mardi 3 mars 2009

Supprimer le juge d'instruction ? La raison d'Etat tue trop souvent.


Monsieur le président

par Eva Joly


Supprimer le juge d'instruction ne constitue pas une simple réforme de
notre système pénal, mais porte atteinte au plus haut de nos principes,
celui de la séparation des pouvoirs et de l'indépendance de la justice à
l'égard du pouvoir politique. Votre discours ne mentionne aucune garantie
d'indépendance pour les enquêtes. Ce silence, dans un domaine qui
constitutionnellement vous échoie, porte la marque du stratagème
politique.


Mais le verbe haut et toute la rhétorique du monde ne suffiront pas pour
convaincre les Français qu'un parquet soumis aux instructions du ministre
constitue une meilleure garantie pour le justiciable qu'un juge
indépendant. Vous affirmez que notre pays est marqué par une tradition de
"rivalité" entre le politique et le judiciaire. La rivalité n'est pas du
côté des juges, elle est le fruit de la peur des politiques.

Vous pensez que la légitimité politique prime sur tous les pouvoirs. Or
c'est précisément pour contenir le désir de toute-puissance qui s'empare
naturellement des gouvernants que les Lumières ont forgé le concept de
séparation des pouvoirs. John Locke l'a observé justement : "C'est une
expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en
abuser ; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites." Il ne fait pas bon en
France incarner une de ces limites. Plus d'un magistrat en France peut en
témoigner.

Qui peut encore croire que le juge d'instruction est "l'homme le plus
puissant de France" ? Certainement pas vous, Monsieur le président.
L'homme le plus puissant de France, c'est vous. Vous avez le pouvoir de
faire saisir un tribunal arbitral qui attribue 285 millions d'euros à un
de vos soutiens. Vous avez le pouvoir de déguiser une grâce individuelle à
un préfet dévoyé en grâce collective.

LE SPECTACLE DE L'IMPUNITÉ

A de rares exceptions, en matière financière, il n'y a plus que des
enquêtes préliminaires, et des dossiers bouclés dorment dans les tiroirs.
La liste des enquêtes non effectuées est impressionnante : les soupçons de
corruption à l'encontre de Christian Poncelet, ex-président du Sénat ; les
flux financiers allégués de Jacques Chirac au Japon ; les fortunes
apparemment mal acquises des présidents africains placées en France ; le
rôle supposé de la BNP Paribas dans les montages corrupteurs au
Congo-Brazzaville et Congo-Kinshasa.

La justice aurait dû enquêter pour crever l'abcès. Elle ne l'a pas fait,
laissant se répandre le poison du soupçon et le spectacle de l'impunité.
Une justice dépendante, c'est une justice qui n'ouvre pas d'enquête
lorsque les faits déplaisent au pouvoir. Rappelez-vous du massacre des
Algériens à Paris le 17 octobre 1961. Il n'y eut jamais aucune enquête !
Aucune condamnation ! Parce que le parquet ne le jugea pas opportun.

Est-ce cette face-là de la justice qu'il faut faire ressortir au XXIe
siècle ? Le juge d'instruction est le fruit de notre histoire. Il n'existe
pas ou a disparu en dehors de nos frontières. Il peut évidemment être
supprimé, mais à condition que sa disparition entraîne davantage de
démocratie et non davantage d'arbitraire. Peu importe qui mène les
enquêtes pourvu que les magistrats soient préservés des pressions ; pourvu
que les investigations puissent être conduites, ne soient pas étouffées
dans l'oeuf.

Vous voulez confier les enquêtes au parquet ? Cela se peut, mais il faut
alors rendre le parquet indépendant de votre pouvoir, ce qui, vous en
conviendrez, n'a guère été votre choix. Les contempteurs des juges
d'instruction affirment qu'il est impossible d'instruire à charge et à
décharge. Si le parquet enquête, il héritera du même dilemme. A moins que
vous n'ayez l'intention d'accorder aux avocats un pouvoir d'enquête... Non
seulement la justice sera aux ordres, mais elle deviendra inégalitaire, à
l'image de la justice américaine.

En somme, vous aurez pris le pire des deux systèmes : l'arbitraire et
l'inégalité. Face à un projet qui foule aux pieds l'idéal de 1789
d'égalité des citoyens devant la loi, face à une réforme qui risque de
transformer notre pays en République oligarchique, à la solde de
quelques-uns, j'appelle les Françaises et les Français épris de justice à
la mobilisation contre votre projet.

| 15.01.09 |

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