivement à ces variantes après avoir s'être rendu compte qu'il n'y aurait pas de solution immédiate et mutuellement acceptable dans un proche avenir. Pourtant, un oléoduc d'une telle importance empruntant le Haut-Karabakh pourrait contribuer à une détente dans la région et à la libération des territoires azéris occupés en échange du tracé. Or, Bakou et Ankara s'opposèrent catégoriquement à un tel scénario.

      Certains experts proposèrent également de construire un « contournement iranien » qui éviterait les 43 km de territoire arménien. Cependant, la prise par les forces du Haut-Karabakh des territoires azerbaïdjanais situés au sud de cette région disputée jusqu'à la frontière iranienne mit un point final à cette variante.

      Curieusement, la Géorgie fut la seule gagnante de la confrontation arméno-azérie. Qu'elle le veuille ou non, elle devint le pays de transit imposé. Compte tenu des opportunités offertes, ses dirigeants caressaient l'idée de voir croître l'influence politique de leur pays dans la région voire au-delà. Le territoire géorgien était devenu attrayant et « incontournable » par la force des circonstances géopolitiques. En réalité, c'était l'influence des États-Unis et de la Turquie qui croissaient dans ce pays plutôt que celle de la Géorgie dans la région. Ainsi, il se produit un changement de pôles de dépendance : un pays, en l'occurrence la Russie, est remplacé petit à petit par les États-Unis et la Turquie. Tbilissi ne peut réellement compter que sur les dividendes venus du transit, ce qui serait déjà énorme pour la fragile économie du pays. Cela lui permettrait également de renforcer son indépendance et de devenir politiquement et économiquement moins dépendante de la Russie, notamment, en matière d'énergie.

      Tableau n° 17

      Les oléoducs existants et en projet : la voie occidentale II ou turque

      

      

Itinéraires Pays dont les territoires sont empruntés Longueur (km) Dates de mise en exploitation Capacité de transport (millions de tonnes par an) État du projet

Bakou- Tbilissi- Ceyan Azerbaïdjan, Géorgie, Turquie 1762 date prévue 2006  50 été 2005, fin des travaux Bakou-Tbilissi-frontière turque
Aktaou- Kianli- Bakou- (Tbilissi- Ceyan) Transcaspien Kazakhstan, Turkménistan, Azerbaïdjan, (Géorgie, Turquie) 595 en projet 30 oléoduc sous-marin, en étude depuis 1998, ajourné jusqu'à la signature de la Convention sur le statut juridique de la Caspienne

      

      d) La voie méridionale I ou iranienne

      

      Une quatrième voie reste néanmoins possible mais peu vraisemblable à court terme : il s'agit de la « voie méridionale ou iranienne », la plus courte et la moins coûteuse. L'Iran est le pays qui a le plus grand nombre de voisins dans la région. Il est également le seul pays régional qui a accès à la fois à la Caspienne et à l'océan mondial. Enfin, il est le seul État qui lie deux importantes zones pétrolifères du monde : le golfe Persique et la Caspienne. Sa situation géographique rend ainsi le territoire iranien incontournable pour les échanges internationaux dans la région.

      Cependant, à l'instar de l'Arménie, les facteurs politiques aussi bien intérieurs qu'extérieurs semblent ignorer cette exceptionnelle vocation de transit de la République islamique. Même le fait que l'Iran bénéficie d'une relative stabilité par rapport à tous les territoires du Caucase du Sud et des régions voisines qui sont marqués par des conflits représentant une menace potentielle pour le bon fonctionnement et la sécurité des voies de communication, ne change pas beaucoup la donne. À la base de cette politique d'isolement se trouvent les États-Unis.

      Par tous les moyens possibles, les Américains essayent d'empêcher l'Iran de devenir un pays de transit du pétrole caspien. L'Iran-Libye Sanctions Act (Loi d'Amato 611 , août 1996) interdit la participation et l'investissement des entreprises américaines, mais aussi étrangères, dans les secteurs pétrolier ou gazier de l'Iran ou de la Libye qui dépassent le seuil de 40 millions de dollars. Ce seuil a été revu à la baisse en 1997 (20 millions de dollars). Ce fut le troisième embargo américain contre l'Iran après ceux de 1980 et de 1987. Or, les tentatives de punir les sociétés étrangères, en particulier russes, n'ont pas donné de résultats significatifs. En fin de compte, les compagnies américaines sont devenues les grandes perdantes de l'application de cet Acte.

      Les sympathies américaines à l'égard de la Turquie sont également un facteur d'isolement de l'Iran, car Washington réserve le rôle de leader dans la région à Ankara. La rivalité traditionnelle entre la Turquie et l'Iran contribue à la mise à l'écart de Téhéran des projets stratégiques régionaux. C'est la Russie qui peut profiter de cette situation en développant une coopération multilatérale avec la République islamique. L'abstention américaine ouvre également la voie à des capitaux d'autres pays intéressés, comme la Chine, le Japon, ou encore la France qui, semble-t-il, s'accommodent de la situation établie autour de l'Iran.

      En principe, la Russie ne doit pas être très intéressée par l'amélioration des relations entre l'Occident et l'Iran. Le réchauffement de ces rapports ne pourrait qu'avoir un impact négatif sur les intérêts russes et sur la place de la Russie dans la région en général, car l'Iran offrirait de meilleures voies de désenclavement de la Caspienne. Si un jour Washington et Téhéran décidaient de renouer leurs relations bilatérales, ce rapprochement irano-américain se ferait sur le compte des relations russo-iraniennes.

      Néanmoins, il est impossible de négliger totalement l'Iran dans les projets caspiens. En effet, il est très difficile d'ignorer les avantages de la « voie iranienne », même pour les Américains. Le lobby pétrolier des États-Unis fait en permanence des déclarations soulignant la rentabilité économique de l'itinéraire iranien. Il est difficilement envisageable d'exporter le gaz turkmène en grands volumes en évitant le territoire de l'Iran. À notre sens, si la Russie ou

      

      la Chine investissent et construisent les pipelines nécessaires, Washington achèterait sûrement, par exemple, le pétrole kazakhstanais acheminé par l'oléoduc traversant le territoire iranien. Par ailleurs, en mai 1998, la Maison Blanche précisa que la décision du Congrès ne concernait pas les projets de construction d'oléoducs et de gazoducs.

      À l'heure actuelle, en plus des Russes, plusieurs compagnies européennes et opportunément américaines, sont impliquées, d'une manière ou une autre, dans les projets iraniens relatifs aux hydrocarbures.

      Ainsi, malgré les efforts et la résistance farouche de Washington, l'Iran se trouve de plus en plus engagé dans différents projets régionaux. Au début des années 1990, on discuta vivement deux variantes de tracé d'oléoducs : Bakou-Kharg et Bakou-Tabriz-Kharg, de respectivement 1060 et 1150 km de long 612 . Dans les deux cas, il suffisait de construire un tronçon reliant Bakou à Tabriz d'où un oléoduc existant (750 km) allait jusqu'à Kharg. Mais les Américains, en dépit d'avantages incontestables, s'opposèrent farouchement à toute valorisation de la « voie iranienne ». Le désenclavement de l'Azerbaïdjan vers le territoire iranien pourrait être très avantageux pour lui s'il ne se heurtait à l'opposition des États-Unis. Sous la dépendance financière de l'Occident, Bakou n'est pas libre dans la prise de décisions d'une telle importance stratégique, qui placerait les oléoducs sous le contrôle de l'Iran.

      En août 1997, le Kazakhstan, avec l'assistance de la China National Petroleum Corporation (CNPC), prit la décision de construction du pipeline Kazakhstan (Tenguiz-Ouzen-Belek) – Turkménistan – Iran (Téhéran-Koum-Ispahan-Kharg), d'une longueur de 1496 km. Avant que le projet ne voie le jour, Astana signa un accord de swap 613  avec Téhéran selon lequel le Kazakhstan devait livrer par la mer Caspienne deux millions de tonnes de brut par an aux raffineries situées au nord de l'Iran pour une consommation intérieure. En échange, Téhéran expédiait la même quantité de brut aux acheteurs de pétrole kazakhstanais depuis le golfe Persique 614 .

      La décision de la Chine de s'associer à l'Iran a une grande importance stratégique aussi bien pour Pékin que pour Téhéran. Pour ce dernier, l'ouverture chinoise allégerait sensiblement le coup des sanctions américaines et permettrait d'atténuer l'isolement international tant politique qu'économique. En ouvrant encore une brèche dans l'isolement imposé à l'Iran, Pékin pourrait se constituer un capital politique en Moyen-Orient et renforcer son indépendance énergétique en bénéficiant de différentes sources d'approvisionnement.

      La construction du tronçon d'oléoduc Neka-Téhéran (335 km) permettrait de faire une liaison entre les réseaux russo-centrasiatique et iranien et d'accéder au golfe Persique. La Russie est particulièrement intéressée par ce projet qui pourrait acheminer le pétrole sibérien d'Omsk à Tchardjoou (via Pavlodar et Tchimkent) par l'oléoduc existant, puis par la voie ferrée de joindre de nouveau l'oléoduc Neka-Téhéran, avant qu'un tronçon ne soit construit entre Tchardjoou et Neka.

      Désireux de voir son territoire traversé par des tronçons d'oléoduc ou de gazoduc, l'Iran fit à maintes reprises de faibles tentatives pour détendre la situation qui s'était formée autour de la République islamique. Après l'arrivée au pouvoir de Mohammad Khatami en mai 1997, le gouvernement iranien, s'engagea dans quelques réformes de la vie politique intérieure et condamna les actions terroristes. Ainsi il tenta d'enrayer l'isolement international de son pays. Une certaine amélioration fut enregistrée avec l'Europe, mais pas avec les États-Unis.

      Dans l'avenir, en dépit de la volonté des Américains, l'Iran sera traversé par de nouveaux oléoducs et gazoducs. Et ce ne sera pas la politique qui le dictera, mais de purs calculs économiques. À l'heure actuelle, les raffineries de Téhéran, de Tabriz ou encore d'Ispahan fonctionnent avec le pétrole venant du golfe Persique. En construisant un oléoduc de 100 km de long, le pétrole caspien peut arriver dans ces raffineries pour transformation. En contrepartie, l'Iran pourrait charger des tankers de son brut du golfe Persique et l'expédier aux consommateurs selon le principe de « substitution ». Ce mécanisme est déjà expérimenté. En plus de l'accord avec le Kazakhstan, Téhéran signa avec succès encore deux autres contrats swap avec l'Azerbaïdjan et le Turkménistan. Ces derniers approvisionnent les régions septentrionales de l'Iran en hydrocarbures nécessaires. En échange, les compagnies pétrolières occidentales reçoivent la même quantité de pétrole des gisements iraniens du golfe Persique. Les compagnies américaines pourraient également développer ce mécanisme, cependant les mauvaises relations américano-iraniennes entravent toute initiative dans ce domaine.

      Malgré tout, les exportations swap ne dureront que tant que l'Iran ne trouvera pas de nouveaux gisements dans son secteur caspien qui est le moins étudié. En tenant compte de cette perspective, le gouvernement turkmène avec le concours des compagnies occidentales a conçu un projet de construction d'un oléoduc qui transporterait le pétrole turkmène vers les marchés d'Asie orientale via le territoire iranien.

      Enfin, un autre obstacle réside dans les lois intérieures iraniennes qui ne rendent pas attractifs les futurs projets pour les investisseurs. Selon ces lois, les étrangers ne peuvent pas devenir propriétaires d'oléoducs traversant le territoire iranien ni du pétrole se trouvant dans ces conduites. Cela veut dire que toute transaction doit se faire aux frontières d'entrée et de sortie de l'Iran. C'est aussi à la capitale iranienne de gérer les tarifs. Mais ces dernières années, Téhéran assouplit sa législation dans le but de rendre son territoire plus attractif pour les investisseurs étrangers. Par exemple, à la fin du 20e siècle, la République islamique fit un appel d'offre pour la construction de l'oléoduc Neka-Téhéran. Elle proposa les conditions de buyback. Le constructeur obtient le droit d'opérateur pendant cinq ans qui permet aussi bien de compenser les dépenses effectuées que de constituer un certain bénéfice. À l'expiration de ce délai, la partie iranienne s'engage à racheter le site à l'investisseur étranger 615 . En dépit de cette souplesse, le régime iranien reste néanmoins peu enthousiaste pour accueillir les investissements étrangers, bien que son économie en ait besoin. Pour cette raison, le seuil de ces interventions est fixé à 5,2 milliards de dollars par an 616 .

      

      Tableau n° 18

      Les oléoducs existants et en projet : voie méridionale I et II

      

      

Itinéraires Pays dont les territoires sont empruntés Longueur (km) Dates de mise en exploitation Capacité de transport (millions de tonnes par an) État du projet

Voie méridionale I ou iranienne

Bakou- Tabriz- Kharg Azerbaïdjan, Azerbaïdjan iranien, Iran 1150 en projet 6 proposé par TotalFinaElf
Bakou- Kharg Azerbaïdjan, Iran 1060 en projet 6 -
Tenguiz- Belek- Téhéran- Kharg Kazakhstan, Turkménistan, Iran 1496 en projet depuis août 1997 15-à 18 proposé par la CNPC (Chine), étude de faisabilité réalisée par TotalFinaElf (2005), en attendant contrat swap
Neka- Téhéran (extension Tabriz) Iran 335 en construction 18 destiné aux échanges swap

      

      

Voie méridionale II ou afghane

Dovletabad-Gwadar (Kazakhstan) Turkménistan, Afghanistan, Pakistan (1673) 1460 en projet 15 à 20 accord de principe, ajourné jusqu'à la stabilisation politique dans la région

      

      e) La voie méridionale II ou afghane

      

      (cf. infra § 2 Les itinéraires des gazoducs existants et futurs)

      

      f) La voie orientale ou chinoise

      

      Pékin ne peut pas s'abstenir de se mêler au jeu pétrolier. Depuis 1993, la Chine n'exporte plus de pétrole. En revanche, ses besoins augmentent progressivement et sa dépendance des importations pétrolières pourrait passer de 11 % en 1996 à 60 % en 2020 617 . Les Cinois sont le troisième plus gros consommateur au monde de produits pétroliers derrière les Américains et les Japonais 618 .

      La signature le 24 septembre 1997 d'un autre « contrat du siècle », cette fois entre la Chine et le Kazakhstan, positionna nettement Pékin sur l'« échiquier pétrolier » d'Asie centrale. Le Kazakhstan céda ses droits d'exploitation de deux gisements pétroliers dans les steppes, ceux d'Ouzen (Ouzenmounaïgaz) et d'Aqtobe (Aktioubemounaïgaz), à la compagnie chinoise d'État CNPC (China National Petroleum Corporation). La CNPC acheta la majorité des actions (60 %) de ces deux compagnies pétrolières kazakhstanaises pour un montant respectivement de 4,3 et 1,3 milliards de dollars. C'est le plus gros investissement jamais réalisé par la Chine en dehors de ses frontières 619 . Pékin s'engagea dans la construction d'un oléoduc de l'Ouest du Kazakhstan (Tenguiz-Kenkiak-Aralsk-Koumkol-Atassou-Alachankoou) jusqu'à la ville chinoise de Karamaï (Xinjiang) d'une capacité annuelle de 20 millions de tonnes de brut et de 2 797 kilomètres de long. Le coût de cette construction s'élève à 2,7 milliards de dollars 620 . En perspective, le pipeline doit atteindre la mer Jaune après la construction d'un autre oléoduc de 3 500 kilomètres de long. Depuis 1999, le pétrole du gisement Tenguiz est transporté par voie ferrée aux quatre raffineries du Xinjiang 621 .

      Avec ce contrat Pékin reçut toute une série d'avantages. La construction de l'oléoduc via le Xinjiang, dont le pétrole est évacué aujourd'hui par voie ferrée, sera un catalyseur du développement de l'industrie pétrolière de la région autonome des Ouïghours. Cet oléoduc alimentera également les provinces orientales du Kazakhstan qui actuellement dépendent totalement du pétrole sibérien (par le biais des opérations swap russo-kazakhstanais). Il permettrait automatiquement de relier les deux grands axes verticaux de pipelines du Kazakhstan. On peut donc également parler de l'intégration des deux industries pétrolières, celles de l'Asie centrale et de la Chine. En évitant les territoires étrangers, ce tracé d'oléoduc renforcerait l'indépendance de la Chine en matière d'approvisionnements pétroliers.

      Avec deux autres contrats similaires, la capitale chinoise renforça encore plus ses positions dans le « Grand Jeu ». En 1998, la CNPC et la India's Oil and Gas Corporation Videsh créèrent un joint-venture dont l'objet était l'exploration pétrolière de l'ouest du Kazakhstan 622 .

      Moscou accepta mal la signature des contrats sino-kazakhstanais et se mit rapidement à la construction de l'oléoduc Tomsk-Chine qui acheminerait le pétrole sibérien vers la Chine orientale dès la fin 2005. Ce projet d'une valeur totale de 2 milliards de dollars et de 2 400 kilomètres de long, s'avère plus rentable à court terme 623 . Cet argument parmi d'autres 624  suspendit momentanément la construction de l'oléoduc Kazakhstan-Chine. Mais la croissance économique chinoise (10 % en moyenne) et la fermeté de Pékin à ne pas céder sa place dans l'acheminement du pétrole kazakhstanais à des tiers, poussèrent la Chine à reprendre la construction.

      

      

      

      

      Mais on ne peut pas considérer que la Russie soit perdante dans ce projet géant. Dans ce contexte, l'interdépendance russo-kazakhstanaise des infrastructures pétrolières peut jouer un rôle positif : le tronçon de l'oléoduc Atassou-Alachankoou doit être rempli à parts égales, au moins dans un premier temps, par le pétrole russe (venant d'Omsk) et kazakhstanais 625 . En général, le développement des relations économiques dans le domaine pétrolier entre la Russie et le Kazakhstan peut servir d'exemple de coopération régionale et de la faculté à trouver des solutions mutuellement acceptables et avantageuses. Dans Le programme d'État d'exploration du secteur kazakhstanais de la mer Caspienne, Astana rejette toute construction d'itinéraires et d'installations pétrolières et gazières qui doubleraient les voies existantes. Cela signifie l'utilisation optimum du réseau actuellement en exploitation, c'est-à-dire russe, parallèlement à la recherche de nouvelles voies de désenclavement. En effet, le réseau russe ne sera pas en mesure de satisfaire l'exportation de la quantité de pétrole prévue 626 .

      Parallèlement, la Chine signa un accord avec Téhéran et Achkhabad prévoyant la construction d'un tronçon d'oléoduc (250 km de long) qui relie le territoire kazakhstanais à celui de l'Iran via le Turkménistan. Avec l'Iran, elle va effectuer une opération de troc (swap) permettant l'acheminement de l'or noir à partir de l'Iran avant que la construction du pipeline direct Kazakhstan-Chine ne voie le jour. Cela permettrait aux Chinois d'exploiter leurs gisements acquis avant 2005, date officielle prévisionnelle de la fin des travaux de construction du tronçon Atassou-Alachankoou (fin décembre), et de diversifier les voies d'évacuation de ses approvisionnements pétroliers. En outre, la Chine, après avoir importé le pétrole, aura même la possibilité de le revendre sur les marchés d'Asie du Sud-Est : les Japonais (groupe Mitsubishi) et les Coréens accordent un vif intérêt à ce projet stratégique et sont prêts à investir.

      Ainsi, Pékin renforcerait incontestablement ses positions dans l'extraction, l'approvisionnement, le raffinage et sans doute dans la commercialisation du pétrole d'Asie centrale, y compris de la Caspienne, car le futur oléoduc sera l'unique pipeline terrestre de toute l'Asie de l'Est et du Sud-Est. À l'instar des Américains, les Chinois auront même l'occasion de réduire l'exploitation de leurs propres puits pétroliers en les classant parmi les « réserves stratégiques nationales ».

      

      

      Tableau n° 19

      Les oléoducs existants et en projet : la voie orientale ou chinoise

      

      

Itinéraires Pays dont les territoires sont empruntés Longueur (km) Dates de mise en exploitation Capacité de transport (millions de tonnes par an) État du projet

Tenguiz-Kenkiak-Aralsk-Koumkol-Atassou-Alachankoou- Karamaï Kazakhstan, Chine (Xinjiang) 2797 en projet 9 à 14 accord signé en 1997, depuis 1999, le pétrole est transporté par voie ferrée aux quatre raffineries du Xinjiang

      

      *****

      

      Pour résumer, à l'heure actuelle, la position de la Russie dans la question de la diversification des voies d'acheminement du pétrole caspien se partage entre les thèses suivantes :

      elle renonce silencieusement à s'investir dans la lutte inopportune contre les tracés d'oléoducs alternatifs et ne se réserve plus de droits monopolistiques quant à l'acheminement du naphte caspien face à la hausse sans précédent attendue de la production de pétrole dans le futur proche ;

      elle se prononce pour la prise en considération, dans l'élaboration de nouveaux itinéraires, des critères suivants : les besoins réels, la rationalité commerciale et économique, la sécurité environnementale et physique ;

      elle propose de moderniser et d'augmenter la capacité de transport des réseaux de pipelines et des infrastructures existants avant de concevoir et de construire de nouvelles voies d'exportation ;

      elle veut compenser ses concessions sur le statut de la mer Caspienne et sur les nouveaux tracés d'oléoduc qui traversent son territoire par une participation à d'autres projets régionaux à capital international ;

      elle se prononce pour que les futurs choix de direction d'exportation soient libérés de toute politisation.

      

      

      CONCLUSION

      

      La politique de conception de nouveaux oléo-/gazoducs est déterminée par la lutte géopolitique dans la région. Ces principaux acteurs sont : la Russie, les États-Unis, l'Iran et la Turquie. Nombreux sont les projets de désenclavement de la Caspienne en matière d'acheminement des ressources énergétiques dans lesquels l'argumentation et le raisonnement politique ont plus de poids que les considérations économiques. Du point de vue économique, seule la « voie iranienne » peut concurrencer la « voie russe ». Mais les États-Unis, pour des raisons politiques, s'opposent fermement à tout projet qui favorise la vocation de transit de l'Iran.

      Moscou aspire à valoriser son territoire pour la traversée des oléo-/gazoducs. Mais les actions militaires de grande envergure en Tchétchénie discréditent beaucoup l'attractivité de la « voie russe ». Cette circonstance pousse la capitale russe à canaliser ses efforts afin de diversifier ses voies de communication pour les rendre attrayantes pour les acteurs du « Grand Jeu ». En même temps, la Russie a fini par se rendre compte que le temps du monopole des voies de communication est passé et qu'il faut redéfinir et reconstruire sa politique dans le sens d'une intégration à de nouvelles structures afin d'éviter l'évincement complet des multiples projets régionaux bénéficiant de la participation du capital international.

      Les nouveaux oléoducs permettront d'améliorer la situation économique et sociale des trois anciennes républiques caspiennes d'Union soviétique, ce qui peut également être bénéfique pour la Russie. Ces pays seront en mesure d'honorer leurs dettes vis-à-vis de Moscou, l'émigration économique du Caucase et de l'Asie centrale en direction de la Russie peut ralentir voire stopper. Le redressement économique des pays en question permettra aussi de lutter contre la pauvreté et la criminalité.

      L'alliance de la Géorgie et de l'Azerbaïdjan donne une possibilité unique de création d'un couloir de différentes communications qui va relier l'Est à l'Ouest, exportateurs et importateurs de pétrole, en échappant à la Russie et à l'Iran, partenaires non désirables pour l'Occident. Une telle stratégie est également une sorte de pression sur la Russie afin que Moscou utilise ses positions stratégiques et géopolitiques pour résoudre les conflits de l'Abkhazie, de l'Ossétie du Sud et du Haut-Karabakh en faveur de Tbilissi et de Bakou.

      Dans quelle mesure la réalisation des projets de désenclavement se répercuteront sur le prestige et sur l'influence de la Russie dans la région et comment doit-elle réagir ? La région échappera-t-elle davantage au contrôle russe ? De toute évidence, il ne se passera rien de dramatique. La région a commencé à s'émanciper de l'influence russe bien avant la construction des nouveaux oléoducs. Le recul des positions russes s'avère difficilement lié à cette dernière.

      La Russie ne doit pas trop se focaliser sur la lutte vaine contre la diversification des voies et des moyens de communication. Elle n'est pas en mesure d'entraver ni d'ajourner la réalisation de ces projets qui marqueront les décennies à venir. Tout n'est pas encore clair sur leur rentabilité économique et leur compétitivité. Quant au pétrole kazakhstanais, il coulera toujours par les conduites russes pour de simples raisons économiques. Plutôt que de s'apitoyer sur sa perte du monopole du transport, la capitale russe peut s'efforcer de participer aux entreprises gigantesques du futur. Cela sera une tâche très difficile, mais plus avantageuse qu'une opposition verbale inefficace. Rien n'empêche également la Russie de chercher et de proposer elle-même des voies alternatives d'acheminement des hydrocarbures.

      On n'est pas encore certain des réserves russes dans le secteur caspien qui lui revient et qui est encore mal étudié. En cas de nouvelles découvertes, il est très probable que le réseau existant ne suffira qu'à la satisfaction des besoins de la seule Russie, ce qui est aujourd'hui le cas pour le réseau du gaz. Est-ce un hasard si les concepteurs du Bakou-Ceyan songeaient également à remplir leur ouvrage de pétrole sibérien ?

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


§ 2. Les itinéraires des gazoducs existants et futurs

      

      

       La consommation de gaz augmente sans cesse dans le monde entier. À proximité de la Caspienne se trouve la Chine qui vit une croissance économique spectaculaire. La demande de l'Inde, de la Turquie et du Pakistan est également en hausse constante. À l'instar du pétrole, les importantes découvertes de gaz naturel dans la région caspienne ont changé la donne. L'agence énergétique internationale évalue ainsi les réserves assurées des pays caspiens en gaz naturel :

      

      Tableau n° 20

      Les réserves prouvées des pays caspiens en matière du gaz naturel (2004)

      

      

Pays Volumes, trillions m³ Parts dans les réserves mondiales, % Place occupée dans le monde

Russie 48 26,7 1
Iran 27,5 15,3 2
Kazakhstan 3 1,7 11
Turkménistan 2,9 1,6 12
Ouzbékistan 1,86 1 18
Azerbaïdjan 1,37 0,8 22

      Source : BP AMOCO, Statistical Review of World Energy 2004.

      

      Tableau n° 21

      La production de gaz naturel dans les pays caspiens (1994-2004)

      

      

Pays Années Parts dans la produc. mond.

1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 %













Russie 566,4 555,4 561,1 532,6 551,3 551 545 542,4 555,4 578,6 589,1 21,9
Iran 31,8 35,3 39 47 50 56,4 60,2 66 75 81,5 85,5 3,2
Ouzbékistan 44 45,3 45,7 47,8 51,1 51,9 52,6 53,5 53,8 53,6 55,8 2,1
Turkménistan 33,3 30,1 32,8 16,1 12,4 21,3 43,8 47,9 49,9 55,1 54,6 2,0
Kazakhstan 4,2 5,5 6,1 7,6 7,4 9,3 10,8 10,8 10,6 12,9 18,5 0,7
Azerbaïdjan 6,0 6,2 5,9 5,6 5,2 5,6 5,3 5,2 4,8 4,8 4,6 0,2

      Source : BP AMOCO, Statistical Review of World Energy 2004.

      

      En dépit d'une demande croissante, l'accès aux débouchés pour le gaz caspien pose un sérieux problème, pratiquement insoluble à court terme. Excepté pour la Turquie, les marchés d'autres pays voisins sont presque inaccessibles sans la construction de nouveaux gazoducs. Ankara, quant à elle, a finalement surestimé la croissance de sa consommation de gaz 627 . Pour le combustible bleu extrait dans la région caspienne il ne reste que le marché traditionnel des pays de la CEI très peu solvables et de l'Europe occidentale via la Russie dont le monopole de transport pose un sérieux problème aussi bien aux exportateurs qu'aux importateurs.

      Ainsi, l'acheminement du gaz caspien comme celui du pétrole suscita de vifs débats parmi les principaux acteurs du « Grand Jeu ». Avec les trois nouveaux pays caspiens, les Américains bâtirent leur politique de diversification des voies d'acheminement de gaz sur le même modèle que celui des oléoducs.

      


A. – L'acheminement du gaz turkmène

      

      L'extraction industrielle du gaz naturel turkmène débuta en 1966 et aussitôt la Turkménie soviétique devint le 2e producteur de l'ex-URSS pour arriver au 4e rang mondial dans les années 1980 628 . De nos jours, le Turkménistan occupe la 12e place dans le monde par ses réserves prouvées de gaz naturel : 2,9 trillions de m³ soit 1,6 %. En 2004, le pays a produit 54,6 milliards de m³ soit 2 % de la production mondiale.

      Depuis son accession à l'indépendance, le Turkménistan est en quête de voies de transport pour ses ressources énergétiques, notamment pour le gaz naturel. À l'époque soviétique, la seule artère d'acheminement vers les marchés était le gazoduc qui traversait le territoire russe (Asie centrale-Centre). Par le système uni de gazoducs, le Turkménistan exportait son gaz largement excédentaire vers les ex-républiques soviétiques et vers l'Europe occidentale. Après l'indépendance, les volumes d'exportations furent sensiblement réduits, de plus de huit fois, à cause des quotas et des tarifs de transit élevés imposés par la Russie, le Kazakhstan et l'Ouzbékistan.

      Avant 1994, Achkhabad avait l'autorisation d'exporter 11 % de son gaz naturel par le réseau russe, mais essentiellement à destination des pays de la CEI, comme l'Arménie, la Géorgie ou l'Ukraine, de surcroît tous insolvables. C'était la résultante de la politique pratiquée par Gazprom qui gardait le marché européen pour ses propres exportations en réservant les marchés sans moyens financiers fiables de la CEI à Achkhabad. Or, les négociations avec Gazprom au sujet des tarifs de transit et de l'approvisionnement des pays de la CEI échouèrent en perturbant les livraisons. En conséquence, la part du Turkménistan dans la production mondiale de gaz naturel chuta de 4,6 % (1987) à 0,7 % (1998). L'exportation par le territoire russe baissa de 56 milliards de m³ (1993) à 6,5 milliards de m³ (1997) pour être entièrement bloqué par Gazprom pour une durée de 2 ans et demi. La création d'une société russo-turkméno-américaine Turkmenrosgaz (Gazprom, le gouvernement turkmène, Itera) ne réussit pas à résoudre le problème. Ainsi, la position russe démontra clairement que le problème d'exportation du gaz turkmène était une question politique et non économique.

      Vu l'insolvabilité des pays de la CEI, le Turkménistan est désireux de vendre sa production aux pays européens qui toutefois sont géographiquement très éloignés de lui. Le seul accès est assuré par le réseau de gazoducs russes vétuste et de capacité limitée. De surcroît, ce réseau est déjà saturé de gaz russe qui rapporte à la Russie des ressources stables en devises. Enfin, il transporte aussi le gaz du Kazakhstan et de l'Ouzbékistan. Les divergences avec Gazprom, transporteur principal du gaz turkmène, sont difficilement surmontables. Le problème d'origine résidait dans la politique des prix de Gazprom. En effet, ce dernier achetait le gaz turkmène à 32 dollars pour mille m³ et le revendait à 80 dollars. La demande du Turkménistan de révision du prix pour le monter jusqu'à 42 dollars altéra les relations avec le monopoliste russe 629 .

      Ces différends non résolus se répercutèrent lourdement sur le destin des populations russes du Turkménistan (cf. infra Partie III chapitre III § 2). Une fois de plus, la diplomatie russe ne réussit pas à coordonner ses actions cette fois avec la compagnie gazière. Le durcissement de la politique turkmène à l'égard des Russes résidents fut une des conséquences du conflit avec Gazprom. Au lendemain de l'indépendance, on ne pouvait cependant pas qualifier d'hostile la politique étrangère turkmène vis-à-vis de Moscou. Le Turkménistan fut le seul pays de la CEI qui instaura la double citoyenneté pour les Russes qui habitaient dans le pays. Il ne coopéra et ne fit partie d'aucun bloc dirigé contre les intérêts russes : GUUAM, OTAN.

      Dans ces circonstances, la seule issue pour Achkhabad était la recherche des voies alternatives de transport pour son gaz.

      

      

      

      

      a) En quête de voies alternatives

      

      La création de voies alternatives contribuerait à l'indépendance d'Achkhabad par rapport au réseau russe de gazoducs qui assure encore la sortie du gaz turkmène vers les marchés, notamment, l'Ukraine. Nous avons déjà évoqué le projet, pour le moment théorique, de construction de l'oléoduc transcaspien Kazakhstan-Turkménistan-Azerbaïdjan. Une des variantes proposait de doubler l'oléoduc sous-marin par un gazoduc (317 km de long), qui relierait Turkmenbachi (ex-Krasnovodsk) à Bakou, ensuite via la Géorgie à la Turquie et à l'Europe.

      Le 18 novembre 1999, le Turkménistan, l'Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie signèrent un accord quadripartite concernant la construction du gazoduc transcaspien de Chatlyk (Turkménistan) à Erzeroum (Turquie) d'une longueur de 1680 km. Washington soutint cette entreprise sans précédent pour au moins trois raisons : a) le gazoduc serait moins long que ceux de la Russie ou de l'Iran, b) il ne traverserait pas les territoires russe et iranien, c) il pourrait acheminer également le gaz du Kazakhstan et de l'Ouzbékistan. La naissance de ce projet, comme d'ailleurs de plusieurs autres déjà évoqués, fut la résultante de considérations et de calculs plutôt politiques qu'économiques. Il existe également plusieurs autres contraintes face à la réalisation de ce projet :

      l'opposition rigide de la Russie et de l'Iran ;

      les différends azerbaïdjano-turkmènes concernant l'appartenance de certains gisements sous-marins ;

      la traversée du gazoduc, comme de l'oléoduc Bakou-Ceyan, de territoires peuplés de Kurdes rebelles, qui augmente les risques politiques par rapport à cette question ethnique non résolue ;

      le problème des quotas azerbaïdjanais : Bakou demande l'utilisation de la moitié de la capacité du futur gazoduc pour sa production domestique, notamment, après la découverte du gisement gazifière de Chah Deniz ;

      les contraintes environnementales.

      En plus de ce projet, le Turkménistan est très intéressé par un éventuel désenclavement vers l'Iran. Selon l'accord irano-turkmène de 1992, le pays essaya de réaliser la construction d'un gazoduc à travers le territoire iranien pour accéder aux marchés internationaux, en premier lieu, ceux de la Turquie et de l'Europe occidentale.

      Ce gazoduc devait avoir une longueur de 2 300 km (3 219 km avec l'extension jusqu'en Europe) et un coût allant jusqu'à 5 milliards de dollars. Un projet d'une telle envergure nécessitait des investissements étrangers. Obtenir ces derniers était une tâche très complexe compte tenu du fait que le futur gazoduc devait emprunter le territoire de l'Iran, pays qui se trouve en disgrâce imposée par les États-Unis (la Loi d'Amato) pour le capital financier mondial. Ainsi, à cause de la pression des Américains sur la Turquie et sur les compagnies internationales, ce projet fut ajourné. Il risquait de rester encore longtemps sur le papier. Mais l'Iran ne voulait pas laisser échapper cette opportunité et l'abandonner complètement. Téhéran décida de le réaliser étape par étape avec principalement ses propres ressources financières.

      En octobre 1997, fut achevée la construction du gazoduc Korpedjeh (Turkménistan) – Kort kui (Iran) d'une longueur de 199 km, complété par le tronçon Artyk-Loftabad (2000), qui relia les réseaux de gaz iranien et turkmène. Désormais, le gaz turkmène peut atteindre la Turquie, ensuite l'Europe par le territoire iranien. Par ailleurs, ce fut la seule alternative aux gazoducs russes pour exporter le combustible bleu turkmène vers l'Europe occidentale. La mise en exploitation de ce tronçon constitua la première étape dans la réalisation du grand projet Turkménistan-Iran-Turquie-Europe occidentale. Cette entreprise avait une double importance :

      1) elle était la première voie alternative à celle de la Russie ;

      b) elle impliqua, pour la première fois, l'Iran dans les projets caspiens d'acheminement d'hydrocarbures.

      Le 22 janvier 2002, fut ouvert la station de pompage de gaz à la frontière irano-turque qui créa une liaison entre les réseaux gaziers du Turkménistan, de l'Iran et de la Turquie. Dans le futur on prévoit la jonction des réseaux turc et grec qui rapprocherait le gaz turkmène et iranien de l'Europe. Il faut dire que la réalisation de ce programme, en dépit de l'opposition américaine, était également possible car les participants au projet étaient soutenus par l'Union européenne qui travaille activement sur les projets alternatifs (autres que russes) concernant l'approvisionnement du Vieux continent en gaz naturel.

      Le désenclavement vers le territoire iranien est, certes, une avancée, mais le Turkménistan risque de se retrouver dans la même situation qu'avec la Russie compte tenu que l'Iran lui-même est un grand producteur de gaz naturel, donc concurrent du Turkménistan 630 . La collaboration irano-turkmène dans le domaine du gaz ne peut pas satisfaire la demande grandissante d'exportations turkmènes via le territoire iranien. Téhéran peut toujours assurer l'approvisionnement à moindre frais de ses provinces septentrionales

      avec le gaz turkmène, mais le transit vers d'autres consommateurs sera limité pour les raisons déjà évoquées 631 . C'est pourquoi, Achkhabad est contraint de travailler sans relâche à d'autres opportunités. Dans ce contexte, une voie alternative d'importation du gaz turkmène existe avec le projet de gazoduc traversant l'Ouzbékistan et le Kazakhstan/le Kirghizistan pour aller rejoindre l'Asie de l'Est (Chine, Corée du Sud) avec la possibilité d'être étendue au Japon. Ce projet, d'un coût total de 12 milliards de dollars (26 milliards de dollars s'il est prolongé jusqu'aux îles nipponnes) 632 , est étudié par la CNPC. Le gazoduc a une longueur de quelque 8 045 km avec une capacité de transport de 30 milliards de m³ par an. Pour qu'il reste lettre morte, la Russie avança son propre projet : la construction du gazoduc Kovykta-Chine-Corée du Sud, plus court et moins coûteux.

      Enfin, parallèlement à la quête de voies alternatives, Achkhabad commença à songer à la diversification de la nature de ses exportations en misant sur la production de gaz liquide. En effet, celui-ci est facilement transportable par chemins de fer, par bateaux ou par transport terrestre. Construite avec le concours des Italiens, la première usine fut inaugurée à l'été 1998. Plusieurs pays sont intéressés au développement de cette branche de l'industrie turkmène. Il rendrait Achkhabad moins dépendant des réseaux de gazoducs de la Russie et du Kazakhstan pour accéder aux marchés de l'Europe et de la CEI. C'est d'autant plus actuel que, dans le futur, Astana envisage de réduire les volumes de gaz turkmène à exporter par ses conduites proportionnellement à la hausse de sa propre production nationale.

      

      b) La redéfinition de la politique russe face aux ambitions turkmènes de désenclavement

      

      En réalisant les conséquences néfastes des variantes de désenclavement du Turkménistan pour ses intérêts économiques et politiques dans la région, la Russie non seulement se rapprocha de la Turquie, mais également enregistra une certaine réussite dans la pratique. Le 15 décembre 1997, elle établit avec la compagnie turque Botach un projet portant le nom de Blue Stream (« Golouboï potok ») qui devait approvisionner la Turquie en gaz russe. Initialement, Botach avait conçu la construction du gazoduc Turkménistan-Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie-Europe. Vu la complexité de réalisation de ce projet, il se tourna vers la Russie.

      

      Le futur gazoduc devait partir de la ville d'Izabilnoe (territoire de Stavropol, Russie) pour arriver à Ankara (1 213 km). La partie sous-marine avait une longueur de 396 km et reliait Arkhipo-Osipovka (territoire de Krasnodar, Russie) au terminal de Douroussou à 60 km du port de Samsoun en Turquie. La résolution de difficultés techniques de réalisation conditionnait l'aboutissement du projet. Posé le plus profondément au monde (2150 m), ce gazoduc exigeait l'application de nouvelles technologies et la mobilisation du savoir-faire des ingénieurs russes et italiens.

      Le 30 décembre 2002, les travaux de construction furent terminés avec succès. Dans le futur, on envisagea de le prolonger jusqu'à Israël. Avec une capacité de transport de 16 milliards de m³ par an, la proposition de la Russie reporta au second plan l'urgence d'autres projets similaires comme la construction du gazoduc Transcaspien qui devait être ensuite prolongé en direction de la Turquie et de l'Europe, ou celui du gisement azerbaïdjanais Chah-Deniz jusqu'au marché turc. Rappelons que la Turquie recevait déjà le gaz russe par les gazoducs venant de Bulgarie et de Géorgie. Actuellement, le Blue Streem et ces derniers couvrent environ 70 % des besoins en gaz de la Turquie 633 . Ainsi, la Turquie n'aura besoin du gaz turkmène qu'en 2014 634 .

      Ces initiatives de la Russie montrèrent toute sa détermination à garder son monopole de fournisseur principal de gaz pour les marchés européen et turc. Mais cela sera de plus en plus difficile pour elle, car le Turkménistan, l'Azerbaïdjan et encore notamment l'Iran, dont les réserves situées au sud du pays sont largement supérieures à celles de toute la région caspienne, caressent le même type d'espoir et lui font concurrence.

      Dans cette rivalité russo-centrasiatique pour l'exportation et la conquête des marchés de gaz, la Turquie est la seule partie qui sortira toujours gagnante dans tous les cas de figures. Les cinq producteurs caspien de gaz naturel visent tous son territoire aussi bien pour conquérir son marché intérieur que pour accéder à l'Europe. Seule la Russie dispose d'une voie alternative à destination de l'Europe. Les quatre autres pays ne peuvent l'atteindre que via les territoires russe ou turc. Ankara et Moscou essayent de tirer le meilleur profit de ces circonstances en exploitant la « dépendance géopolitique » des quatre autres États caspiens. Dans ce contexte, la deuxième voie d'exportation du gaz turkmène, proposée par le géant turc Botach, était son acheminement vers les marchés européens via le Kazakhstan et la Russie.

      Comme on l'a révélé, excepté le désenclavement vers l'Iran, qui est d'ailleurs loin de satisfaire les demandes d'exportation de gaz du Turkménistan, les autres voies sont encore toutes théoriques. Cette circonstance poussa le gouvernement turkmène à se tourner de nouveau vers Moscou afin de trouver un compromis mutuellement acceptable. Le 10 avril 2003, V. Poutine et S. Niazov signèrent l'accord de coopération dans le secteur gazier et le fameux protocole qui abrogea l'accord bilatéral sur la double citoyenneté de 1993 en entraînant l'exode massif des Russes du Turkménistan (cf. supra Partie III chapitre III § 2).

      La Russie céda enfin sur les tarifs, mais cela n'améliora guère les relations déjà bien dégradées entre les deux pays. Les indices économiques du Turkménistan dans l'industrie gazière enregistrèrent une hausse absolue : la production nationale de gaz dépassa le seuil de 55 milliards de m³ en 2003 soit 2 % de la production mondiale 635 . Pour augmenter les volumes d'exportation, Moscou et Achkhabad se mirent d'accord sur la construction d'un gazoduc Turkménistan-Kazakhstan (littoral caspien)-Russie-Ukraine d'une longueur de 1 745 km 636 . Cet accord fut conclu sur la nouvelle vague d'une politique expansionniste russe en Asie centrale dans le domaine du gaz naturel 637  qui se matérialisa par la proposition du président russe de créer une Alliance gazière eurasiatique entre le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, le Turkménistan et le Kirghizistan. On baptisa cette initiative de Moscou de tentative de création d'un OPEP du gaz.

      Cette démarche russe témoignait de la nouvelle approche de Moscou sur les flux de gaz naturel à proximité de ses frontières. Elle faisait partie de la politique d'intégration économique dans l'espace eurasiatique (CEE). L'actualité de cette proposition était évidente. On peut la considérer comme la manifestation de la volonté russe de créer de vrais organismes d'intégration sur une base contractuelle dont les enjeux sont multiples. Certes, la Russie veut restaurer son influence d'antan en matière de contrôle sur la production et sur l'exportation ultérieure du gaz. D'ailleurs, toute puissance a de telles aspirations et Moscou, dans ses ambitions, ne fait pas exception.

      Pour les jeunes pays en voie de développement, avoir affaire aux grandes puissances signifie, de toute façon, entrer d'emblée dans une certaine dépendance vis-à-vis d'elles. Pour les grands pays (puissances), les opportunités de donner, de prêter, de protéger et enfin de défendre les petits pays sont plus élevées que l'inverse. « Les grands États peuvent se passer d'alliance et les petits ne doivent pas y compter » 638 . Ce sont les petits pays qui tombent en premier lieu lors de l'extension des grands États. Dans ce contexte, le petit État (la petite nation) est « voué » à être absorbé par un grand État (la grande nation). La dernière bataille est toujours réservée aux plus forts. Dans ce contexte, il s'avère facile pour les pays centrasiatiques de s'entendre avec l'ancien partenaire encore « incontournable » même s'il est monopoliste plutôt que d'en chercher à la hâte de nouveaux avec peu de chance que ces derniers soient meilleurs que la Russie.

      L'acceptabilité de la proposition russe dépendait des contreparties proposées. La Russie s'engageait à assurer le désenclavement des pays centrasiatiques en matière d'exportation de gaz vers le marché européen convoité pour sa solvabilité. La réintégration aux réseaux russe et européen assurerait l'apport de devises si importantes pour les budgets nationaux. La rivalité croissante pousse également Moscou à élaborer des programmes attractifs qui sous-entendraient le respect des engagements. Dans le gouvernement russe on se rend parfaitement compte que la création d'autres corridors de désenclavement est inévitable. C'est pourquoi un changement de la pratique établie s'imposa. Il fallait la placer sur une nouvelle base contractuelle plus ou moins équitable pour toutes les parties. Outre cela, la Russie avait besoin de sécuriser ses obligations d'exportation à l'égard de ses partenaires en cas de penne de sa production nationale. Une telle alliance qui regroupe la Russie et les pays centrasiatiques, qui possèdent ensemble plus de 40 % des réserves mondiales de gaz, serait susceptible d'augmenter le poids géopolitique de tous ses membres sur la scène internationale.

      

      Tableau n° 22

      Le Blue Stream

      

      

Itinéraires Pays dont les territoires sont empruntés Longueur (km) Dates de mise en exploitation Capacité de transport (milliards m³ par an) État du projet

Izabilnoe- Arkhipo-Osipovka- Douroussou- Samsoun- Ankara (extension Israël) Stavropol, Krasnodar (Russie) Turquie, (Israël) 1 213 depuis 30 décembre 2002 6 à 16 depuis décembre 1997, 396 km sous-marin à 2150 m de profondeur

      Tableau n° 23

      Les gazoducs existants et en projet : l'acheminement du gaz turkmène

      

      

Itinéraires Pays dont les territoires sont empruntés Longueur (km) Dates de mise en exploitation Capacité de transport (milliards m³ par an) État du projet

Asie centrale- Russie, Asien centrale-Centre Turkménistan, Kazakhstan, Russie, 1 070 existe depuis l'ère soviétique 99 en exploitation
Turkmenbachi-Bakou- Transcaspien (Tbilissi- Erzeroum- (extension Europe) Turkménistan, Azerbaïdjan, (Géorgie, Turquie, Europe) 317 (sous-marin) 1 680 en projet 5 à 11 (jusqu'à 31) ajourné à cause des différends azerbaïdjano-turkmènes et de l'absence de Convention sur le statut juridique de la Caspienne
Korpedjeh- Kort kui Turkménistan, Iran, 199 octobre 1997 4 à 8 assure la connexion des réseaux turkmène et iranien avant que le gazoduc magistral Turkménistan-Europe voie le jour
(Tedjen) Serakhs- Mechkhed (Téhéran) Turkménistan, Iran 210 en projet 20 à 60 En construction
Chatlyk- Gorgan- Tabriz- Dogoubaïazit- Erzeroum- Ankara (extension Europe) Turkménistan, Iran, Turquie 2 300 (3 219 jusqu'à l'Europe) en projet jusqu'à 31 étude de faisabilité
Asie centrale- Chine (extension Japon, Corée du Nord) Turkménistan, Ouzbékistan, Kazakhstan, Xinjiang (Japon, Corée du Nord) 1 640 (8 045) en projet 30 étude réalisée par CNPC, Exxon et Mitsubishi
Asie centrale- Russie, (extension Europe) Turkménistan, Kazakhstan, Russie, Europe 1 745 existe en partie depuis l'ère soviétique 99 certains travaux de réhabilitation et de construction de nouveaux tronçons

      

      

      

      

      c) La voie afghane de désenclavement

      

      Plusieurs projets furent conçus qui valorisaient le passage de futurs oléo-/gazoducs, chargés d'acheminer les hydrocarbures de la Caspienne par le territoire afghan. Cependant, ils sont tous ajournés à cause de la situation politique instable de l'Afghanistan.

      En août 1993, les autorités turkmènes et pakistanaises songèrent à la construction du futur gazoduc Iachlar (Turkménistan)-Chaman (Afghanistan)-Quetta (Pakistan) avec le concours de Gazprom, de Bridas (Argentine) et des sociétés japonaises. Le projet resta sur le papier à cause des discordances entre Turkmenbachi et la société argentine.

      Un autre accord fut signé le 22 octobre 1995 à New York entre le gouvernement turkmène, Unocal (États-Unis) et Delta Oil Company (Arabie saoudite) pour l'acheminement du gaz turkmène de Daouletabad à Multan (Pakistan) ou Sui 639 . Cette conduite devrait avoir une longueur de 1 460 km et disposer d'une extension possible jusqu'à New Delhi. Selon le projet, 764 km de gazoduc devaient traverser le territoire de l'Afghanistan, tandis que ce pays ne participait même pas à la signature du préaccord le concernant. C'est pourquoi on baptisa d'emblée ce projet « pipe-dream » 640 . Mais le sérieux de cette entreprise « américain » était avéré. Il se confirma par la constitution d'un Consortium international CentGas (octobre 1997). Son objectif était la réalisation du projet conçu à New York dont la date de démarrage était fixée en 1998. Initialement, 10 % des actions étaient destinés à Loukoïl, mais Turkmenbachi changea d'avis et exclut ce dernier du consortium sans doute par vexation vis-à-vis de Gazprom et de l'État russe en général.

      

      Tableau n° 24

      La répartition financière dans le Consortium international CentGas

      

      

Compagnies Pays Parts (%)



Unocal Etats-Unis 46,5
État turkmène Turkménistan 17
Delta Arabie saoudite 15
Itochu Japon 6,5
INPEX Japon 6,5
Hundai Corée du Sud 5
Crescent Group Pakistan 3,5

      Source : BLAGOV S., « Bold Turkmen Project in the Pipeline again », Asia Times, February 19, 2002.

      

      Washington se réjouit ouvertement de la prise de Kaboul par les Talibans (le 27 septembre 1996). Or, le développement ultérieur des événements montra qu'il était encore trop tôt d'envisager tout type de projets qui ait un quelconque rapport avec le territoire afghan. En éprouvant des pertes, Unocal fut contraint de quitter ce consortium paralysant ainsi les travaux d'étude à peine entamés 641 .

      La chute du régime des Talibans éveilla de nouveau l'intérêt pour la construction du gazoduc transafghan. Les 26-27 décembre 2002, les leaders afghan, pakistanais et turkmène se réunirent à Achkhabad pour discuter des problèmes liés à la réalisation de ce projet. Un accord sur le principe de sa réalisation fut conclu à l'issue de la rencontre. Cependant, l'instabilité politique en Afghanistan représenta l'obstacle principal du « pipe-dream », à côté de son coût considérable estimé environ 2,5 milliards de dollars. L'absence des compagnies étrangères à cette réunion traduisit leur volonté de s'abstenir momentanément en attendant des temps meilleurs.

      Le projet, néanmoins, ne fut pas rejeté. Il reste ajourné jusqu'à la stabilisation de la situation politique en Afghanistan qui, à court terme, est difficilement envisageable. Washington veut toujours voir le gazoduc transafghan se réaliser comme une des alternatives de diversification du réseau gazier régional. Celui-ci placerait sous contrôle des Américains le flux du combustible bleu turkmène, car ce sont eux qui règnent en Afghanistan. Cela augmenterait la possibilité de contrôler l'Inde, le Pakistan et la Chine auxquels le gaz caspien serait destiné. L'Union européenne, au contraire, n'est pas très enthousiaste sur les projets de construction dans la direction asiatique, car le Vieux continent lui-même a constamment besoin de gaz. En attendant, Islamabad augmentait progressivement la production nationale de gaz naturel et fit savoir à Achkhabad qu'il aurait plutôt besoin de gaz liquide et non d'un nouveau gazoduc 642 . Cela rendit encore plus incertain le projet transafghan ajourné.

      De nos jours, Achkhabad compte fortement sur la participation de Pékin dans le développement de son secteur énergétique, notamment dans l'extraction du gaz naturel. La Chine se déclara très intéressée par la construction du gazoduc qui partirait du gisement turkmène Daouletabad vers l'océan Indien via l'Afghanistan et le Pakistan jusqu'au port de Gwadar qu'elle s'était chargée de moderniser. L'implication de Pékin, de toute évidence, changera une nouvelle fois la composition du consortium international CentGas.

      Réaliser un vaste projet d'acheminement des hydrocarbures par un territoire extrêmement instable est une entreprise très risquée. En règle générale, on a une chance sur deux d'avoir les conséquences suivantes : l'établissement de la paix ou une recrudescence des hostilités. L'hypothèse selon laquelle des projets stratégiques, en l'occurrence le transport des hydrocarbures derrière lequel se trouvent les puissances mondiales présentées par leurs compagnies multinationales et forces militaires, peuvent voir le jour et arrêter les hostilités, n'est pas assurée. L'affrontement arméno-azéri en est un exemple : tout le bénéfice provenant du passage éventuel d'un tronçon d'oléoduc par le territoire arménien ne réussit pas à convaincre Erevan de faire des concessions dans le dossier du Haut-Karabakh.

      

      Tableau n° 25

      Les gazoducs existants et en projet : la voie afghane

      

      

Itinéraires Pays dont les territoires sont empruntés Longueur (km) Dates de mise en exploitation Capacité de transport (milliards m³ par an) État du projet

Iachlar- Chaman- Quetta (extension Inde) Turkménistan, Afghanistan, Pakistan, (Inde) 1 450 en projet depuis 1993 17 en sommeil
Daouletabad- Herat- Multan (extension Inde) CentGas Turkménistan, Afghanistan, Pakistan, (Inde) 1 130 (+ 645) en projet depuis 1995 20 accord de principe, ajourné jusqu'à la stabilisation politique dans la région

      

      Pour résumer, à l'heure actuelle, cinq directions d'exportation du gaz turkmène vers le marché international sont travaillées :

      russe (via le Kazakhstan vers les pays de la CEI et de l'UE) ;

      iranienne (vers la Turquie et l'UE) ;

      transcaspienne (via l'Azerbaïdjan et la Géorgie vers la Turquie et l'UE) ;

      orientale (via l'Ouzbékistan et le Kazakhstan/le Kirghizistan vers la Chine) ;

      afghane (via l'Afghanistan vers le Pakistan et l'Inde).

      Seule la voie iranienne, qui se réalise étape par étape, représente une vraie concurrence à la voie russe. Les autres projets sont pour l'instant théoriques.

      


B. – L'acheminement du gaz iranien

      

      En 2004, l'Iran occupait la 2e place au monde par ses réserves prouvées de gaz naturel : 27,5 trillions de m³ soit 15,3 %. Il produit 85,5 milliards de m³ de gaz soit 3,2 % de la production mondiale (5e producteur) 643 . La plus grande partie de ses gisements se trouve au sud et au centre du pays. Compte tenu de cette répartition géographique, Téhéran se heurte à deux problèmes majeurs :

      le développement des infrastructures nécessaires pour approvisionner en gaz le nord du pays où se trouvent les provinces les plus riches et industrialisées ;

      la construction de gazoducs à destination de la Turquie, de l'Europe, du Pakistan et de l'Inde, tous gros consommateurs de gaz.

      Le premier combat se produisit pour conquérir le marché turc. L'Iran livre déjà du gaz naturel par le gazoduc Tabriz-Erzeroum. Or, pour atteindre la capitale Ankara, il faut prévoir la construction d'un tronçon Sivas-Ankara. Ici Téhéran est en rivalité avec Moscou qui, en mettant en exploitation le Blue Stream (décembre 2002), montra toute sa détermination à ne pas renoncer à son rôle « traditionnel » dans l'approvisionnement de la Turquie et de l'Europe en gaz russe. Le gazoduc sous-marin russe est prolongé de Samsoun à la région d'Ankara en forte demande de gaz. C'est sans doute la crainte de voir Téhéran affermir ses positions dans le marché turc qui précipita la construction du Blue Stream par Moscou.

      De nos jours, TotalFinaElf, Petronas (Malaisie) et Gazprom participent activement au développement de l'industrie pétrolière iranienne et à l'exploitation des gisements de gaz naturel. En particulier, un accord fut signé le 28 septembre 1997 entre ces trois compagnies et la National Iranien Oil Company (NIOC) pour l'exploitation d'un important champ gazier (South Pars Field) dans le golfe Persique, et cela avec le consentement tacite de Washington. Ce dernier réalise quand même qu'insister pour la mise à l'écart total du territoire iranien est un non sens.

      L'Arménie se déclara également prête à acheter le gaz iranien et turkmène en lançant en janvier 2001 le projet de construction d'un gazoduc Iran-Arménie de 141 km de long. Actuellement, c'est le gazoduc Vladikavkaz-Tbilissi-Erevan qui alimente l'économie arménienne par le gaz russe et turkmène. Les années de conflit armé arméno-azéri montrèrent toute la vulnérabilité du réseau gazier régional hérité de la période soviétique. En effet, l'approvisionnement de l'Arménie dépendait du bon vouloir de la Géorgie et de la situation politique existante sur les territoires traversés par les gazoducs. De surcroît, la région de passage du tracé est majoritairement peuplée d'Azéris géorgiens. En conséquence, les livraisons de gaz devinrent irrégulières, notamment en période hivernale, à cause de coupures arbitraires fréquentes, de vols, d'actes terroristes sous forme d'explosion, etc. Ces circonstances poussèrent Erevan à chercher à s'approvisionner en Iran, ce qui était d'ailleurs la seule alternative pour la république soumise au blocus de la Turquie et de l'Azerbaïdjan.

      Vu l'opposition de Moscou, inquiet de perdre son monopole sur le marché gazier arménien, et de Washington, opposé à tout rapprochement avec l'Iran, le projet se heurta à des problèmes de financement. Mais un compromis avec Moscou se présenta aussitôt naturellement. Pendant la période des négociations qui débutèrent en 1992, le réseau gazier arménien passa sous la gestion de la compagnie mixte russo-arménienne Armrosgazprom (Ministère de l'Energie de la République d'Arménie, Gazprom et Itera). C'est cette compagnie qui se chargea des travaux de construction qui commencèrent fin 2004. En outre, l'arrivée du gaz iranien ou turkmène par la nouvelle conduite ne signifie nullement qu'Erevan renonce au gaz russe. Au contraire, Armrosgazprom prévoit même d'augmenter les importations arméniennes provenant de la Russie de 1,5 à 2,7-3 milliards de m³ d'ici à 2020, ce qui reste d'ailleurs largement inférieur à la consommation nationale de l'époque soviétique : 6 milliards de m³ en 1988 644 . Le gaz iranien sera principalement destiné à faire fonctionner les centrales thermiques de la république et à approvisionner les régions du nord-est de l'Iran en électricité produite en Arménie.

      Il n'est pas encore facile de savoir qui prendra le contrôle définitif du gaz iranien importé. Si l'Arménie veut tirer le maximum de bénéfices, elle doit canaliser le combustible bleu vers la centrale thermique d'Erevan qui a échappé à la mainmise du Système énergétique uni de Russie. Mais se poserait alors la question suivante : que faire avec l'électricité produite ? En effet, l'Iran serait le seul consommateur compte tenu du fait que les frontières avec la Turquie et l'Azerbaïdjan sont hermétiquement closes. La Géorgie, quant à elle, noue actuellement une coopération avec le même monopoliste russe qui contrôle déjà 80 % des infrastructures énergétiques de l'Arménie, y compris la plus grande centrale thermique de la république, l'unique centrale nucléaire du Caucase et une dizaine de centrales hydroélectriques. Dans ces circonstances, l'Iran peut dicter et imposer ses conditions. De surcroît, Erevan sera contraint d'achever la construction du prolongement du gazoduc Tabriz-Kadjaran jusqu'à Ararat (environ 200 km) avec ses propres moyens financiers qui manquent cruellement.

      Si les compagnies russes se chargent de l'achèvement du gazoduc et transforment le gaz iranien en électricité dans les centrales qui se trouvent sous leur contrôle, le nombre de consommateurs potentiels augmenterait sur le compte de la Géorgie voire de la

      Turquie qui, à l'époque soviétique, importait l'électricité produite en Arménie. Ankara ne désire toujours pas développer une quelconque coopération économique avec Erevan avant l'évacuation des forces armées arméniennes des territoires situés autour du Haut-Karabakh. Mais la capitale turque pourrait acheter l'électricité d'une société russe qui, de surcroît, est en train d'investir dans sa sphère énergétique. Dans ce cas, l'Arménie dépendra de la Russie, ce qui offre néanmoins plus de possibilités de désenclavement que la solution iranienne. Quoi qu'il en soit, Erevan est réduit à dépendre des investisseurs étrangers compte tenu de la précarité de sa situation économique et des contraintes géopolitiques. Au moins, les Arméniens et les Russes sont des partenaires de longue date et sont capables d'élaborer des solutions qui seront mutuellement acceptables et avantageuses. Ainsi, la Russie peut tirer des bénéfices du gazoduc Iran-Arménie.

      Par ce dernier, l'Iran aura la possibilité de rejoindre le réseau géant russe de Gazprom. Dans cette optique, l'Arménie constitue pour Téhéran une voie pratique pour accéder aux marchés européens et russes avec lesquels les échanges commerciaux se multiplient. La Géorgie et notamment l'Ukraine montrèrent également leur intérêt à l'égard du gazoduc arméno-iranien. Depuis plusieurs années, Kiev se trouve en conflit permanent avec Gazprom et le Turkménistan, et cherche des voies alternatives d'approvisionnement en gaz naturel chez d'autres fournisseurs : norvégiens, hollandais, iraniens. Dans ce dernier cas, la capitale ukrainienne envisage la création d'un « corridor » Iran-Arménie-Géorgie-fond de la mer Noire-Crimée-Ukraine avec la perspective d'atteindre l'Europe. Ainsi, Téhéran a considérablement activé sa politique dans la réalisation de différents projets à grande échelle liée aussi bien à l'extraction qu'à l'acheminement du gaz naturel.

      

      Tableau n° 26

      Les gazoducs existants et en projet : l'acheminement du gaz iranien et azerbaïdjanais

      

      

Itinéraires Pays dont les territoires sont empruntés Longueur (km) Dates de mise en exploitation Capacité de transport (milliards m³ par an) État du projet

Tabriz- Erzeroum Ankara Iran, Turquie 1370 se réalise étape par étape 30 exploitation partielle
Tabriz- Kadjaran (extension Ararat) Iran, Arménie 141 (environ 200 km) date prévue début 2007 0,5 à 2,3 conçu en 1992, inclus dans le programme INOGATE en 2001, en construction depuis l'automne 2004
Bakou- Tbilissi- Erzeroum Azerbaïdjan, Géorgie, Turquie 970 date prévue été 2006 20 en construction depuis octobre 2004


C. – L'acheminement du gaz azerbaïdjanais

      

      De nos jours, l'Azerbaïdjan occupe la 22e place dans le monde par ses réserves prouvées de gaz naturel avec 1,37 trillions de m³ soit 0,8 %. En 2004, il a produit 4,6 milliards de m³ de gaz soit 0,2 % de la production mondiale 645 . On voit que les ressources gazières azerbaïdjanaises ne sont pas énormes, mais les récentes découvertes de Chah-Deniz transformeraient Bakou, à moyen terme, en concurrent d'Achkhabad. Cependant, à long terme, il peut difficilement faire concurrence à ses voisins caspiens dans les exportations.

      L'Azerbaïdjan a l'intention d'acheminer son gaz du gisement Chah-Deniz vers la Turquie (Erzeroum) à partir de l'été 2006. Le gazoduc d'une longueur de 970 km commence à Neftianye kamni, en pleine mer Caspienne, et traverse le territoire géorgien.

      

      Tableau n° 27

      Les actionnaires du gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzeroum

      

      

Compagnies Pays Parts (%)

British Petroleum (opérateur) Grande-Bretagne 25,5
Statoil Norvège 25,5
Socar Azerbaïdjan 10
TotalFinaElf France 10
Loukoïl-Agip Russie-Italie 10
NICO Iran 10
TPAO Turquie 9

      Source : Azerbaijan – Info, 2000, ICSR « Prognoz ».

      

      La construction du gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzeroum dont certains tronçons doublent l'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyan, est intéressante dans l'optique de la construction du gazoduc transcaspien sur lequel Bakou désire obtenir un quota d'une base 50 : 50 pour acheminer son propre gaz.

      De toute évidence, l'arrivée du gaz turkmène et azerbaïdjanais sur le marché turc et ensuite européen, se répercuterait sur les volumes d'importation de gaz russe par les pays consommateurs. À la fin de 2006, est prévue la construction du gazoduc Karababeï (Turquie)-Komotini (Grèce), de 300 km de long, qui relierait les réseaux turc et européen par un deuxième tracé via la mer Marmara 646 .

      

      


D. – L'acheminement du gaz kazakhstanais

      

      En 2004, le Kazakhstan occupait la 11e place dans le monde par ses réserves prouvées de gaz naturel avec 3 trillions de m³ soit 1,7 %. Il a produit 18,5 milliards de m³ de gaz soit 0,7 % de la production mondiale 647 .

      Malgré la vaste étendue de son territoire, 72 % des ressources gazières du Kazakhstan sont concentrées dans la région caspienne, sur les presqu'îles de Manguychlak et de Bouzatchi situées sur la côte occidentale de la mer 648 . Le gisement de Kachagan est le plus riche et Astana nourrit de sérieux espoirs sur son exploitation qui demande cependant de gros investissements. À l'heure actuelle, la seule voie d'exportation du gaz kazakhstanais est la voie septentrionale russe. Selon le plan de développement du secteur gazier (août 2001), le Kazakhstan envisage de quadrupler sa production d'ici 2015 649 . Dans ce contexte, il fait preuve de flexibilité politique afin d'utiliser au maximum le potentiel du réseau de gazoducs russe existant qui permet d'accéder aux marchés de la CEI et de l'Europe. À la différence du Turkménistan, ses relations avec la Russie sont plus constructives et moins conflictuelles.

      Dans la Conception nationale de développement de la sphère gazière jusqu'en 2015, adopté par le gouvernement kazakhstanais le 11 janvier 2002, il est prévu quatre voies d'acheminement du gaz extrait des gisements de la république :

      a) vers la Turquie via le gazoduc sous-marin transcaspien ou via le Turkménistan et l'Iran ;

      b) vers le Pakistan et l'Inde via l'Afghanistan ;

      c) vers la Chine par le gazoduc en projet Turkménistan-Kazakhstan-Chine ;

      d) vers l'Europe via le territoire russe.

      On voit que les trois premières voies représentent des projets à moyen et à long terme. À l'heure actuelle, le seul corridor réel de désenclavement est le territoire russe avec son réseau de gazoducs existant. Sur ce terrain, Astana et Moscou ont des intérêts communs. La société mixte KazRosGaz s'occupe de l'acheminement du gaz kazakhstanais vers le marché européen. Vu l'étendue de la frontière commune, ils utilisent efficacement le système de substitution swap. Outre cela, la Russie envisage la construction à Novorossisk d'une usine de gaz liquide à laquelle le futur gazoduc amènera la matière première nécessaire. Ainsi, il existe une certaine interdépendance entre les deux pays, quoique la Russie garde, au moins à court terme, le monopole du désenclavement du Kazakhstan. L'intérêt de la Russie est de ne pas utiliser cet atout comme instrument de chantage politique, car cela pourrait accélérer le processus de construction d'autres voies alternatives, notamment vers les marchés asiatiques (Inde, Chine, Pakistan) en forte demande de gaz naturel.

      

      

      CONCLUSION

      

      Le désenclavement de la Caspienne en matière de gaz naturel provoqua de vifs débats géopolitiques. Parmi les pays caspiens, le Turkménistan est le leader de par ses réserves. Enclavé et dépendant presque entièrement du réseau gazier russe, passage obligé pour ses exportations, le Turkménistan est en quête de voies alternatives d'acheminement de son combustible. Privé d'accès direct aux océans, il est très intéressé par l'ouverture vers l'Iran dont le territoire constitue pour lui la voie la plus courte vers les marchés mondiaux, surtout depuis la dégradation de ses relations avec la Russie. Les différends russo-turkmènes dans le domaine énergétique se sont lourdement répercutés sur le sort de la communauté russe du Turkménistan.

      Pour la première fois, l'Iran est directement impliqué dans les projets d'acheminement des ressources énergétiques de la Caspienne au grand dam des États-Unis. Téhéran, comme Moscou, est catégoriquement hostile à toute construction d'oléoducs et de gazoducs transcaspiens sous-marins. Compte tenu, notamment, de la sismicité élevée de la région, ils peuvent représenter un danger pour l'environnement maritime. Cette position va à l'encontre des projets d'Astana et d'Achkhabad qui, à l'aide du capital occidental (en premier lieu, américain) veulent se désenclaver en direction de l'Azerbaïdjan.

      En profitant des difficultés objectives d'accès des pays caspiens aux gros consommateurs internationaux, notamment européens, la Russie a élaboré toute une stratégie pour conquérir les marchés en forte demande de gaz naturel (CE, Turquie, Chine) avant que la région caspienne ne se désenclave. Parallèlement, elle diversifie son réseau gazier afin de ne pas se voir priver de son monopole traditionnel de transitaire de gaz. Enfin, la Russie n'a pas ménagé ses efforts pour créer un « OPEP du gaz » avec trois pays centrasiatiques auquel le Turkménistan n'était pas associé. Cette démarche russe s'inscrit dans le vaste projet d'intégration eurasiatique qui doit encore faire la preuve de sa faisabilité. Dans tous les cas, la Russie comprend que pour rester monopoliste, il faut également se charger d'engagements et les respecter.

      L'Iran est toujours écarté de la plupart des projets caspiens et cela malgré l'intérêt de son territoire avec son réseau d'oléoducs et de gazoducs existants qui représentent la voie la plus courte et la moins coûteuse vers les marchés mondiaux. Pourtant, la diversification des sources de revenu est un objectif stratégique pour l'Iran dont la dépendance vis-à-vis de la production pétrolière s'est avérée excessive. Sa fonction transitaire pourrait y contribuer. Parmi toutes les variantes possibles, seule la voie iranienne représente une vraie concurrence à la voie russe. Ses atouts sont tels que les partenaires potentiels n'ont pas hésité à braver l'interdit américain, ce qui a déclenché la réalisation par étape des passages iraniens sous forme de la construction de courts tronçons avec le Turkménistan, l'Arménie, la Turquie et la Chine. Pékin s'implique davantage dans les projets aussi bien d'extraction que d'acheminement des hydrocarbures caspiens. Une autre route, celle du Pakistan et de l'Inde dont les populations dépassent largement le milliard, est également vouée à rester lettre morte, car elle doit passer à travers l'Afghanistan toujours instable. Ainsi, les autres voies (afghane, transcaspienne, orientale) restent encore hypothétiques et demandent la vérification de leur rentabilité et rationalité.

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      § 3. La position des États-Unis et de l'Union européenne quant au transport des hydrocarbures caspiens

      

      

      Les objectifs principaux de la politique des États-Unis dans la région caspienne furent formulés dans le rapport de l'ambassadeur spécial du département d'État Yan Kalicki au Congrès en 1994 650  :

      1) diversifier les exportations de pétrole et de gaz, et établir une coopération tripartite entre les pays producteurs, transitaires et importateurs ;

      2) augmenter l'extraction des hydrocarbures afin de diminuer la dépendance vis-à-vis du Moyen-Orient en pétrole ;

      3) tenir compte que la réussite des compagnies pétrolières encourage les PME américaines dans l'augmentation de leur vente d'équipements et de services dans la région.

      Par la nouvelle répartition des voies de transport des hydrocarbures, Washington, en plus de ses propres intérêts géopolitiques, poursuit quatre objectifs majeurs :

      1) concourir au développement des économies nationales des pays caspiens par le biais de l'élaboration de nouveaux itinéraires ;

      2) contribuer à l'émancipation économique des États en question pour arriver à une émancipation politique ;

      3) soutenir et encourager les dispositions pro-occidentales dans les ex-républiques soviétiques ;

      4) essayer de diminuer, voire de résoudre, les problèmes interétatiques régionaux en proposant différentes variantes de passage des tracés d'oléoducs et de gazoducs.

      En effet, les États-Unis désirent aboutir à une stabilité dans la région par le biais de la création d'une importante interdépendance économique entre les pays. Mais l'histoire récente de l'ancien espace soviétique a révélé que toute interdépendance économique, même la plus forte, peut être inefficace, facilement négligée et ignorée lors de conflits ethniques sérieux.

      Tout en maintenant l'embargo à l'égard de l'Iran, les Américains tentent de valoriser le territoire turc en tant que principale voie de désenclavement de la région caspienne. Le désenclavement de celle-ci est perçu par Washington dans un unique sens : vers l'Ouest en excluant quasiment les autres directions. C'est la façon américaine de diversifier les voies d'évacuation des hydrocarbures caspiens. Cette politique est par ailleurs très coûteuse, en premier lieu pour les États-Unis eux-mêmes, car les arguments économiques tangibles sont absents. Cependant, elle s'inscrit dans le cadre de la politique américaine d'endiguement (containment) qui n'est apparemment pas encore abandonnée.

      En fait, le fonctionnement de la machine américaine de propagande fait penser à celui d'une campagne publicitaire destinée à préparer la population à un nouveau produit ou à une nouvelle information : « D'abord on annonce la présence d'énormes réserves d'hydrocarbures, on mène une campagne d'information et de propagande pour attirer l'attention du capital privé, et seulement après tout cela, on commence à prospecter les gisements avec les réserves présumées » 651 . C'est la raison pour laquelle plusieurs compagnies, déçues, déclarèrent forfait et renoncèrent à leur participation dans de nombreux projets.

      À cette fin, l'administration de Georges W. Bush relança le projet du pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyan. Les diplomates américains continuent d'exercer une pression sur Astana pour la voie d'acheminement des ressources énergétiques kazakhstanaises : Washington est désireux de voir le pétrole du gisement de Tenguiz 652  transporté par l'oléoduc en question, au lieu d'être acheminé par la voie existante Tenguiz-Novorossisk. Après la découverte de réserves d'hydrocarbure considérables à Kachagan, les Américains concentrèrent leurs efforts encore plus énergiquement sur l'acheminement du pétrole des gisements kazakhstanais.

      Les Américains sont préoccupés par le désenclavement du Turkménistan dans la perspective de l'exploitation des gisements de gaz turkmène. Du point de vue politique, c'est un projet très complexe.

      La lenteur certaine des travaux de construction des oléoducs s'explique également par le fait que les États-Unis ne sont pas en situation de pénurie en matière de pétrole. Avoir le pétrole caspien en réserve s'inscrit dans la stratégie américaine de « conservation » de certains gisements non seulement sur son territoire mais également dans d'autres régions pétrolifères du monde. Or, cette politique se heurte aux aspirations des pays caspiens de produire et de commercialiser davantage. Cela est vital pour les économies locales pour lesquelles ces activités représentent souvent la seule source de développement. Ignorer cette circonstance signifierait contribuer à accroître l'instabilité politique et les tensions interethniques dans la région. Actuellement, la politique de l'Occident consiste à limiter ses investissements qui ne servent qu'à conjurer le danger d'un collapse économique et d'une explosion sociale. En dépit du fait que le pétrole caspien est déjà acheminé par les pipelines, on n'observe pas l'arrivée d'un flux de pétrodollars dans la région ni de changements radicaux dans les économies locales et dans les sphères sociales. Cela permet de conclure que l'enrichissement peut se produire à moyen et à long terme et qu'il dépendra de la politique et de la volonté des investisseurs occidentaux.

      L'Union européenne également, comme toutes les puissances, accorde une attention particulière à ses approvisionnements en énergie. À l'instar des États-Unis, elle s'inquiète da sa dépendance vis-à-vis d'un seul fournisseur ou de pays producteurs dont la situation politique n'est pas stable. Par l'ironie du sort, les réserves énergétiques sont, en bonne partie, concentrées dans des zones instables. Compte tenu que certains pays de transit se distinguent aussi par une stabilité fragile, la dépendance énergétique de ce type de fournisseurs et de transitaires représente une menace potentielle pour l'UE.

      C'est pourquoi, dès 1992, Bruxelles s'est efforcé d'élaborer une politique de diversification de ses approvisionnements en hydrocarbures dans le but d'atténuer les conséquences indésirables en cas de crise ou de dégradation de la situation politique au Moyen-Orient, en Russie ou en Afrique du Nord. Ces trois régions sont à haut risque et pour mesurer les conséquences de l'instabilité, par exemple, au Moyen-Orient, il suffit de remonter au premier choc pétrolier de 1973 lors duquel des actions violentes furent déclenchées contre les intérêts pétroliers occidentaux. Dans ce contexte, après l'effondrement de l'URSS, le bassin caspien, dans son sens le plus large qui englobe le Caucase du Sud et l'Asie centrale, devint une opportunité pour les Européens. Presque tous les géants pétroliers européens s'y précipitèrent dans le but de s'ancrer durablement. Ainsi, les Quinze n'avaient pas l'intention de manquer leur chance aussi bien sur le plan économique que politique et diplomatique.

      Le programme TRACECA (cf. infra Troisième partie, chapitre II) fut complété par celui d'INOGATE (Interstate Oil and Gas Transport to Europe), volet concernant les oléo-/gazoducs. Son but était la réhabilitation des anciennes conduites et la création de nouvelles voies d'acheminement des hydrocarbures caspiens qui combinaient plusieurs types de transport : voies ferrées, routes terrestres (conduites de gaz et de pétrole), voies maritimes (tankers). Pour la réalisation de ce programme, l'UE élabora le projet TACIS (Technical Assistance to the Commenwealth of Independent States) destiné à apporter un concours technique aux pays issus de l'ex-URSS.

      Cependant, le rôle de l'Europe reste marginal. « Malgré les attentes des pays de la région, soucieux de diversifier leurs partenaires extérieurs, l'Union européenne n'est pas en mesure, aujourd'hui, de jouer un véritable rôle dans cette région. On ne peut qu'être frappé par le contraste évident entre l'ampleur des moyens déployés et la modestie des résultats » 653 .

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      

      


TROISIÈME PARTIE
LES ENJEUX GÉOPOLITIQUES DE LA CASPIENNE POUR LA RUSSIE

      

      

      

      Au cours des 150 dernières années, l'histoire de la géopolitique russe connut trois périodes de repli par rapport à l'Europe :

      après la guerre de Crimée (1853-1856) pour un demi-siècle ;

      après le Traité de Versailles (1919) jusqu'à la Seconde Guerre mondiale ;

      après la dissolution de l'Union soviétique.

      Les deux premiers reculs du vieux continent furent compensés par la réorientation de la géopolitique russe en direction de l'Orient : Asie centrale, Caucase, Mongolie, Chine. Repoussée de l'Europe, la Russie, en contrepartie, entreprit la réunification de l'espace eurasien. Après le démantèlement de l'URSS, la Fédération de Russie suivra-t-elle cette ligne dans sa politique étrangère en réactualisant les traditions séculaires de ses formations étatiques précédentes ?

      

      

      

      

      

      

      

      

      


CHAPITRE I
LA CASPIENNE SEPTENTRIONALE : DES CONTRADICTIONS AU PARTENARIAT REUSSI

      

      

      La stratégie de toute puissance provient de son histoire, de ses origines, des particularités de sa situation géopolitique, de la nature et du niveau de son développement et de son potentiel intérieur.

      

      


§ 1. La nouvelle Russie et l'Asie centrale post-soviétique en transition

      

      Le vecteur asiatique de la politique étrangère russe présente des avantages incontestables.

      La Russie est séparée de l'Europe occidentale par deux « cordons » spatiaux : les ex-républiques soviétiques et les anciens pays du bloc socialiste. Les contacts avec l'Orient sont directs, les zones intermédiaires étant absentes. Avec les géants asiatiques tels que le Japon et la Chine, la Russie a des frontières communes qui constituent un avantage par rapport aux pays européens qui sont éloignés géographiquement et pour lesquels le territoire russe est un passage obligé pour accéder à l'Asie de l'Est. Dans cette perspective, les futurs projets transcontinentaux promettent d'importants bénéfices.

      La région d'Asie-Pacifique qui connaît un développement dynamique voire spectaculaire est considérée comme un des futurs pôles économiques mondiaux. La Russie a un accès direct à l'océan Pacifique et aux 13 mers, ses frontières maritimes ont une longueur totale de 38 807 500 kilomètres. Dans cette optique, une revalorisation de la voie maritime du Nord reste prometteuse.

      Les deux pays les plus peuplés du monde, la Chine et l'Inde qui influencent la politique régionale voire mondiale sont situés en Asie. De plus, la Chine montre un exemple brillant de réformes économiques réussies tout en conservant au maximum ses valeurs, ses spécificités civilisationnelles et son régime politique. Le développement ultérieur de la Sibérie et de l'Extrême-Orient russe dépend beaucoup de la coopération avec la Chine. Les relations avec cette dernière sont également importantes pour les jeunes républiques d'Asie centrale.

      L'importance du facteur asiatique dans la politique intérieure est également conditionnée par le fait que la plupart des sujets de la Fédération de Russie sont habités par des populations de type oriental. Plusieurs d'entre elles ont des origines ethniques communes avec d'autres peuples au-delà des frontières de la Fédération de Russie actuelle.

      L'Iran fait aussi partie de la vaste région centrasiatique. À l'heure actuelle, le potentiel de coopération multilatérale avec cette puissance régionale n'est pas utilisé pleinement, notamment dans les domaines énergétique, technico-commercial et militaire. Outre cela, de bonnes relations avec l'Iran ouvrent aux Russes la voie aux « mers chaudes ». Le bon voisinage avec Téhéran signifiait toujours pour la Russie le renforcement de sa sécurité nationale. De même, l'Iran est un partenaire important dans la lutte contre le trafic et le commerce de drogues.

      À la charnière des deux continents, européen et asiatique, se trouve le Caucase, une région stratégique très convoitée par les puissances aussi bien régionales que mondiales. Il est historiquement lié à la Russie et à ses intérêts stratégiques. Il représente également une région instable dont les événements se répercutent directement et indirectement sur le Caucase du Nord russe.

      L'Asie centrale méridionale (Afghanistan, Pakistan) est devenue un foyer de l'islam intégriste qui menace de se propager dans toute la région. Ceci est déjà une réalité en Tadjikistan, Ouzbékistan, Kirghizistan et pour les populations musulmanes de la Fédération de Russie, notamment au Caucase du Nord.

      Ajoutons enfin les réserves prometteuses de la Caspienne et des steppes kazakhstanaises et l'acheminement des hydrocarbures provenant de ces deux régions. Il est vital pour Moscou de garder cette zone sous son influence immédiate en collaborant avec ses anciens satellites et l'Iran.

      


A. – L'esquisse de la nouvelle donne russe dans la région centrasiatique

      

      Du point de vue géographique et historique, l'Asie centrale se trouvait à la croisée des chemins des cultures et des civilisations. Ce fait définissait sa situation délicate qui était constamment déterminée par l'équilibre politique intérieur des puissances voisines ainsi que par les alliances avec ces dernières.

      Tout au long de l'époque soviétique, les relations entre Moscou et les républiques d'Asie centrale se formèrent sur le principe de la hiérarchie. L'ancien centre soviétique traita cette région comme la moins développée et la plus arriérée sur les plans économique, technologique et de l'instruction. Elle demandait beaucoup d'investissements et « avalait » tout ce qu'on lui proposait.

      Dès le début des indépendances, le nouveau gouvernement russe, à l'unisson avec ceux des deux autres républiques slaves (Ukraine, Biélorussie), s'est méfié du niveau inférieur de développement de la région, du conservatisme local et de la corruption « révélée » par la perestroïka. Les différences culturelles et civilisationnelles jouaient également un rôle important, car malgré 70 ans de vie communautaire dans la « chaudière soviétique », les populations habitant dans ce vaste espace sont restées cependant disparates. Il est vrai qu'à la différence des élites politiques russes, les tendances centristes étaient toujours fortes chez les dirigeants d'Asie centrale à cause d'une série de facteurs : la dépendance économique, le manque de main d'œuvre qualifiée parmi les peuples titulaires, la présence d'une forte minorité russe, etc.

      Le choc causé par la disparition subite de l'Union soviétique fut énorme pour les ex-républiques soviétiques d'Asie centrale. Auparavant défenseurs ardents de l'intégrité de l'ex-Union soviétique 654 , elles se sentirent rejetées soudainement par l'ancienne métropole, d'autant plus que les jeunes réformateurs pro-occidentaux russes négligeaient ouvertement cette région. Le monde musulman jusqu'alors inconnu s'ouvrit largement devant elles, mais il suscitait beaucoup plus d'interrogations que d'enthousiasme. Le fait que Moscou n'était plus en mesure d'aider l'Asie centrale comme auparavant, poussait la région à prendre peu à peu ses distances par rapport à elle.

      Pour la première fois, une allusion à l'existence du clivage civilisationnel entre la Russie et l'Asie centrale surgit à la veille de la dissolution de l'Union soviétique. Les accords de Belovej, près de Minsk, entre la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie ont été traités comme une tentative de création d'une union à base ethnique et confessionnelle. Les républiques centrasiatiques ont été ignorées, y compris le Kazakhstan fort de ses populations russophones (quelques 53 % avant le démembrement de l'URSS). La réaction à l'entente de Belovej des républiques slaves a été immédiate. Quatre jours après (le 12 décembre 1991), à Achkhabad, les cinq leaders centrasiatiques étaient prêts à créer la CEI-2 « turco-musulmane » basée ostensiblement sur les valeurs ethno-confessionnelles. Grâce au pragmatisme et à l'autorité du président kazakhstanais N. Nazarbaev, ses homologues régionaux ont décidé de ne pas « remarquer l'indélicatesse » de Moscou, Kiev et Minsk.

      Non reconnus et laissés au bord du chemin, les jeunes États se mirent à manœuvrer entre la Turquie, l'Iran, le Pakistan, la Chine et le monde arabe afin de construire leur propre chemin de développement et de faire face aux multiples crises qui les envahissaient. À cet égard, ils envisageaient également à compter sur la solidarité islamique. L'appel aux pays ethniquement et culturellement proches, notamment à l'Iran et à la Turquie, correspondait à la période de l'« euphorie romantique » liée à la surestimation de leurs forces provoquée par la survenue des indépendances non revendiquées. En fin de compte, il s'est soldé par une déception sur le « miracle » économique attendu. Les jeunes États d'Asie centrale ont vite constaté que la coopération avec la Russie était une nécessité économique. Ainsi, les relations entre Moscou et les capitales centrasiatiques représentaient une combinaison complexe entre éloignement et rapprochement, rejet et attraction.

      À l'époque de B. Eltsine, une certaine idéologisation des relations interétatiques s'est produite. Autrement dit, leur développement dépendait de la sympathie ou de l'antipathie qui étaient portées à tel ou tel régime ou homme politique. Les forces pro-occidentales russes et aussi les démocrates tentaient d'« enseigner les fondements de la démocratie » aux régimes autoritaires centrasiatiques tout en contribuant à l'éloignement de la Russie de cette région. De surcroît, les nationalistes de toute sorte prônaient la révision des frontières existantes.

      Les impératifs de Moscou ont subi des changements radicaux après le remplacement en 1995 du ministre russe des Affaires étrangères A. Kozyrev, dit pro-occidentaliste, par E. Primakov, partisan des méthodes pragmatiques, autoritaires et, dans une certaine mesure, conservatrices.

      Avec l'arrivée au pouvoir de Poutine, l'attitude de la Russie envers les ex-républiques soviétiques a changé considérablement. La politique étrangère russe à l'égard de son étranger proche est devenue de plus en plus pragmatique et offensive. Les nouvelles orientations se reflétèrent dans deux documents publiés au cours de l'année 2000 : la nouvelle Doctrine militaire et la Doctrine de la sécurité nationale. Qualifié de pragmatique par le président russe, ce dernier document se distingua par un anti-américanisme marqué, en comparaison des thèses énoncées dans la première Doctrine adoptée le 23 avril 1993 (doctrine Kozyrev). L'établissement d'une ceinture d'États amis assurant une protection géopolitique sûre devint prioritaire pour Moscou. La capitale russe ne renonça pas à sa sphère d'intérêts vitaux qui coïncidaient avec le territoire de l'ex-URSS.

      Une autre révélation de la nouvelle doctrine fut la constatation que l'intégration politique n'était plus à l'ordre du jour. La Russie de Poutine, semble-t-il, mise davantage sur une stratégie géoéconomique que politico-militaire à cause, d'une part, de la faiblesse chronique de son économie et, de l'autre, de la pression de l'influent lobby pétrolier, composé notamment des géants énergétiques Gazprom, Loukoïl et Transneft. Depuis l'élection de Poutine, les dirigeants d'Asie centrale préfèrent se comporter avec modération et discrétion dans les relations bilatérales avec la Russie.

      C'est sans doute la première fois que Moscou fut amenée à négocier avec les capitales nationales d'égale à égale et à construire des relations horizontales. Mais les stéréotypes du passé se font toujours sentir. Encore aujourd'hui, certains responsables russes sont enclins à considérer comme de second ordre les nouvelles formations étatiques de cette vaste région. Toute activité de la Russie dans cette zone est interprétée par ses rivaux comme une nouvelle poussée impériale. Une « estampille » qui va hanter Moscou encore longtemps.

      Les périodes de rapprochement et d'éloignement entre la Russie et les nouveaux États d'Asie centrale témoignent du processus douloureux et contradictoire de la mise en place des politiques étrangères de ces nouveaux sujets du droit international. Dans les capitales centrasiatiques on craint beaucoup la démocratisation, car toute force démocratique dans leurs sociétés est susceptible d'avoir la sympathie et le soutien des Russes comme cela se produisit au Kirghizistan. L'ancienne nomenklatura communiste s'efforce de moderniser la façade du pouvoir tout en gardant ses positions dominantes. C'est une circonstance qui pourrait à court terme éloigner de Moscou les élites conservatrices d'Asie centrale.

      Mais les capitales centrasiatiques comprennent que se couper entièrement de Moscou n'est presque pas possible. La Russie a et aura toujours des atouts géographiques, historiques, culturels, ethniques, économiques et stratégiques incontestables. Tout en restant le pays le plus développé des États de la CEI, elle les utilisera pour assurer ses intérêts géopolitiques en Asie centrale. Seuls, les pays de la région ne sont pas en mesure de faire face aux multiples menaces et défis de cette période de transition très complexe. Parmi les principaux facteurs d'instabilité notons :

      le surpeuplement de la région et la hausse démographique incontrôlée ;

      la pénurie d'eau ;

      les problèmes environnementaux et les catastrophes écologiques causés par des activités anthropologiques (les bassins des mers Caspienne et d'Aral, l'ancien polygone nucléaire soviétique de Semipalatinsk (actuel Semeï), etc.) ;

      le trafic de drogue ;

      la criminalité transfrontalière organisée.

      À l'heure actuelle, l'influence politique, économique et militaire russe ne se répartit pas proportionnellement sur les cinq États centrasiatiques : l'Ouzbékistan et le Turkménistan prennent davantage leurs distances par rapport à Moscou, les trois autres États restent toujours dans l'orbite de la Russie. Les compagnies russes participent activement à l'extraction des hydrocarbures kazakhstanais, un coût qu'Astana paye pour l'utilisation des réseaux de transport russes. Si l'Occident critique régulièrement les régimes autoritaires locaux, Moscou s'abstient de déclarations sévères à cet égard sans doute parce qu'elle ne représente pas elle-même un modèle à imiter. Cette attitude contribue indirectement à ce que ces régimes durent le plus longtemps possible. Cela se produit sur fond de critiques sporadiques à l'adresse de l'Occident qui veut imposer aux autres pays le modèle occidental de démocratie. Ainsi, Nazarbaev déclara : « Maintenant nous ne sommes plus les élèves des pays occidentaux. C'est pourquoi nous rejetons catégoriquement les conseils de l'Occident qui visent à accélérer les processus démocratiques. De tels conseils ne tiennent pas compte des particularités de développement du Kazakhstan et sont fondés sur des idées illusoires de soi-disant standards démocratiques communs… Nous sommes différents. Nous avons le collectivisme dans notre sang… » 655 . Dans sa vision des choses, le leader kazakhstanais se rapproche, sans aucun doute, de ses homologues russe et chinois. Son voisin turkmène est à peu près du même avis estimant que « perdre son temps en des jeux de pluralisme, en suscitant la création de partis politiques décoratifs est un luxe inadmissible » 656 .

      Cependant, les moyens économiques de la Russie restent assez restreints pour faire concurrence à l'Occident, au Japon ou à la Chine. Cf. : en 2003 le PNB de la Russie a été de 433 milliards de dollars (16e place) tandis que celui des États-Unis était de 10 933 milliards, celui du Japon de 4 301 milliards et celui de la Chine de 1 410 milliards. Ainsi, le PIB de la Russie représente 3,96 % du PIB américain, 10,07 % du PIB nippon, 30,71 % du PIB chinois 657 .

      L'aspiration à préserver à tout prix l'indépendance acquise à l'égard de la Russie pourrait mobiliser autour de la Chine les pays centrasiatiques, notamment le Kazakhstan à cause de son déséquilibre démographique. Pour la Chine, il est préférable d'avoir à ses confins quelques États indépendants plutôt qu'un nouvel Empire russe. Néanmoins, la capitale chinoise s'inquiète des risques de contagion de ces indépendances pour ses minorités turcophones du Xinjiang.

      Tous les leaders centrasiatiques, excepté ceux du Kirghizistan, sont d'anciens dirigeants communistes des ex-républiques soviétiques. Une pérennité évidente bien que l'enseigne ait changé. Dans ce contexte, les élites politiques de ces pays montrent de l'intérêt pour l'expérience de la Chine qui a su conserver l'« idéologie communiste » tout en connaissant un important essor économique.

      En règle générale, aujourd'hui Pékin répond aux attentes des pays d'Asie centrale. Selon l'expression de Z. Brzezinski, la sphère d'influence de la Chine dans cette région est une « sphère de respect » 658 . La capitale chinoise, à l'opposé de Moscou, ne se mêle pas des affaires intérieures des nouveaux États centrasiatiques. Sur le plan économique, la Chine est plus attractive pour ces pays que leur ancienne métropole. De nos jours, elle est le deuxième investisseur dans l'économie kazakhstanaise après les États-Unis 659 . Avec sa population d'un milliard trois cent millions d'habitants, la République populaire est également un marché immense pour leurs produits.

      Toute restauration de l'influence russe dans la région centrasiatique se ferait au grand dam de Pékin. Les Chinois sont désireux d'avoir un accès direct aux hydrocarbures du Kazakhstan sans le moindre contrôle russe. Dans ce contexte, la présence des populations russophones au nord du Kazakhstan, qui est en grande partie à l'origine des orientations prorusses d'Astana, est une source d'inquiétude pour eux. De surcroît, les gisements acquis par Pékin sont situés dans cette zone. Les tracés des futurs oléoducs doivent également traverser les provinces septentrionales du Kazakhstan. Ce sont les raisons pour lesquelles la Chine s'aligne sur la Turquie, l'UE et les États-Unis qui veulent également marginaliser au maximum la Russie dans l'espace centrasiatique.

      À l'heure actuelle, Moscou et Pékin ne souhaitent pas remettre en cause leur partenariat stratégique ouvert en 1996 et développé dans le Traité d'amitié et de coopération de 2001